Un bout de viande

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Encore une heure et sa journée s'achèverait. Une heure, une toute petite heure dans l'odeur de sel et de viande sèche. Compter les lanières : une, deux, trois... jusqu'à vingt. Cela se faisait très vite à présent, et sans erreur. Les glisser dans leur enveloppe de papier de soie, toutes dans le même sens, bien proprement. Placer deux enveloppes dans une petite boîte en carton. Déposer le tout sur le tapis roulant qui les emportait, dans un bruit continu de piston et de roulement à billes, jusqu'à l'esclave du poste suivant pour qu'il termine de décorer et sceller l'emballage. Et recommencer. Lanières de viande séchée. Enveloppes. Boîte. Tapis. Dix heures de cela, sans discontinuer, avec une pause de quinze minutes pour déjeuner. Cela faisait maintenant trois semaines que Nerguï avait été assignée à cette place.

Avant d'avoir été achetée par la Compagnie Bouchère de Bourg-Claret, elle travaillait dans une plantation de céréales. Elle et ses camarades passaient alors toutes leurs journées dehors à, selon la saison, semer, labourer, couper, porter... Des tâches épuisantes qui faisaient passer le travail dans l'entrepôt pour une journée de récréation. Elle avait entendu dire que, dans les autres provinces de l'empire, c'étaient des machines qui accomplissaient ces travaux. Des machines à vapeur que l'on remplissait de charbon et qui pouvaient labourer un champ de plusieurs hectares aussi vite que le faisaient dix hommes. Mais, dans les autres provinces, la possession d'êtres humains était interdite ; ici, les hommes et les femmes qui travaillaient dans les champs étaient tous des Uriés, des autochtones réduits en esclavage comme elle. Inutile, alors, de s'encombrer de matériel compliqué et coûteux quand il suffisait de faire avancer les ouvriers à coups de battoir.

Lorsque sonna l'heure de libérer son poste, Nerguï s'employa, comme chaque jour, à laisser place nette. Les enveloppes de papier de soie bien empilées d'un côté, les boîtes en carton organisées comme on le lui avait montré de l'autre. Les lanières de viande restantes avaient été emportées par un de ses camarades et remises en stockage dans la pièce froide attenante. Il faudrait les ressortir le lendemain matin et recommencer le ballet : viande, enveloppe, carton... En attendant, Nerguï pouvait suivre ses camarades jusqu'au village ouvrier. C'était un petit groupement de maisons en bois construites sur le terrain de la Compagnie Bouchère. Quelques ouvriers libres résidaient là, derniers témoins de l'époque où là compagnie employait encore des citoyens de Fréane. Ils occupaient des postes à responsabilité, contrôlant le travail effectué par les esclaves uriés et le fonctionnement des machines, et habitaient les maisons les plus confortables. Contrairement aux intendants qui surveillaient les plantations, ces ouvriers libres se montraient plutôt magnanimes avec les esclaves ; encore une raison pour Nerguï de ne pas se plaindre de cette place qu'elle occupait depuis peu.

La nuit était déjà tombée tandis qu'elle regagnait la petite baraque de bois qu'elle partageait avec trois autres Uriés. Comme chaque soir, il flottait dans l'air un mélange d'odeurs de vieux sang, d'excréments et de vase. Si les deux premières pouvaient s'expliquer par la proximité immédiate de l'abattoir et de l'usine d'équarrissage, la troisième était due à l'immense lac au bord duquel les Fréaniens avaient bâti Bourg-Claret. Sur les ruines des constructions des autochtones qui se regroupaient là quand ils ne menaient pas leurs vies nomades, sur les rives de Dund Tengis, la Mer Centrale. Cette eau sacrée, qui jadis servait à abreuver bêtes et hommes tandis que les Uriés venaient y trouver du repos et mener leurs rites, alimentait désormais une immense bourgade et servait de dépotoir pour les industries qui y déversaient les résidus de leurs productions. Nerguï avait participé une fois à une migration vers le fameux lac intérieur, tandis qu'elle était enfant. Elle n'en gardait qu'un très vague souvenir. De la même façon, le souvenir qu'elle conservait de ses parents, tués lorsqu'elle avait été faite esclave, était lui aussi flou et distant. C'était mieux ainsi. Sa vie à présent, c'était cela, et rien d'autre : travailler pour les colons fréaniens. Le reste, ce qui appartenait au passé, elle n'avait pas besoin d'y penser. Ceux qui ruminaient, qui s'agrippaient aux traditions uriées et à leurs souvenirs, finissaient par devenir fous ou par dépérir de chagrin. Nerguï préférait de loin vivre dans une forme d'acceptation tranquille de son sort plutôt que d'être rongée par le regret.

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⏰ Dernière mise à jour : Jul 17, 2023 ⏰

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