III - Tourner le dos

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Lorsque la guerre avait pris fin, Julian était loin du front à cause d'une blessure au visage, infligée par un sabre enchanté — la blessure qui lui laissa cette cicatrice noire qui coupait son visage en deux. La plaie s'était infectée en plus des séquelles liées à la magie du sabre et il avait dû être rapatrié en urgence, mais elle était à présent guérie. Un jour de repos et il pourrait partir, puisque le combat était terminé.

C'était durant ce jour de repos qu'une lettre lui parvint, amenant la nouvelle qui allait détruire Julian.

Eden était tombé au combat, au dernier jour de la guerre. Une balle dans la poitrine. Le poumon perforé. La mort assurée. Eden n'ayant plus de famille, Julian pouvait récupérer le corps.

Au début, Julian resta dans le déni. Eden ne pouvait pas être parti.

Il alla voir le cadavre, fut forcé de reconnaître la vérité.

Eden était mort.

Julian emporta le corps, enveloppé d'un sort protecteur qui l'empêchait de se décomposer. Il se rendit dans la résidence principale de sa famille, là où il passait autrefois ses étés avec Eden, s'enferma dans la bibliothèque, fouilla les livres de magie les plus sombres et occultes que ses ancêtres avaient amassés. Il ne sortait plus que quand la faim l'empêchait de se concentrer, dormait rarement et seulement quelques heures de suite. Chercher lui faisait oublier la douleur d'avoir perdu Eden.

Il resta des mois enfermé dans les rayonnages, s'enfonçant de plus en plus dans les profondeurs de la magie noire, de moins en moins horrifié devant les rituels occultes et les ingrédients qu'ils nécessitaient, œil arraché à un animal vivant, embryon humain créé par la force et arraché à sa porteuse sept mois après sa conception, cœur d'un nouveau-né pur et innocent. Il perdait son âme entre les grimoires remplis de malédictions et les traités pleins de rites obscurs. Tout ce qui lui importait était de faire revenir Eden, peu importait le prix à payer.

Une nuit pâle, après sept mois de recherches assidues, Julian trouva enfin quelque chose. Un livre de cuir violet foncé dans lequel se trouvait peut être le moyen de ramener Eden.

En trois jours, il réunit tout ce qu'il lui fallait. Quatre autres journées furent nécessaires pour préparer une potion qui constituait le dernier élément qu'il lui manquait. Il partit une nuit, emportant le corps d'Eden, les ingrédients qu'il avait rassemblés et le livre violet. Il se rendit au lac, acheva le voyage en traîneau — le moyen le plus rapide de traverser la forêt, lorsqu'on savait s'y prendre.

A présent, il était là, dans le chalet de bois sombre, pleurant silencieusement devant le corps de son amant perdu. Prêt à réparer les morceaux de son cœur brisé de la pire manière qui soit : en défiant la mort elle-même en lui enlevant l'une de ses victimes.

Mais au moment crucial, une question lui vint à l'esprit : était-ce vraiment la solution ?

Eden n'aurait pas voulu ça.

Si le défunt pouvait lui parler, en cet instant, il lui demanderait d'abandonner cette quête de l'impossible. Il lui dirait de prendre son temps pour se remettre de sa mort, mais de finir par surmonter cette épreuve, d'en sortir plus fort. De ne pas l'oublier, mais ne pas rester bloqué dans le passé, à revoir à jamais tous ses souvenirs des jours heureux.

Et Julian, trop concentré sur sa propre peine, n'avait pas pensé à ce qu'Eden dirait.

Mais maintenant qu'il était aussi près du but et qu'il revoyait les moments qu'ils avaient partagés ensemble, il réalisait que son amant n'aurait pas voulu que le blond cherche à défier la mort. En tout cas, pas de cette manière. Non, Eden aurait préféré qu'il brave la mort en surmontant l'épreuve qu'elle lui faisait vivre.

En silence, Julian se leva. Il brisa le collier enchanté qui protégeait le corps d'Eden de la décomposition et réenveloppa celui-ci dans son linceul de soie. Il avait pris sa décision.

Il enterra Eden à l'aube, quand le ciel commençait à pâlir mais que les sapins cachaient encore le soleil. Il avait creusé lui-même la tombe, au bord du lac, et, en guise de pierre tombale, gravé quelques mots sur un roc lisse qui se trouvait juste devant l'endroit choisi. Il brisa ensuite la glace du lac, près de la tombe, pour y jeter ce qu'il avait emporté pour le rituel abandonné. 

Il était prêt à partir, tourner le dos à Eden, à son passé. Prêt à avancer.

Le Monde Étrange des Nouvelles de FeuFeuilleWhere stories live. Discover now