11 - Un terrible serment (2/2)

80 20 0
                                    

Arthus se réveilla d'un bond, une main accrochée à son cou, la bouche ouverte, comme s'il s'étouffait. Il tremblait, sa vision était brouillée. Que lui arrivait-il ? Une crise d'asthme ? Son cœur s'emballa à ce mot et la peur menaça de l'envahir. Il se focalisa aussitôt sur sa respiration : inspirer, expirer, profondément, trois fois de suite. L'aisance calma ses craintes et lorsqu'il cilla, sa vue s'améliora. Il avait pleuré, tout allait bien. Enfin, presque. Cet horrible cauchemar revenait le hanter après des années de tranquillité.

Pas un cauchemar, la réalité, je ne suis qu'un incapable.

Lorsqu'il essuya son visage pour effacer le reste de larmes, la manche de son habit d'artisan l'étonna. Arthus s'était attendu à découvrir son peignoir ou son pyjama de collégien. La dureté de sa couche, une simple planche de bois, sous son dos et la couverture rêche le désorientèrent encore plus.

Où suis-je ?

À peine s'était-il posé la question que la réponse jaillit. Au poste de police. La fenêtre en hauteur et les barreaux de sa cellule le lui confirmèrent. Les évènements de la veille au soir lui revinrent peu à peu. Des gardiens de la paix étaient venus l'arrêter, à la suite de la plainte du bourgeois. Ils avaient tenté d'attraper son chat automate et...

— Rouquin ! s'exclama-t-il en se redressant d'un coup.

Mal lui en prit. Sa tête se mit à tourner, une envie de vomir le plia en deux. Quelques minutes à ne pas bouger, recroquevillé, les paupières closes, et le malaise s'estompa peu à peu. Puis Arthus glissa ses doigts dans ses cheveux et une bosse au sommet de son crâne le fit gémir. Le policier ne l'avait pas loupé.

— Beauciel, de la visite pour toi !

Le gardien n'avait pas crié, mais Arthus se boucha les oreilles, comme s'il avait hurlé contre celles-ci. Les mots résonnaient dans sa tête, telle une cloche qui appelait à la prière. Il en pleurait de douleur.

Combien de temps resta-t-il ainsi ? Il ne le savait pas, mais lorsqu'il souleva les paupières, Essam Devildiur le fixait, assis sur un banc. Il évitait de s'appuyer sur le mur derrière lui pour ne pas salir sa redingote, noire comme son visage, que la lumière de sa fenêtre auréolait. Si aucune émotion ne transparaissait sur ses traits, une colère sourde brûlait dans ses yeux sombres. Pourtant, il s'adressa à lui avec calme :

— Bonjour, Arthus. C'est étrange, je trouve que le cachot te convient mieux que ton atelier, avec tes cheveux en pagaille et tes habits froissés.

— Tu serais dans le même état, si tu avais dormi ici ! Comment as-tu appris mon arrestation ?

Question idiote : le serviteur d'Essam devait récupérer sa commande ce matin, et il avait certainement eu vent de son malheur, soit par Fanny, soit par les artisans. Son ancien camarade se contenta de lui rappeler les règles de bienséance.

— C'est Monsieur le Vicomte et tu es prié de me vouvoyer.

— Tu... vous ne me parliez pas ainsi, autrefois.

Autrefois, quand nous étions au collège.

Essam et lui s'entendaient bien à cette époque, alors que le jeune noble appartenait encore à la haute bourgeoisie. Un troisième garçon, Jérémie Madaliet, avait formé le ciment de leur amitié. Elle avait suffi à atténuer les railleries et Arthus avait vécu une année plutôt paisible... jusqu'au suicide de Jérémie.

— Tu as eu de la chance parce que tu demeurais au marquisat Debeauciel, mais rien n'a changé et rien ne changera...

— Aucun adulte n'aurait pu le sauver, coupa Arthus, c'était un accident.

— Tu continues à mentir après toutes ces années ! Jérémie est mort par ta faute, mon meilleur ami qui t'avait tendu la main est mort par ta faute. Mon meilleur ami que je pleure tous les jours. Et toi ? Il avait besoin de ton aide et tu l'as abandonné, à cause de ta saleté de maladie.

