Rosemary Rose

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Le 6 août 1945, dans une petite ferme familiale du Texas. Il est presque 6h et Sally ne dort plus. Voilà plusieurs semaines qu'elle se lève avant tout le monde, poussée hors du lit par la chaleur et le même mauvais rêve. Après un verre d'eau, Sally sort de la maison et vient s'asseoir dans l'herbe, encore humide de la rosée du matin. C'est le moment de la journée qu'elle préfère : le ciel est souvent d'une pâleur laiteuse et la fraîcheur de l'air lui court le long du corps. Sally finit toujours par s'installer dans le pneu-balançoire et par s'y endormir. C'est à chaque fois Franck, son père – lui aussi matinal – qui la sort de son refuge et la recouche, en prenant soin de déposer sur son petit front un baiser tendre. Au début, Franck sermonnait sa fille à l'heure du déjeuner : qu'elle ne devait pas sortir si tôt de la maison, qu'on ne savait pas sur qui elle pouvait tomber, qu'il s'en voudrait toute sa vie s'il lui arrivait quoi que ce soit ; et la jeune fille de répondre naïvement qu'il ne passait jamais personne, et qu'elle ne voyait pas le mal. Alors Franck grommelait et Sally se mettait à rire. De fait, il finit par se rassurer : « elle cessera le jour où il faudra reprendre l'école ».

Mais ce 6 août 1945 à 6h30, alors que Sally somnole sur sa balançoire, un bruit lointain se fait entendre, se rapproche. La jeune fille tente d'en déterminer la nature et la provenance, elle tourne la tête en direction de la maison : c'est derrière ! Elle se met à courir, franchit les quelques draps étendus entre la maison et la clôture, et au sortir d'un dernier vêtement, elle tombe nez à nez avec un énorme avion. Il s'agit d'un bombardier des marines américains ; sur le flan droit, on peut lire, écrit en grosses lettres et à la peinture rouge : « Rosemary Rose ». L'engin est gigantesque et il passe à quelques mètres à peine au-dessus de la ferme. Le vacarme qu'il produit est si assourdissant que Sally est obligée de se boucher les oreilles des deux mains. Fascinée par ce monstre d'acier, elle ne réalise pas que son père lui hurle de revenir s'abriter.

*

Le 14 octobre 2007, deux jeunes garçons descendent en trombe d'un pick-up et se ruent vers la vieille ferme familiale : « mamie ! ». Sally, assise dans un rocking-chair installé sur le perron, se met à sourire et tend les bras vers Leslie et Dorian. « Mamie ! », répètent-ils, la tête emmitouflée dans le cou de leur grand-mère. Quelques minutes plus tard, les parents les rejoignent et embrassent la vieille femme : « Bonjour maman – Bonjour Conrad. Bonjour Thelma ! – Bonjour Sally, comment allez-vous ? ». Les deux garçons sont déjà partis jouer sur la balançoire décrépite ; ils se chamaillent pour monter dessus le premier. « Je vous l'ai déjà dit, faîtes attention avec ça ! C'est plus tout jeune ! », leur crie leur père. Sally intime tendrement son fils de les laisser : ce gros morceau de caoutchouc en a vu d'autres.

Plus tard, dans l'après-midi, la grand-mère rejoint ses petits enfants dans l'herbe, avec pour chacun d'eux, un verre d'orangeade. « Dis-moi mamie, demande le plus jeune, t'es née quand ? Parce que t'es quand même vachement vieille ! ». Leslie se fait reprendre par sa mère qui lui explique qu'on ne parle pas comme cela aux gens ; le petit se plaint puis s'excuse, penaud, pendant que Sally rit aux éclats. « Je suis née en 1936 mon chou. C'était il y a longtemps maintenant, tu as raison – Et t'as toujours vécu là, mamie ? T'es jamais sortie d'ici ? ». Cette fois Thelma se fâche pour de bon. « Laisse, ça ne me dérange pas », assure Sally. « Tu sais, je suis née ici, j'ai grandi ici. Je n'ai jamais rien vu d'autre que le Texas, et ça me va très bien ! ».

Peu de temps avant le dîner, Conrad s'installe sur une chaise de la cuisine. « Leslie m'a dit pour le Texas. C'est vrai que tu n'es jamais sortie d'ici. Les terres sont stériles maintenant. Il serait peut-être temps de voyager Maman, de découvrir le monde ». Sally s'arrête d'éplucher les carottes. Elle reste ainsi, fixe, les yeux rivés vers le ciel au travers de la petite fenêtre qui se trouve face à elle. « Conrad, je t'ai raconté un certain nombre de choses sur nous et sur cette maison ; mais je ne t'ai pas tout dit. Tu sais comment ta grand-mère, en février 1945, s'est écroulée sur le sol de la cuisine pour ne plus se relever. J'avais presque 9 ans, ce fut terrible. Mais je ne t'ai jamais rien dit à propos de l'été qui suivit. Début juillet, je me suis mise à faire un cauchemar, toujours le même : je rentre de l'école mais ne trouve personne. Je visite donc toutes les pièces de la maison sans succès, jusqu'à ce que j'ouvre la porte de la cuisine et que le corps de ma mère, inerte, me tombe dessus. Je me réveillais alors en sursaut, il était en général autour de 6h. Je n'en ai jamais parlé à ton grand-père pour deux raisons. D'abord, je ne voulais pas l'inquiéter, il avait suffisamment à penser. Et puis tout cela s'est arrêté le 6 août 1945 ». Conrad est sidéré. Jamais sa mère, qui est une femme digne et secrète, ne s'était autant livrée. « J'avais pris l'habitude de sortir m'asseoir dans l'herbe puis sur la balançoire, continue Sally. Et ce matin du 6 août 1945, dans le cadre d'une manoeuvre d'entraînement, un bombardier du nom de "Rosemary Rose" survola la ferme à quelques mètres à peine. C'était incroyable ! Il était juste au-dessus de moi et recouvrait toute la propriété. Et ce bruit... ».

Conrad la regarde, attend la suite qui ne vient pas. Et puis, tendrement : « Maman, pourquoi me racontes-tu tout cela ? – Tu ne comprends donc pas ? ». Elle se tourne vers lui, ses yeux sont boursouflés. « Conrad. Ce jour-là, un peu après 6h, je vis passer un avion. Et ce jour-là, alors que nous déjeunions avec la radio allumée, un bulletin a annoncé le bombardement d'Hiroshima à 8 heures, 15 minutes et 17 secondes. Conrad, ce jour-là, la grande Histoire a rattrapé la mienne et l'a comme suspendue. Après cela, rien n'a plus été comme avant ; et c'est comme si tout commençait pour moi ce 6 août 1945 ».

Rosemary RoseWhere stories live. Discover now