Chapitre 6 - Le pot aux roses

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— Qu'est-ce que tu as ? me demande Mei en me rattrapant.

— Fais taire Adèle.

— Hein ?

Mon amie se place face à moi, m'obligeant à stopper. Elle fait signe à Adèle de continuer sa route et plonge son regard noir sur moi.

— Quoi ! m'énervé-je.

— C'est quoi cette tête de harpie ?

— Fous-moi la paix, je n'ai pas dormi depuis plus de vingt heures et on vient de perdre notre chez nous sécurisé ! Mes deux mecs sont au milieu d'un combat perdu d'avance et je viens de passer une semaine à torturer une personne qui, aux yeux de tous, le mérite largement.

— La torture, ce n'est pas cool, mais c'est un peu comme un rat de laboratoire, non ?

— La ferme ! Si c'est pour dire des horreurs, fiche-moi la paix.

Mei arque les sourcils, dubitative. Je la pousse et continue ma route. Elle me suit, silencieuse. Je n'ai pas l'habitude de lui parler sur ce ton, du moins pas en étant sérieuse. Mais je suis sur les nerfs, épuisée, effrayée et ma conscience a décidé de venir me tourmenter.

Nous marchons en plein cœur du cadavre d'Hanoï. La ville fortifiée n'est pas loin, à une heure de notre position actuelle d'après mes estimations. En six ans, la végétation a repris lentement mais sûrement ses droits sur les villes déchues et vidées de leurs habitants. Le Grand Chaos a fait énormément de morts. Privées d'électricité du jour au lendemain, toutes les sociétés se sont effondrées les unes après les autres. Les premières victimes furent les personnes qui se trouvaient dans un véhicule. Entre crash, accidents et impossibilité d'actionner les ouvertures pour se sortir des habitacles, certains ont souffert d'une longue agonie. Toutes les personnes hospitalisées dans un état grave, celles bénéficiant d'organes bioniques ou de micro-implants se sont éteintes tout aussi douloureusement. Les scènes de panique ont suivi peu de temps après, rapidement remplacées par l'émergence des instincts les plus sombres de l'être humain. L'accès à de la nourriture ou de l'eau potable est devenu un motif de meurtre, les viols et les vengeances personnelles quotidiens... les forces de l'ordre, constituées à quatre-vingts pour cent de drones ou d'IAM devenues inutilisables, n'ont pas pu faire face. Finalement, au fil des mois, ce sont la famine, les épidémies et la folie, meurtrière ou suicidaire, qui se sont chargées de réduire la population humaine. À bien y réfléchir, les envahisseurs n'ont pas eu grand-chose à faire, nous nous sommes débrouillés pour être les acteurs de notre propre perte.

Les villes ont été délaissées par le plus grand nombre de survivants au profit des campagnes où la nature a davantage à offrir. En six ans, j'ai vu Chongqing, puis Hanoï, passer du statut de mégalopoles dynamiques à celui de villes fantômes. Les routes sont à présent fendues de toute part et partiellement recouvertes d'herbes, les vitres des immeubles sont quasiment toutes brisées, les rails des taxis aériens sont devenus les tuteurs démesurés de plantes grimpantes. Des papiers s'envolent constamment des buildings éventrés, et des cadavres d'hovercars ou de trams ajoutent une touche glauque indéniable à ce décor apocalyptique.

Je regarde les autres rescapés. Je suis à peu près certaine que tous sont déjà partis en mission plusieurs fois à Hanoï. Chen doit-être le seul que je n'ai jamais vu quitter la base, mais il n'est pas là. Le ciel s'assombrit, marquant la fin de l'après-midi. J'ai sommeil. Mon pas devient traînant quand, enfin, je l'aperçois : le rempart de la nouvelle ville, bricolé avec des matériaux divers et variés de récup'. Lee est en train de discuter avec les veilleurs. J'imagine qu'ils sont déjà au courant de notre venue.

Vivre près d'une base Faraday a de gros avantages. La plupart des zones habitées sont organisées à l'ancienne : sans technologie. Chasse, cueillette et système D, comme mes premières années à Yubei. Hanoï est différente. Sa proximité avec Faraday-4 et ses mécanos, et donc d'une centrale partiellement protégée des IEM fut un véritable atout. En quelques mois, les meilleurs représentants du génie mécanique ont remis en marche la partie non cramée de la centrale, permettant au camp en construction de bénéficier d'une partie du courant (l'autre étant pour la base). Cet accès à la modernité reste très limité, mais le camp d'Hanoï possède deux ou trois écrans en fonctionnement, les chefs ont également des montres holographiques pour communiquer avec Lee, ainsi qu'avec les deux camps les plus proches, et des émetteurs-récepteurs pour les messages plus lointains. Des IAM de sécurité ont également pu être réparées ainsi que des tourelles antiaériennes, mais aussi des laveries automatiques et douches communes. L'hygiène comme rempart aux épidémies. Un trésor inestimable.

Corps étrangers [TERMINÉ] Where stories live. Discover now