Chapitre 18 - La main dans le sac

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— Et il ne vous vient pas à l'esprit que votre nouveau chef soit aussi pourri que le Gouverneur ? Il n'a fait évacuer de Selcyon que les castes qui l'intéressaient, je suppose.

— Contrairement à la race des humains, nos valeurs sont l'honneur et l'obéissance, réplique sèchement Jafro. Vous en semblez dépourvus. Et je rajouterai le respect de la hiérarchie. Les castes inférieures se sont déshonorées et provoquant cette guerre, vous savez à présent le peu de miséricorde que nous accordons aux traîtres et aux lâches.

— L'honneur et l'obéissance peuvent rapidement devenir de la soumission aveugle. Vous suivez comme des moutons sans utiliser votre libre arbitre, c'est ce, ici, que nous appelons une dictature. Je vous invite à vous renseigner, vous qui vous pensez tellement supérieurs à moi.

Sayan me dévisage d'un air impassible tandis que Jafro retient sa colère. Je vois ses poings se serrer et ses yeux se plisser. Le voir à deux doigts de craquer me fait jubiler intérieurement, mais il tient bon. Le Grand Consul pourra lui donner un petit su-sucre à ce bon garçon. Je suis écœurée par tout ce que j'ai appris. En même temps, je dois reconnaître que retirer le libre arbitre et la possibilité de ressentir ou d'exprimer ses émotions est une technique imparable pour soumettre tout un peuple. Si les selcyns se voilent la face, c'est leur problème, je m'en fiche pas mal. Je tourne les talons pour quitter ce lieu maudit au plus vite.

Je fonce vers le jardin asiatique et m'installe sur un banc, face à la fontaine, pour réfléchir posément à tout ce que je viens de voir et d'entendre. Cette histoire de projet me révulse au plus haut point, et en même temps, le sort de ce peuple ne me laisse pas de marbre. Je sais que je ne trouverai aucune aide, aucune oreille attentive parmi mes geôliers, ils sont tous soumis à un profond lavage de cerveau depuis trop longtemps. Sauf peut-être Kalen... sa sensibilité à la musique et sa curiosité m'ont l'air très inhabituelles chez son peuple. Non, je dois me tromper... ce type est un chef, et il est partie prenante de leur projet bébé monstre.

J'inspire pour essayer de me calmer. J'entends les mouettes. Cela faisait huit ans que je n'en avais pas entendu. Mes yeux se ferment. Le piaillement de ces oiseaux finit par m'apaiser. Mais après quelques minutes, je sens une présence. J'ouvre les paupières : Jafro se tient devant moi. Toute trace d'énervement a totalement disparu de son visage, à croire que son PC interne a procédé à un redémarrage. Il me signifie que je dois retourner dans ma chambre. Dans ma prison, il veut dire ! Qu'importe, je dois poursuivre mes investigations sur le flaster. Je le suis donc sans opposer de résistance, mais pas sans râler (faut pas abuser).

Ma poulette commence à sentir mauvais. Je me résous à lui dire adieu et à la balancer au vide-ordure. Dommage, je l'aurais bien balancé à la tête de quelqu'un. RIP petite poulette. Je mange une orange et reprends le manuel de l'appareil miraculeux ainsi que la tablette contenant mes schémas. Je passe plusieurs heures à m'arracher les cheveux pour démêler les explications ultras techniques des selcyns. Ce n'est franchement pas une sinécure ! Je renonce et file sous la douche pour apaiser mon mal de casque.

Cinq jours ont passé. Je suis à présent autorisée à quitter ma chambre pour me dégourdir les jambes, à condition de rester dans l'enceinte de la base. Quand j'ai demandé à Jafro s'il me distribuerait des bons points pour me récompenser, il n'a bien évidemment rien compris. Ils ne comprennent jamais rien, ces abrutis, mais voir leurs têtes sceptiques devant mes remarques acerbes est mon passe-temps préféré. On s'occupe comme on peut.

Le jardin est devenu mon refuge, ma bulle de bien-être. J'y passe beaucoup de temps, ainsi que dans la salle de sport. Je cogne le sac de frappes pour me défouler en me remémorant ces moments de complicité que j'avais avec Saïd. Je boxe jusqu'à ce que mes bras deviennent douloureux, jusqu'à ce que je me sente vidée. Alors, seulement, je consens à regagner ma chambre.

