Prologue

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Argawaen

Monde d'Enyah, saison du givre

Je me précipite d'un pas lourd vers le château du Consulat. La nuit enveloppe encore les bruits de la nature, seul mes pas crissants dans la neige cassent le silence. Un silence de mort. Je grimpe les marches du peton et franchis les grandes portes sans prêter attention aux flocons qui fondent sur le sol. Je monte les marches quatre par quatre jusqu'au bureau d'Aegnor.

J'entre sans frapper et je me positionne à côté de l'elfe qui se réchauffe près du feu crépitant dans la cheminée. Les elfes sont frileux en cette saison du givre. Détail qui prouve que les elfes des ténèbres sont plus résistants, et supérieurs aux vils créatures sensibles. L'avantage d'appartenir au monde d'en-dessous, c'est que la ténébrine qui coule dans mes veines m'écarte de bien des maux de la simple condition des êtres vivants, vivants dans le monde d'au-dessus.

— Assied-toi, Argawaen.

— Non.

Aegnor lève un sourcil. Je dois reconnaître que mon plus grand soucis à être un elfe des ténèbres, séjournant dans le monde des vivants, est que je ne sais pas décrypter les expressions du visages, ni même les gestes, ou le sarcasme. Mon cerveau n'est pas programmé de la même manière. Le fait de vivre des émotions, par exemple, est un mystère, je suis incapable de ressentir quoi que ce soit, physiologiquement, rien ne se produit.

C'est grâce à la mémoire de mes ancêtres que j'ai la connaissances des particularités des vivants. Pourtant, malgré ma supériorité dans tous les domaines, celui d'être vivant, m'échappe.

— Qu'attendons-nous ?

Au même moment, plusieurs mages entrent dans la pièce et nous rejoignent près du feu. Ils sont reconnaissables entre mille avec leurs longs cheveux bleus électriques — signe de leur foi envers la science de la nature.

Les quatre mages encerclent Aegnor, m'offrant leur dos aux tuniques délavés, comme tableau. Ils échangent quelques mots à voix basses, mais ils ne sont pas sensé ignorer que j'entends tout, très nettement.

— Quelles sont les modalités ? dis-je pour me joindre à eux, non que l'envie s'y prête, mais je suis ici pour une bonne raison et non pour patienter.

Tous se retournent vers moi, les yeux petits et plissés. Ils se déplacent pour m'intégrer à leur conversation. Le mage le plus à gauche glisse sa main dans sa poche et en ressort une fiole noire. Il me la tend. Ses lèvres s'entrouvrent :

— Il suffit d'en boire son contenu.

Je prends un instant avant de la saisir. J'observe les contours, les reflets du liquide dans son contenant, ou encore son mouvement. Je ne repère rien en particulier qui induirait qu'un poison recouvre la fiole ou son contenu.

— Quel est le piège ?

Aegnor s'esclaffe et les mages le suivent. J'attends que leur rire s'estompe.

— Allons Argawaen, nous tous ici présent savons pertinemment qu'aucun de nous ne fait le poids face à un elfe des ténèbres qui maitrise les quatre éléments.

Il marque un point. Je saisi la fiole.

Aegnor s'approche de moi et plonge ses iris dans les miens.

— Cette mission signe le début d'une entente cordiale entre les elfes et toi, Argawaen. Cette insignifiante mission est un subterfuge pour le peuple des elfes afin de le rassurer et qu'il voit que nous accordons notre confiance à l'elfe des ténèbres.

— Rien de plus ?

— Rien de plus.

Cette alliance apporte à nos deux camps.

Lorsque Aegnor m'a transmis une lettre m'annonçant sa proposition de paix grâce aux découvertes des mages scientistes, cela a éveillé la ténébrine en moi. Je me rappelle encore des mots exactes qui ont coulé sous ma rétine :

« Les résultats sont formels, la ténébrine qui circule dans le sang des elfes des ténèbres bloque les manifestations physiologiques des émotions, réduisant par la même occasion la capacité à réfléchir indépendamment de ce liquide. Mieux encore, les mages ont trouvé le moyen de contrer cette fatalité et de t'offrir la singularité des émotions. Cela permettrait au peuple elfe de ne plus redouter ta présence et de t'intégrer dans le monde d'Enyah ».

Ma ténébrine remue dans mes vaisseaux sanguins, comme des bulles qui éclatent par dizaine, à l'évocation de ce souvenir. Signe que je prends la bonne décision en acceptant cette mission : boire cette fiole pour amenuir le contrôle de la ténébrine sur mon organisme et me faire découvrir les émotions.

Mon but est bien différent du leur, qui consiste à instaurer une paix entre nos deux camps. Le mien est codifié dans mes gènes par la ténébrine : je suis le réceptacle qui permet au monde d'en-dessous de prendre de l'ampleur sur le monde d'au-dessus. Je dois trouver le moyen de propager la ténébrine dans d'autres entités — elfe, animaux, végétaux. Mais, c'est sans compter sur Enyah, l'entité de la nature, qui semble exercer un contrôle sur ma particularité qui me viens du monde d'en-dessous.

Je ne peux reculer à présent. Boire cette fiole et obtenir les émotions pourrait être le moyen qui me permet de me fondre avec les vivants et tromper n'importe quelle entité.

Je débouche, du bout de mon pouce, l'opercule du contenant avant de l'amener à mon nez pour y sentir les effluves. Je fais tournoyer le liquide et ne remarque aucun poison à l'intérieur. Le liquide est aussi sombre que mes iris noire de jais.

Je bois le contenu sans m'attarder sur l'odeur boisée et le goût sucré.

— Parfait, murmure le plus petit mage.

Je dépose la fiole dans le creux de la main que me tends Aegnor.

— Quand fera-t-elle effet ? dis-je.

— D'ici quelques heures.

Je leur tourne le dos et me dirige vers la porte, lorsque Aegnor m'interpelle :

— Oh, j'oubliais, Argawaen !

Je m'arrête dans mon mouvement et me tourne vers lui.

— Les mages chimistes ont ont ajouté un charme de transformation, inoffensif, dans la fiole pour que tu aies l'apparence d'un humain.

La ténébrine émet des décharges dans mes veines, en signe de méfiance. Aegnor vient pourtant de me confirmer qu'il n'y avait pas de piège.

— Un humain ?

Je ne comprends pas, les humains sont les êtres les plus faibles que je connaisse. Ils sont hideux et insipides. Je ne saisi pas le lien entre avoir des émotions et avoir une apparence d'humain.

— Tu pars d'ici quelques jours dans le monde des humains, pour ta mission.

— Ma mission ne prévoyait pas de déplacement.

— Maintenant, si.

Ma ténébrine s'apaise et les décharges dans mon corps se font moins violentes.

— Je pensais que c'était le peuple des elfes que je devais convaincre.

— C'est toujours le cas, mais pour cela, tu dois faire un maigre détour dans le monde des humains.

Je fais quelques pas en sa direction et j'observe Aegnor qui se redresse de quelques millimètres.

— La prochaine fois, je veux toutes les modalités en amont.

— Je n'y manquerai pas.

Shaleen La couleur des ténèbresTempat cerita menjadi hidup. Temukan sekarang