Prologue - Miroir aux alouettes

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An 6 Selcyn ou 12 février de l'an 2289 humain - Hái Phòng, sud de la Grande Asie

Cette fois-ci, nous ne l'emporterons pas. Ces humains ont repris des forces après six années à ramper. Ils sont devenus ouvertement hostiles. Sans grande surprise. Nous les avons observés depuis nos bases, et s'il y a bien une chose qui les caractérise, c'est leur propension à surréagir.

Un tir manque de peu mon œuf, m'obligeant à virer de bord ce qui, immanquablement, m'éloigne de mes hommes. Enfin, de ce qui en reste. J'ajuste mes lunettes de pilotage.

— Repli, ordonné-je sur notre fréquence. On rentre sur Cassy-3.

C'est la première fois que ces sauvages font reculer une de mes divisions, et cette défaite me laisse perplexe. D'où sortent-ils tous ces véhicules autonomes conçus pour la guerre ? Bien qu'ils se soient largement entretués après nos bombardements électromagnétiques, les humains sont nombreux, bien plus que nous. Et pourtant, ils ne nous affrontent jamais directement, ou très rarement. Ils préfèrent envoyer des machines en tout genre qui se pilotent à distance et qui pullulent depuis deux ans comme si elles se reproduisaient. Nous avions pourtant fait en sorte de détruire leurs technologies, avant tout pour nous protéger. Il semblerait que nous ayons échoué. Cette espèce a, contre toute attente, de la ressource.

Le plan d'invasion soi-disant infaillible du Grand Consul ne l'était donc pas. Le premier problème étant que les calculs de nos scientifiques étaient erronés : nos organismes n'étaient absolument pas adaptés à la vie sur Terre : une gravité légèrement plus importante que sur Selcyon, trop peu d'oxygène et d'hélium, et la présence de tous ces gaz issus de l'exploitation irraisonnée des ressources. Impossible de vivre sur cette planète sans procéder à de sérieuses modifications, les pires qui soient.

De plus, ces terriens possèdent des zones de repli où la technologie fonctionne encore, et dont nous ignorons les localisations précises. Les communications aériennes que nous interceptons depuis trois ans les évoquent, sans jamais les trahir. Les scanners n'ayant rien donné, nous ne pouvons compter que sur nos satellites et nos yeux pour tenter de les repérer. D'où ma présence au-dessus du territoire qu'ils appellent la Grande Asie.

Et dernière désillusion : ces animaux sont gouvernés par des fous qui n'abandonneront jamais le combat. Ou plutôt, qui n'arrêteront jamais de produire des robots capables de mener cette guerre à leur place.

Pour nous, les selcyns, il n'y a pas d'honneur à s'affronter de la sorte. Une vraie guerre se paie avec le prix de la sueur, du sang et de la mort. Et rien n'est plus important que l'honneur. C'est sans doute cette fierté non négociable qui a fait de nous des orphelins de l'espace, et une espèce en voie de disparition. Je parviens à détruire deux de leurs drones et esquive le tir d'une tourelle antiaérienne. Je comprends alors ce qu'ils font : ils sont en train de m'isoler.

— Chef Kalen, nous venons en renfort pour vous permettre de rejoindre Cassy-3, fait une voix féminine dans mes oreilles.

— Négatif, leurs insectes de fer sont trop nombreux, réponds-je. C'est un piège. Il n'y a pas de base souterraine par ici.

— À vos ordres. Quels sont tes plans, mon frère ?

— Ici, je suis ton chef, pas ton frère, corrigé-je. Je vais me débrouiller pour les semer.

— Bien, Chef. J'informe le Grand Consul.

— Il ne fera rien. Si je ne reviens pas, les consignes sont claires : vous rejoignez Bleiselcyon.

— Nous ne vous abandonnerons pas à...

