Une histoire vraie

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La modeste presqu'île du Corvert était un endroit tranquille où la population fourmillait l'été. Elle comptait quelques petites stations balnéaires qui ne manquaient pas d'attirer les habitants de la capitale durant la période des vacances scolaires. Les étendues de plages, l'odeur des pins, les kilomètres de pistes cyclables, les baraques à glaces et chichis , transmettaient aux gens tout le bonheur promis.
En dehors de ces laps de temps la vie s'éteignait presque sereinement, résultat d'un contre-balancement attendu. Le Luna Park ne râlait plus de cris déchirants dans la nuit, plus d'embouteillages en direction de l'unique supermarché du coin, l'espèce de racisme touristique consistant à dénigrer les conducteurs des voitures ayant une plaque minéralogique étrangère au département s'arrêtait net pour laisser place à un cruel manque d'activité économique. On disait alors:   « Oh sur la presqu'île du Corvert il n'y a pas de travail ! Que voulez-vous faire ici? »
Les gens restaient parce qu'ils étaient nés ici. Ils restaient comme on fait quand on ne connaît pas autre chose que ce que l'on a. C'est souvent ce que l'on fait : rien.

Il y avait dans l'unique collège du coin une gamine qui avait bien compris ça. Elle dénotait parmi ses camarades, non parce qu'elle aurait pu avoir un comportement exceptionnel ou des tenues décalées.
X, c'était son prénom, était à l'écart, seule et triste. Elle présentait tous les symptômes d'une personne subissant des pressions psychologiques. La sérénité du coin ce n'était pas sa préoccupation, par contre elle savait déjà ce qu'était l'appartenance à un monde qu'elle rejetait en force. Impossible d'y échapper. La vie de X n'était qu'un ramassis de souffrances du matin au soir.
À bien explorer les raisons de cette souffrance on aurait pu dire que quelqu'un l'éloignait de la réalité en lui martelant qu'elle n'était qu'une bonne à rien et que personne ne l'aimait et qu'au contact de ce « personne » elle ne provoquait pas l'envie d'être connue et encore moins aimée. Quel enfer!
Les jours se succédaient, tous les mêmes... X ne comprenait rien à la vie et la vie ne comprenait rien à X. Son quotidien c'était la misère et les larmes, la solitude; une vie sans réconfort, sans douceur, sans amour.
Elle finissait par se rendre compte de tout ceci en voyant le bonheur inscrit dans de larges sourires sur les visages d'autres collégiennes; un bonheur de vivre inaccessible pour elle.
X se contentait de ce qu'elle avait en s'accrochant à l'idée qu'une vie bien plus belle était possible; une vie de liberté et d'amour. En fait, elle était simplement la victime d'une souffrance qui la tordait et qui l'obligeait à voir la vie comme elle ne l'était pas en réalité. Il lui aurait fallu sortir de ce maudit tunnel.
Lorsqu'elle arriva dans sa treizième année, un événement inattendu se produisit, et pourtant rien ce soir là n'aurait pu laisser présager d'une telle chose.
Comme d'habitude, elle faisait la queue pour monter dans son bus à la sortie du collège, queue dans laquelle elle s'était une fois de plus faite bouler par Grodeberg.
Elle l'appelait « le bleu de Bresse » car sa peau était blanche et ses yeux cernés,  cela lui rappelait le fromage poisseux que son père vendait au magasin. En outre , l'odeur corporelle que dégageait Grodeberg s'accordait parfaitement à cette image. On pouvait dire que c'était un être puant!
Le bus arriva au niveau de l'arrêt de X après qu'elle soit restée debout tout le long du voyage, ce qui n'était aucunement étonnant puisqu'elle était montée la dernière. Mais elle préférait cette situation car n'ayant plus à craindre d'éventuels coups ou ruades elle pouvait alors observer le bel Alexandre, discrètement.
Il était très grand, les cheveux bouclés et dorés, un visage d'ange avec une paire de lèvres magnifiques qui illuminaient ses grands yeux à chaque fois qu'il souriait. Mais ce qu'elle préférait chez lui c'était ses paupières car elles semblaient sculptées comme l'auraient été celles figurant la reproduction d'un dieu Grec.