Je tourne également pas mal autour de l'atelier de Houlm. Si le fonctionnement du flaster reste un mystère, j'espère obtenir de meilleurs résultats avec la recette des gjumes... gjus, enfin, je me comprends. Découvrir les secrets d'un aliment capable de prévenir les maladies les plus mortelles pour l'humain, voilà un défi qui mérite de prendre quelques risques. Je passe pour la troisième fois devant la porte de l'atelier, ma tablette dissimulée sous un pull épais. Jusqu'à maintenant, la selcyne devenue selcyn gardait les lieux, mais aujourd'hui, je sens que c'est mon jour de chance. J'entre tel un ninja dans la pièce. Direction l'appareil nutritif. Je n'ai aucune idée de la façon dont je vais m'y prendre pour obtenir des informations. J'opte donc pour ma technique secrète : appuyer sur les boutons un peu au hasard. L'engin finit par s'allumer. Bingo !

Une voix robotique me dit quelque chose dans une langue que je ne connais pas, puis un écran plat s'allume. Je vois des sortes d'idéogrammes apparaître, la typographie me fait penser à une liste de tâches à suivre. Je prends ma tablette pour photographier l'écran. Je trouve le moyen de faire défiler les écritures et enchaîne les photos. Mon corps aux aguets perçoit un danger. Purée de chiotte, comment j'éteins ce truc ? Je cache ma tablette et rappuie sur plein de boutons. Rien n'y fait. Visiblement, ma technique secrète n'est pas infaillible... Je prends discrètement la direction de la sortie quand la porte s'ouvre juste devant moi. C'est elle, enfin lui, ou iel : Houlm. Je sens que je vais passer un sale moment. Le visage de la Selcyne se déforme sous l'effet de la colère. Ce n'est pas la première fois que je remarque que la domestique a nettement moins de self-contrôle que ses congénères (pas de su-sucre pour toi, méchant alien né sans pénis). Si l'on y réfléchit bien, les castes inférieures se sont rebellées contre le Gouverneur, il n'est donc pas surprenant que leurs comportements soient moins... lisses.

— Que faites-vous là, sale petite fouineuse ? Vous jouez les espionnes ?

— Absolument pas, rétorqué-je. Je suis juste de nature curieuse. Je n'ai aucune possibilité de contact avec l'extérieur, comment voulez-vous que j'espionne !

— Vous avez touché à ma machine !

Iel attrape ma chevelure blonde et se met à me traîner en hurlant comme une furie. Cet abruti me fait douiller ! Je crie à mon tour, de douleur, et aussi pour lui exploser les tympans. Jafro finit par débarquer. Il dit quelque chose à Houlm dans leur langue. Le domestique peste mais finit par me lâcher non sans me pousser violemment au sol. Je tombe à genoux, une main à terre, une main sur mon ventre pour retenir la tablette coincée sous mon large pull. J'attends que la grognasse s'éloigne pour me relever. Jafro me regarde avec désapprobation.

— Vous ne devriez pas abuser de la confiance que le chef Kalen souhaite que nous vous portions, Lyna.

— J'étais juste curieuse ! Il n'y a pas mort d'homme !

— Heureusement pour vous, un meurtre aurait été une faute impardonnable. Rentrez dans votre chambre, Lyna. Le chef sera averti de votre comportement. Je vous ferais savoir ce qu'il en pense.

— Je n'en doute pas, vous êtes si dévoué.

J'ai prononcé ces derniers mots avec tout le dédain dont je suis capable. Il va vraiment falloir que je me tire d'ici au plus vite. Arrivée dans ma prison, je cache ma tablette sous mon matelas, avec celle du flaster, et réfléchis à un plan d'action. Je dois profiter de l'absence de Kalen et des pilotes rattachés à cette base pour me tirer. Il y a un petit village vintage non loin de là. Avec un peu de chance, je pourrais trouver un bateau et traverser la Méditerranée pour rejoindre l'Afrique Réunifiée. Mes huit colocataires prendraient-ils le risque de me suivre sans armée ? Probablement pas. Après tout, je ne semble avoir d'importance que pour Kalen. Oui, mais il est leur chef. Et l'obéissance débile est un de leur mantra. Hum. Est-ce qu'un autre choix s'offre à moi ?

En pleine réflexion, un bruit étrange me fait sursauter. Il provient de mon lit. Je m'approche prudemment, soulève mon matelas et... pour une surprise ! Un appel de Kalen ! Quand on parle du loup, il sort la queue. Hum. Je me comprends.

Corps étrangers [TERMINÉ] Where stories live. Discover now