Jofen n'a pas fini sa phrase que mon œuf dévie brutalement de sa trajectoire. Des alarmes retentissent dans mon minuscule habitacle. Je relève calmement mes lunettes de pilotage sur ma tête. Au loin, ma deuxième escouade s'éloigne direction la stratosphère où les attend mon vaisseau : Cassy-3. Si l'honneur est la première de nos règles morales, l'obéissance est la deuxième. Tout le contraire des humains. Mais pour le moment, c'est eux qui ont le dessus sur moi. Je tente de redresser mon petit vaisseau d'attaque, mais je n'en ai malheureusement pas l'occasion. Une roquette me percute, détraquant pour de bon mon véhicule. Je n'ai plus le choix, je dois m'extraire en espérant avoir le temps de me cacher une fois à terre. J'enclenche la procédure d'urgence et me retrouve dans le ciel gelé au-dessus d'une ville en ruine. J'attends la dernière minute pour déployer mon parachute. J'y suis presque.

Mais mes adversaires ne me laissent aucun répit. Leurs drones équipés d'armes à feu me tournent autour et très vite, une première salve de tirs perfore ma combinaison pour venir blesser ce corps étranger qui est désormais le mien. C'est douloureux, mais je me contente de serrer les dents. Une autre me touche à la jambe. Je réalise très vite qu'ils me veulent vivant. Ils cherchent à m'affaiblir. Incapable de fuir, je serai fait prisonnier et torturé. Lorsque mes pieds se posent au sol, j'en suis à cinq blessures. Toujours impassible, je me traîne jusqu'à un vieux bâtiment dans cette ville abandonnée. Je perds trop de sang, je pense sombrer dans l'inconscience d'ici deux ou trois minutes. Je sens déjà les signes physiologiques de la perte de connaissance. J'entends à peine les pas précipités qui se rapprochent de moi et ne réagit pas quand quelqu'un m'arrache mes lunettes pour me saisir par les cheveux.

— Le bâtard ! On le tient !

— Merde alors, on dirait vraiment un humain...

— C'en est un, enfin juste le corps, mon pote. Il a tué le pauvre type à qui il appartenait pour l'assimiler. Enfoirés d'aliens, vous me dégoutez !

J'ai encore suffisamment d'esprit pour réaliser que cet humain me crache au visage. Je l'observe avec intérêt. Son horrible tête est déformée par la colère. J'ai envie de lui dire que nous n'avons pas pris leurs corps faibles et pitoyables par plaisir. Non. Pour survivre, nous n'avons pas eu d'autres choix que d'utiliser les organismes de la seule espèce douée d'un langage articulé, et accessoirement le maillon fort de la chaîne alimentaire. Cette procédure nous a tout autant écœurés que ce type.

Les deux hommes reprennent :

— Brûle-moi ce truc, mais éteins-le avant qu'il ne meure.

— Quoi ?

— Ne te laisse pas apitoyer par son apparence. Je te le répète : elle ne lui appartient pas. Une fois qu'il sera cramé, il ne ressemblera plus à rien, et les docs pourront l'étudier quand même.

Leurs voix commencent à me paraître lointaines. Je ne souffrirais pas longtemps du feu puisqu'il me reste moins d'une minute de conscience.

— On devrait plutôt le tuer...

— Le Général Lee a été clair : on en ramène un vivant et on regarde ce qu'il peut nous apprendre. Imagine si on arrivait à devenir aussi résistants qu'eux ! Après tout, ils ont modifié nos corps, on devrait pouvoir faire pareil ! Une force décuplée, des sens aiguisés, une vitesse de mouvement incroyable... Oh, et n'oublie pas de lui foutre de l'essence sur la tronche. Voilà, c'est ça ! File-moi tes allumettes. Allez, souffre bien, fils de...

Ces derniers mots, une de leur insulte stupide, me sont quasiment inaudibles. Je sens la chaleur me mettre au supplice quelques secondes avant de rejoindre l'obscurité.

Corps étrangers [TERMINÉ] Where stories live. Discover now