Prologue

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Ils sont arrivés à l'aube, d'après mon père.

Allongée dans mon lit improvisé, en proie au sommeil, je n'avais aucune idée de l'horreur qui se déroulait à quelques maisons de là. Et surtout, j'ignorais qu'elle se déplacerait dans notre propre demeure.

Alors que je dormais comme un bambin, des dizaines de femmes se tortillaient sous la torture, tentant d'échapper à la souffrance qu'on leur infligeait. Elles étaient seules, sans défense, tandis que des soldats les massacraient. Ceux-là mêmes qui avaient juré, quelques mois ou années plus tôt, de les protéger au péril de leur propre vie.

Lorsque je me suis réveillée ce matin, j'ai compris que leur serment royal n'était qu'un ramassis de mensonges. Du vent. Lorsque j'ai aperçu le sang recouvrant les murs de notre frêle maison, j'ai grandi d'une décennie en l'espace de quelques secondes.

Ma mère était allongée dans une mare de sang, au milieu de ce salon où nous avions l'habitude de bavarder des heures et des heures le matin, lorsque le reste de la famille dormait encore. Sa jupe était relevée, ses jambes ensanglantées, ses yeux crevés et son visage, crispé dans une grimace d'effroi. Entourant son corps de ses bras massifs, mon père la berçait doucement, lui-même couvert d'hémoglobine. Je n'ai pas tout de suite compris la scène que j'avais devant moi, ou peut-être ne voulais-je pas l'assimiler. Aucun cri n'a jailli de ma gorge sèche comme du papier, aucune larme n'a coulé sur mes joues. Mon regard, lui, restait obstinément fixé sur le corps sans vie de ma mère.

Et j'ai fui. J'ai couru, couru, couru, jusqu'à en perdre le souffle et trébucher sur un simple caillou. Allongée dans la poussière et les roches, je n'ai pas bougé depuis une éternité ; une heure, peut-être, à moins que ce ne soit deux. Autour de moi, les cris, lamentations et pleurs de détresse se font entendre tandis que le village se réveille et que la nouvelle se répand.

Des dizaines de femmes ont été assassinées. Violées, torturées, puis tuées, par nul autre que les soldats de la Garde Royale. Probablement un ordre du roi... Peu importe s'il l'a ordonné en fait. Il a permis à des hommes entrainés de poser la main sur des mères, des sœurs, des épouses, et désormais, la moitié du village est en deuil. Impossible d'ignorer les lamentations qui s'élèvent dans l'air glacial du matin, pareilles au grincement du vent.

L'image de ma mère ne quitte pas ma rétine, m'empêche de me redresser et de retrouver ma famille. J'aimerais être forte, agir comme une femme, mais la réalité est qu'en ce moment, je ne suis qu'une fillette qui vient de voir sa mère baigner dans son propre sang. À l'idée de son corps maltraité, mon estomac se soulève une nouvelle fois et je m'empresse de tourner la tête de côté pour régurgiter.

Désormais, je sais que je vis dans un monde injuste. Quel genre de roi laisse ses soldats violer et tuer les femmes de son peuple pour leur propre amusement ? Et quel genre de Garde Royale est-ce ? Qui protège-t-elle en commettant de tels gestes ?

La colère et la tristesse grondent en moi, tandis que mes larmes de douleur se mêlent à la poussière et la sécheresse du sol. Les souvenirs défilent à une vitesse effarante dans mon esprit troublé ; l'après-midi que ma mère et moi avons passé près de la rivière, loin des hommes, les nombreux sourires qu'elle m'offrait en toutes circonstances, cette fameuse journée où il pleuvait tellement que nous sommes revenues du marchées trempées jusqu'à l'os, riant et dansant dans les rues inondées...

Je ferme les yeux, gravant ces images dans ma mémoire, dans l'espoir de ne jamais les voir disparaitre. Je ne suis peut-être pas une adulte encore, mais je sais une chose : ma mère ne reviendra pas et on essaiera par tous les moyens de l'effacer de nos existences. C'est ainsi que ça fonctionne ici.

Mais moi, je ne l'oublierai jamais. Je le promets.

Le royaume des pendusWhere stories live. Discover now