Essam s'était penché pour lui murmurer ces mots glacials, tandis que ses yeux durs le transperçaient. Arthus ouvrit la bouche, puis la referma. Sans la lettre de Jérémie, qu'il avait déchirée, il ne pouvait plus relater la vérité.

Personne ne le croirait, Essam ne le croirait pas.

Et comment se résoudre à jeter l'opprobre sur Jérémie ?

À l'époque, il avait déclaré que le garçon avait eu un nouvel accès de somnambulisme et que son asthme l'avait retardé dans ses recherches. Si le collège lui reprocha de ne pas avoir sonné l'alerte plutôt que de se lancer seul dans une quête dangereuse, Essam reporta toute la responsabilité du décès de leur ami sur ses épaules.

Son harcèlement commença dès le lendemain.

Je n'ai pas réussi à sauver Jérémie, je méritais sa vengeance. Même aujourd'hui.

Il baissa la tête, qu'Essam traduirait par un signe d'aveu, et écouta la sentence de cet ancien camarade :

Ta vie se terminera dans une prison, où tu casseras des cailloux jusqu'à ta mort, j'en fais le serment. Quant à ta sœur, elle paiera aussi pour oser défendre un assassin !

Arthus bondit sur ses pieds et serra les barreaux de toutes ses forces, comme s'il détenait le pouvoir de les écarter pour attraper Essam.

— Laisse-la en paix, elle n'a rien à voir dans nos affaires ! hurla-t-il.

Le noble s'était reculé de deux pas. Avant qu'il ne puisse répondre, la porte du couloir s'ouvrit. Un gardien aboya :

— C'est quoi ce raffut ?

Sa matraque aurait brisé les doigt d'Arthus, s'il ne les avait pas retirés à temps. Le choc contre les barreaux résonna jusque dans ses os.

— T'as intérêt à rester à carreau, si tu ne veux pas en tâter. Monsieur le Vicomte, j'espère qu'il ne vous a pas touché ou blessé, ajouta le policier d'un ton obséquieux.

— Non, comme vous pouvez le voir. Je vous le laisse, et ferai un compliment de votre attitude à votre supérieur.

Tandis que Essam époussetait des grains de poussière imaginaires sur les manches de sa redingote, le gardien se redressa fièrement.

— Il ne connaît que ce langage...

L'homme montrait sa matraque, un sourcil haussé. Il attendait un geste ou une parole d'Essam. Ses yeux brillaient d'une telle haine, entre ses paupières rétrécies, qu'Arthus recula sous leur force, puis mima une supplique en silence. En vain. Son ancien camarade afficha un air affable et susurra au policier :

— Vous vous y prenez sûrement à la perfection... toutefois, prenez garde à son asthme, on vous reprocherait une trop grande sévérité.

— Ne vous inquiétez pas, Monsieur le Vicomte, nous ne laissons aucune trace.

— Je suis désolé, Arthus, mon ami, il me faut partir, mais je t'abandonne entre de bonnes mains. Je suis certain que tu comprendras vite où se trouve ta vraie place.

Essam s'éloigna d'un pas nonchalant, après un dernier salut, un doigt sur son haut de forme. La porte claqua derrière lui.

Quand les clés du gardien s'entrechoquèrent à l'ouverture de sa cellule, Arthus se réfugia dans un coin et des tremblements incontrôlables le saisirent. N'était-il pas incapable à affronter un drame ?

— À nous deux, mon gars, susurra son bourreau.

Un premier coup derrière les genoux le fit tomber, un second se mettre en boule, les suivants fondirent sur ses bras et son flanc. Arthus se mordait la lèvre inférieure jusqu'au sang. Il gémissait, mais ne hurlait pas. Il pleurait, mais ne suppliait pas.

Il s'accrochait à son dernier rempart contre la perte de dignité.

Pour une poignée de steamglas T1 : Déchéance et engrenagesМесто, где живут истории. Откройте их для себя