Sabine (courte nouvelle)

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Quand Sabine pu profiter du fruit de sa patience, dix-sept longues années s'étaient écoulées.

Son teint était devenu terne, des rides avaient remplacé une peau lisse et rebondissante, et le noir de ses cheveux était désormais d'origine chimique. Son mètre soixante-dix était d'un commun sans nom mais il était construit de telle façon qu'elle arrivait à bout de tout de tout ce qu'elle accomplissait. D'ailleurs cela lui valait souvent d'être comparée à un homme. Elle n'en avait pas honte, pas plus que de ses mains abimées, rêches et caleuses. De toute façon il n'y avait plus personne pour les embrasser.

C'est pour la mairie de la ville de M. que travaille la quinquagénaire. C'est là qu'en échange de ses bons et loyaux services qu'elle percevrait le salaire lui permettant de bâtir son rêve. Quand elle a postulé il y a 26 ans, elle cherchait une vie stable avant d'épouser son amour d'adolescence, Alphonse, rencontré sur les bancs du collège. Tout allait pour le mieux et le mariage ainsi que le début de la vie commune approchait. Seulement hors du secret de Dieu, certains plans ne sont que des feuilles mortes à la merci des vents car peu de temps après Alphonse meurt.

Sabine se retrouve désormais seule, le cœur en mille morceaux. Son rêve d'épouse se transforme en une vie de vielle fille dans la maison de sa mère. La promesse de sa main est peu à peu remplacée par la promesse de ne pas abandonner la pauvre femme, dont elle est l'enfant, jusqu'à sa mort. Sa mère lui avait fait jurer après que le corps d'Alphonse eut été séparé du monde des vivants par une dalle de béton. Ce qu'elle n'avait pas dit à sa mère, c'est qu'elle Sabine, est une femme de promesse. La vie, la fatalité et le sort ont beau essayer de tout lui prendre, sa parole est à elle, et elle s'y tient. Elle avait déjà promis à Alphonse qu'elle vivrait avec lui dans une petite maison qu'il agrandirait au fur et à mesure de ses grossesses. Alors pendant une décennie, Sabine sait que les deux promesses qu'elle a faites seront tenues quoi qu'il arrive. A défaut d'avoir la main d'Alphonse dans la sienne et la maison dont il rêvait, elle aurait la maison et le souvenir de son bien aimé à jamais dans son cœur. Elle le ferait pour eux deux. La bâtisse serait dans la ville natale du regretté pour pouvoir le visiter au caveau qu'il partage avec ses parents et se sentir près de lui. En attendant, il faut travailler, économiser, s'user la santé. Le matin briquer la mairie ou le centre social selon le roulement établi. A onze heure trente, mettre sa blouse de dame de cantine. Houspiller les enfants des autres jusqu'à treize heures et finir par surveiller les mêmes mioches pendant leur récréation, puis leur sieste. Elle raccroche le tablier mais deux options s'offrent à elle : rentrer s'occuper de sa vieille mère ou enchainer les ménages payés au noir pour financer l'une de ses promesses.

Quoi qu'il arrive il faut être à l'arrêt de bus au plus tard à six heures du soir car après il faudra faire la route à pied. A son arrivée, sa mère rouspète puis vocifère pour monter d'un cran dans son mécontentement. Sabine, toujours calme, jamais ne réponds. La mère sent bien que sa fille a quelque chose en tête. Elle aimerait bien savoir pourquoi sa fille se donne autant dans un travail qui dégrade sa santé et l'éloigne autant de la maison. Mais toutes les réflexions qu'elle a pu avoir sont loin du compte. Elle s'imagine sa fille vouloir simplement fuir la vieille femme malade et usée qu'elle est devenue. Sabine serait elle-même bien incapable de dire pourquoi elle s'accroche tant à ces promesses. Après tout, cela donne peut être un deuxième sens à sa vie après que le premier eu été avorté. Un sens à ses souffrances autant morales que physique qu'elle se refuse à regarder en face, de peur de leur donner plus de place et se décourager.

Une fois la colère passée, sa mère retrouve son calme et Sabine en profite pour la laver et préparer le repas du lendemain. Il faut attendre dix-neuf heures et le journal télévisé pour qu'un vrai dialogue s'installe entre les deux femmes. Les cœurs sont apaisés et les malheurs des autres font oublier aux deux femmes les leurs. Cette routine a duré longtemps. Une vie pingre et très chiche. Les discussions animées avec ses collègues étaient les grands moments où Sabine arrêtait de dominer son ascétisme. Elles s'engouffrait littéralement dans de grands éclats de rire, allant jusqu'aux larmes. Quel luxe de pouvoir s'imaginer à la place des autres sans avoir à en subir les inconvénients. Mais peu importe ses journées, elle finit toujours par s'endormir en regardant la photo d'Alphonse posée sur sa table de chevet branlante. Une routine mise en pause un dimanche soir de décembre 1996. A l'autre bout de la maison, la mère de Sabine semble agitée. Un froissement puis des mots étouffés précèdent un cri. Le temps que Sabine lâche les assiettes pleines de savon et accourt dans le salon, sa mère gisait déjà au sol à côté du rocking chair sur lequel elle regardait le film du soir. Sabine secouait sa mère mais elle ne respirait, ni ne bougeait. Le fauteuil à bascule, lui, remuait encore comme si l'âme de la vieille femme y était resté allongé. La promesse numéro une était arrivée à son terme.

Les sept dernières années qui ont suivi n'ont pas été douces, mais ce furent les meilleures. La promesse tenue par amour succédait à celle tenue par devoir. Maintenant, sa préoccupation est son droit d'être heureuse. Il fallut acheter le terrain, puis chercher un entrepreneur qui accepterait de construire sa petite maison au rythme de ses rentrées d'argent et de ce qu'elle aurait remboursé en guise de mensualité à la banque. Ce choix faisait appel à beaucoup de patience mais Sabine n'avait pas le choix. Elle n'était qu'une femme de ménage qui demandait à réaliser son rêve.

Elle n'avait jamais paniqué. Jamais baissé les bras. Elle avait bien sûr eu des doutes, des moments où elle se rappelait qu'elle n'était qu'humaine mais après tout pourquoi ne pas croire en elle-même comme Alphonse s'y était employé ? Pourquoi ne pas s'aimer autant sinon plus que cet homme. Et pourquoi pas tout simplement ? Faut-il toujours une raison pour essayer ? Elle avait compris deux choses : qu'il fallait accepter de vaciller, tomber et qu'il fallait toujours chercher à se relever même si la vie vous arrache quelque chose des mains ou du cœur. Il faut recommencer. Avec l'humilité de faire uniquement ce qu'elle pouvait. Pas des petits pas de fourmis, ni des pas de géants. Juste des pas de Sabine.

Si vous passez du côté de Sainte-Anne, sur la route des plages, en direction du quartier poirier, une petite maison de plein pied orange et blanche au toit pointu se tiendra là. Beaucoup ont sans doute oublié son histoire à cause du temps écoulé, mais Sabine, elle, tous les jours loue sa patience.    

L'histoire de SabineWhere stories live. Discover now