Ce bellâtre n'était absolument pas conscient de sa beauté, on aurait dit, pour  lui aussi, qu'il vivait en permanence sur une autre planète. Hélas c'était la drogue qui le rendait comme ça. Sa mère mourrait doucement d'un cancer ; il avait chaque jour le regard vide, un regard qu'X connaissait bien puisqu'il était son refuge à elle aussi. Elle partageait sa tristesse mais sans oser le lui dire, n'ayant aucune considération pour elle -même et pensant qu'elle n'avait rien à faire à proximité de cet être de lumière. Son plaisir était de l'observer.
Chaque jour elle s'imaginait dans ses bras ou le réconfortant, cela lui suffisait. Elle l'observait comme on observe une boule à neige, en se disant que ça doit être agréable de se trouver dans cette petite maison en bois isolée de tout . C'est peut-être ça l'Amour: une boule à neige...Comme c'était agréable, dans ses rêves Alexandre lui appartenait un peu.
Elle descendit de son bus dont l'arrêt se trouvait à proximité immédiate de chez elle. X avait toujours très faim à cette heure - ci. Cette jeune fille naïve et peureuse n'osait pas se servir à la cantine. Toujours poussé vers le fond par ses camarades de classe, le plat, unique, lui était inaccessible autant sur le plan physique que psychologique . Lorsqu'elle avait trop faim elle faisait exactement comme le dit l'adage : « elle se serrait la ceinture ! »
Le soir en arrivant la tête lui tournait souvent un peu et ce qui comptait le plus pour elle à ce moment là c'était de dévaliser le réfrigérateur. On aurait dit une bête cherchant sa proie. C'était un rituel immuable qui la ramenait à la vie.
Pourtant aujourd'hui, la pression avait été si forte qu'au lieu de se précipiter elle s'effondra derrière le portail en pleurant. À cet instant X voulait mourir et puis la colère l'envahit. Le bus avait filé mais elle restait là à pleurer toutes les larmes de son corps ,se sentant responsable de son état mais n'arrivant pas à le comprendre. X espérait toujours des jours meilleurs, elle s'accrochait. Sa petite chienne Rica arriva doucement et se cala contre elle en la regardant.
Alors qu'elle était effondrée adossée au grand portail marron et vert, Rica appuyée contre elle, une masse blanche informe apparut à quelques mètres . X pensa qu'elle était en train de faire une crise d'hypoglycémie et ressenti un coup de chaud effroyable qui la colla au sol. Son corps était moite , sa bouche desséchée et des bourdonnements envahissaient ses oreilles. Elle se sentit partir.
Un quart d'heure plus tard X se réveilla, toujours en compagnie de Rica qui lui débarbouillait le visage. Elle leva la tête : plus de masse blanche, il était temps d'aller manger un morceau. Son corps épuisé avait du mal à se remettre debout. C'était un soir de Juin, il faisait très chaud , l'effort était d'autant plus rude.
Sa cervelle d'adolescente chassa rapidement cet épisode quelque peu étrange et le temps continua à s'écouler, lentement.
Elle vivait dans une très grande maison démodée, un immense blokos des années soixante-dix qui faisait la fierté de son père. La réussite était pour lui de posséder la plus grosse maison du quartier et une petite voiture de sport , une Matra, qu'il aimait faire bromer le Dimanche midi dans le centre ville de Latôle.
Mais afin que le tableau soit complet il lui fallait aussi une femme et des enfants. Un divorce puis une autre femme et un autre enfant. Les deux premiers ayant été confiés aux grands parents maternels qui avaient pris l'habitude de s'en occuper, X restait seule avec ses deux parents, pas de garde alternée ou de visite du week-end.
Élevée en fille unique, la solitude lui pesait chaque jour d'avantage. Et depuis quelques temps, lorsque sa mère rentrait du travail, elle n'avait plus aucun crédit à ses yeux...
-« Regarde... Tu vois ? Il faut bien mélanger la moutarde avec la fourchette pour que tout s'amalgame bien, ensuite il faut ajouter l'huile petit à petit... » X adorait cuisiner, c'était un véritable plaisir pour elle. Voir les ingrédients d'une simple vinaigrette se mélanger devant elle et créer une sauce onctueuse et légère lui prouvait qu'elle était capable de faire un petit quelque chose de bien. Elle partageait cette expérience avec sa mère non pour lui donner une leçon mais dans l'expectative qu'elle soit enfin fière d'elle. Le retour était plutôt brisant :
- « Tu me casses les pieds!! »
- « Mais... Pourquoi ? Je te dis juste comment il faut faire pour... »
- « Tais-toi!! Je n'ai pas de leçons à recevoir de toi!! »
- « Pauvre conne. »
- « Quoi !!!??? Espèce de petite merdeuse! Je vais le dire à ton père ! Tu vas voir! Sale bonne à rien, personne ne t'aime! »
Effectivement ce jour- là tout allait changer dans la vie de X. Ce jour-là était le tout premier jour du reste de sa vie, elle allait désormais devoir vivre avec sa croix.
