Chapitre 6

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De nos jours

Nous sommes assises sur un banc du parc de Cointe. La petite blonde qui m'a accostée semblait, à première vue, plutôt fragile. Je me rends compte qu'il n'en est rien. En fait, on dirait qu'elle porte le monde entier sur ses épaules, dents serrées, sans se départir de son sourire en coin et des paillettes dans ses yeux. Pendant qu'elle me montre le geste à effectuer, je remarque une marque d'encre sur son poignée dépasser de sa manche. Je plisse les yeux pour mieux voir mais elle bouge sa main, alors je ramène ma pleine attention sur son geste.

— T'as suivi ?

— Ouais...

Elle arque un sourcil, le regard rivé sur moi. Je ne me rappelle plus ce qu'elle était en train de me dire, encore moins ce qu'elle me montrait. Piquée au vif, je me dissimule derrière une mauvaise foi évidente :

— J'ai pas suivi, non. Mais ton explication n'avait rien de clair !

Un éclat de rire résonne, me donnant envie de me lever et rentrer chez moi. Putain, j'y arrive pas. Les gens sont trop compliqués, le monde est pourri, le travail me manque et ce téléphone de merde qui vibre me casse les ovaires ! En deux secondes, il est par terre, et l'inconnue s'arrête instantanément de rire.

— Bah alors ? Si tu veux pas de ton téléphone, moi j'en veux bien. Le mien est merdique.

— Stop, lâché-je en ramassant l'objet encore intact.

Affalée contre le banc, l'inconnue continue à tirer sur l'incarnation même du mal, cette même merde qui plonge dans l'addiction, augmente les risques du cancer et détruit l'hygiène. Cette même merde que je ne suis pas foutue de consommer correctement.

Je me rassis, les yeux humides, en essayant d'ignorer les notifications de messages en attente. C'est comme si mon père campait devant la porte de mon immeuble, tentant vainement d'entrer en contact avec moi. Il toque, toque, toque et toque à s'en exploser le poignet. Parfois, il utilise mon prénom en toutes lettres, et je ne sais jamais sur quel ton, à mi-chemin entre le désespoir et la réprimande. Tu manques à Papa. S'il te plaît, ouvre la porte. Laisse-moi entrer.

« Je veux faire partie de ta vie. Comme avant. »

Oui, avant. Mais avant, il y avait Maman.

— Tout va bien ?

Un soupir m'échappe, je me tourne vers cette petite blonde qui est la représentation même de la nonchalance. Son ton lui-même ne sonnait pas vraiment inquiet. Ou alors j'analyse mal les gens. Je ne sais pas, je ne sais plus. C'est la pire soirée de ma vie. La première que je passe en-dehors de Life Company depuis trois ans. Je ne sais plus quoi dire. Je ne suis même plus capable de penser. Tout s'embrouille dans ma tête. Alors je tente à nouveau de tirer sur ma cigarette, ce qui m'arrache une petite toux.

À nouveau, l'inconnue rigole. Un éclat de rire gras, complètement hors de notre réalité. Mes poings se serrent quelques secondes, ma respiration s'accélère, et une envie irrésistible de la cogner me traverse. L'écran de mon téléphone finit par s'éteindre et sa noirceur retrouvée affiche mon visage. Il est dur, tiré, tendu. Je ne me reconnais pas. Je régule ma respiration jusqu'à sentir mes muscles se relâcher. Les larmes me montent aux yeux.

— Désolée, finis-je par dire. C'est pas une soirée facile pour moi.

L'inconnue change de posture pour se mettre plus en avant. Elle souffle sa fumée dans ma direction, puis me pousse avec son coude.

— Ce que je dis toujours aux novices de la fumette, c'est d'imaginer que l'un de leurs parents les surprend. Dans ces moments-là, notre bouche forme un gros « O » et on aspire tout l'air qu'il est possible d'aspirer. La fumée doit descendre jusqu'à tes poumons, sinon tu crapotes.

— Ou comment bien se déglinguer la santé, dis-je avec amertume.

— Je te rappelle que personne t'a mis un couteau sous la gorge, hein. Mais si tu veux pas fumer tes clopes, passe-les moi. Je me ferai une joie de les rentabiliser.

Je me tourne vers elle, des éclairs dans les yeux.

—T'es qui, au juste ? Une foutue profiteuse ?

En me levant, je lui balance mon paquet dessus. Un cri reste coincé dans ma gorge. J'attrape mon sac, l'esprit en vrac, et fais volte-face pour quitter le parc. Une main de fer a agrippé mon cœur et l'écrase de toutes ses forces.

— Je m'appelle Naomi, clame la voix derrière moi. Et t'as vraiment un putain de problème, ma parole.

Touchée dans mon ego, je m'arrête et pivote. Mes jambes me ramènent d'elles-mêmes vers la dénommée Naomi, tandis qu'une force supérieure me pousse à lever la main et... Ni une ni deux, Naomi referme sa main sur mon poignet et me tord le bras.

— Aïe !

Je tente de me débattre mais le moindre geste m'arrache une lamentation. La douleur se répercute du poignet, coincé dans mon dos, jusqu'à mon épaule. Le rouge me monte aux joues. La tête baissée, je me résigne en la suppliant de me lâcher.

Pathétique. Je suis pathétique. Je fais deux têtes de plus que cette Minimoy, et elle me plie en deux ? Quelle est cette sorcellerie ?

Elle finit par me relâcher, et je recule de deux pas en me massant l'épaule. Des gémissements effleurent encore mes lèvres, lorsque mes doigts touchent certains endroits délicats. Une fois la douleur partie, je me penche pour reprendre mon sac, tombé pendant la manifestation de l'une des pires humiliations de ma vie.

Naomi, quant à elle, étire un sourire en soin et rallume une cigarette.

— T'as l'air aussi tendue qu'un string, ma pauvre. T'es sûre que tu ne veux pas récupérer ton paquet ?

Je ne saurais me l'expliquer mais sa désinvolture... m'apaise. C'est comme si le volcan que je contenais en moi avait explosé sans raser son île, sans provoquer mort et désolation. C'est comme si je pouvais m'exprimer avec ferveur. Et ses rires, bien qu'énervants de prime abord, étouffent mes flammes. Diego, lui, aurait tout donné – non, il se serait sacrifié même ! – quitte à devenir collant, voire insistant. Je n'ai jamais osé lui dire que ça me gênait parfois, d'ailleurs.

À mon tour, je souris.

Un sourire authentique, qui vient des tripes. Le premier de cette soirée, alors que ma vie s'effondre. Peut-être même le premier depuis la mort de Maman.

En fait, cette Naomi a raison.

J'ai un putain de problème. 

Le jour où j'ai tout perduOù les histoires vivent. Découvrez maintenant