Shaleen La couleur des ténèbres

Chapitre 2

Argawaen

Monde des humains

Les limbes du sommeil m'éjectent une fois de plus de leur cercle réparateur. Ma peau est perlée de sueur, dégouline jusque dans mon dos et un frisson fini de me réveiller totalement. Mes draps sont humides, je déteste cette sensation moite sur ma peau.

Voilà sept malheureux jours que j'ai bu cette fiole pour mettre à distance la ténébrine dans mon corps. Ça a fonctionné, mieux que je ne l'aurai cru encore ! Je ressens la douleur d'une intensité puissance vingt, j'ai eu froid pour la première fois de ma vie et pire, les émotions naissent aussi vite qu'elles disparaissent pour revenir de plus belles. Une myriade de pensées se bousculent dans ma tête sans que je le souhaite, en lien avec ce que je ressens.

J'ai envie de me fracasser le crâne contre le mur un nombre incalculable de fois tant cela se produit sans mon consentement.

Je me redresse avec nonchalance, une goutte de sueur perlant jusqu'à mes cils et parvient à s'immiscer dans mon oeil. Je roule des yeux et retire les couvertures. Je marche d'un pas rapide vers le pont du navire, j'ai besoin de prendre l'air.

Le vent iodé de la nuit me fouette le visage, j'aime cette sensation qui dresse mes poils sur la peau. Le pont est désert à cette heure de la nuit et ce tête à tête avec la lune est un délice. Je respire l'odeur marin qui s'engouffre dans mon nez, fait frétiller mon épiderme. Je n'avais jamais pris le temps de savourer les choses simples, comme respirer, ou sentir le bois frais sous mes pieds. Ma ténébrine m'a privé de ces sensations minimes qui éveillent une impression de bien-être. J'apprends à être vivant et je me surprends à aimer ce côté-là, seulement. Les émotions désagréables qui activent mon organisme et font naître des pensées absurdes me rendent fou.

Je m'affaisse sur la balustrade, j'égare mon attention dans l'horizon sombre mais paisible de l'océan. La beauté de la lune argentée se reflète sur la pellicule d'eau, ondulant sous l'effet de la houle. Le ciel est entièrement dégagé, clair et parsemé d'étoiles.

L'océan calme mon esprit, chasse mes pensées et seul demeure ce sentiment d'apaisement. J'ignore avec quelle facilité je peux mettre des mots sur ce que je ressens ; le contenu de la fiole a probablement des propriétés très poussées. Ou bien, la mémoire de mes ancêtres, confrontés maintes fois aux émotions des elfes, les ont apprises de manière indirecte.

Peu importe, le résultat est le même.

Instinctivement, je sens quelque chose derrière moi ; mes oreilles se tendent. Une décharge neuronale m'indique que c'est une masse inerte. Mon coeur fait un embardé douloureux dans ma poitrine et je me retourne vers ce qui choir au sol.

La jeune femme que j'ai ramené sur le pont est à même le sol, recroqueviller sur elle-même, les membres attachés et un sac sur la tête. Mon sang se glace.

Que fait-elle ici ?

Elle ne devrait pas se trouver ici, mais dans la pièce qui a été prévue pour elle. Je sens mon sang qui bouillonne, ma mâchoire se serre. Ces matelots irresponsables n'ont pas respecté mes ordres. Je suis capitaine, responsable de cette humaine qu'Aegnor m'a demandé de ramener dans le monde d'Enyah. Si elle arrive à moitié morte, je doute que ce détail passe inaperçu et me vaille des représailles. Comme perdre ma capacité émotionnelle nouvellement acquises. C'en est hors de question ! J'ai besoin de ressentir ce que ressente les vivants, pour me fonde dans leurs vies, et duper Enyah pour que les ténèbres prennent plus de place dans le monde d'au-dessus.

J'avance vers elle, et m'accroupis pour lui détacher les cordes autour de ses extrémités ; elle ne peut plus s'échapper maintenant que le bateau vogue sur les flots. Sa peau est rougie et transis de froid. J'appose deux doigts sur sa gorge, à la recherche de son pouls. Je fini par le trouver, faible. Je retire enfin le sac en toile qui masque son visage et je redoute de tomber à nouveau sur son expression qui réveille ma culpabilité.