Quelques heures après cet événement son père rentra lui aussi. X était dans sa chambre, celle qui donnait sur l'escalier au premier étage .
La porte était entrouverte et l'adolescente pouvait entendre une sorte de clameur monter, comme une plainte déposée au commissariat du coin, du genre de celle de la dingue ( surnommée la Bredine) dans « le gendarme et les extra-terrestres » avec Louis de Funès.  Le gendarme prenant la déposition décide au bout d'un moment d'installer à sa place une pancarte à sa propre effigie qui oscille la tête de haut en bas. C'était à peu près ça. Il y avait un côté comique. Malheureusement ce soir-là le père de X avait décidé de passer aux actes.
X entendait certains mots mais pas les phrases. Ce n'était pas l'éloignement qui l'empêchait de comprendre mais ce que les mots produisaient sur elle . Elle reconnu les pas lourds de son père montant l'escalier , puis ceux de sa mère.
- « Je vais te montrer comment il faut faire, tu vas voir, c'est facile. »
X, déjà à genoux ,était atterrée par ce qu'elle croyait comprendre , oscillant entre le doute et la réalité. C'était bien ça pourtant : le mot qui résonnait c'était « bâton ».
Alors un déchirement se produisit en elle, comme un prisonnier qui allait recevoir sa peine elle se mit à supplier son bourreau en pleurant :
- « Qu'est-ce que tu vas faire ??? » Ses mots s'accéléraient comme si elle essayait de construire un mur à la va-vite. Son cœur frappait sa poitrine de l'intérieur.
Le père ne répondit pas, le drame se produisit, X se recroquevilla pour se protéger, les mains sur la tête. Le bâton de noisetier qui servait d'ordinaire d'assistance à la marche eut alors un autre usage. Ce dernier s'écrasa à plusieurs reprises sur X qui ne comprenait rien de ce qui lui arrivait. Elle entendit sa mère dire:
- « Pas la tête ! Pas la tête ! »
Avait elle pensé à son âme ? Cette pauvre femme avait elle pensé une seule seconde aux dégâts irréversibles qu'elle et son mari étaient en train de produire sur leur propre enfant ? Avait elle pensé à l'âme de sa petite fille qui se brisait sous les coups?
Qui avait choisi cette jeune fille si droite pour lui offrir l'enfer? Qui était responsable de la mort de son âme ? X repassait ce maudit film dans sa tête, elle vivait et revivait encore et encore ces coups sur son corps de gamine.
Désormais, lorsqu'elle sentait que sa mère la regardait, elle baissait les yeux, désormais le mot « mère » fut remplacé par celui de « génitrice » .
La génitrice devint le bourreau inexpérimenté qui allait déverser chaque soir sa colère sur son unique enfant.
Rapidement l'expérience arriva et chaque jour , au moment où celui-ci lui assenait des coups, la violence se faisait un peu plus vicieuse et puissante. X lui résistait chaque fois jusqu'au bout, puis elle se taisait et laissait sa mère lui donner ce qu'elle estimait être son dû pour avoir voulu lui tenir tête. Aux coups s'ajoutaient les paroles, inlassablement répétées, elle allait la tuer, elle n'était qu'une moins que rien, elle était une salope, personne ne l'aimait...La signature finale : un petit étranglement falsifié comme si oui elle était morte.
APRÈS ÇA RIEN N'EST DUR ET TOUT EST INACCESSIBLE.
L'adolescente ne croyait pas pouvoir survivre à ça; la vie était une douleur terrible pour elle, une injustice profonde. La prison, c'est la punition qu'ils auraient mérité. Mais personne ne voyait, personne n'entendait, personne ne voulait entendre ni voir. Effectivement la capacité des gens à entendre ce genre d'histoire s'éteignait dès qu'on leur en touchait seulement un mot. La victime devenait affabulatrice

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⏰ Last updated: Mar 15 ⏰

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