Chapitre 1

23 7 3
                                    

— Ça fait cinq ans que je fais tout dans cette maudite maison !

Bon, ce n'est peut-être pas la meilleure chose à lancer – à la blague – à mon père, qui travaille de longues heures chaque jour pour subvenir à mes besoins, mais je commence à en avoir vraiment marre de ramasser derrière lui. Il est un homme adulte dans la mi-quarantaine et il laisse ses vêtements trainer absolument partout ! C'est à croire que sans femme, il n'a plus de repère en ce qui concerne le rangement. Sans être une maniaque de la propreté et du ménage, je dois avouer en avoir assez de voir ses pantalons roulés en boule dans tous les coins de la maison.

Tout en ramassant un énième vêtement abandonné, je jette un coup d'œil à mon paternel. Il sourit en coin, mais ne dit rien, comme s'il ne m'avait pas entendue me plaindre, et continue de manger sa soupe froide. Enfin, c'est ainsi qu'il nomme le mélange peu ragoûtant de grains d'avoine qu'il mange tous les matins ; probablement une façon pour lui de se sentir un peu plus distingué alors que nous habitons dans une maison qui peine à tenir debout. Nous voilà bien loin du palais ou même des villes près de la capitale, où la nourriture abonde pour quiconque possède une fortune outrageuse. Ici, tout tient sur... rien. La pauvreté est de mise, les repas sont peu nourrissants et les habitants se contentent de minimum. C'est ainsi.

— Tu ne devrais pas dire ceci, lâche soudain mon père, un air sérieux plaqué sur le visage.

Il n'est pas fâché, je le sais. À vrai dire, il ne l'a jamais été, même lorsque je franchis les limites du savoir-vivre. L'humour, c'est notre moyen à tous les deux de se souvenir de maman, sans totalement perdre les pédales et, surtout, sans l'oublier. Hors de question de l'exclure de notre vie parce qu'elle n'est plus parmi nous. Ça fait cinq ans aujourd'hui qu'elle a été massacrée par la Garde Royale, qui est entrée abruptement chez nous et l'a violée pour le plaisir personnel de quelques soldats dévergondés. Si elle nous manque tous les jours que Dieu fait, nous avons décidé de ne pas la laisser dans l'obscurité de l'oubli, pour respect pour elle. Elle fait partie intégrante de notre quotidien. Pourtant, je sais que la blessure de mon père ne s'est pas refermée pour autant. La mienne non plus.

Il siphonne avec sa bouche, et beaucoup de bruit, les derniers grains d'avoine regroupés dans son bol avec un plaisir non dissimulé, sous ma grimace. Je ne comprendrais décidément jamais pourquoi il aime ce plat, qu'il mange jour après jour. Ne se lasse-t-il jamais de ce goût fade ? De la répétition de ce geste ?

Moi, je le suis, lassée, mais je préfère ne pas en parler à mon père. Il a déjà bien assez de soucis, il n'a pas besoin que sa fille lui rappelle qu'elle aimerait manger de façon plus variée. Il se tue corps et âme pour m'offrir une vie décente alors que rien ne l'y oblige. À mon âge, je devrais déjà être mariée, selon les commères du village et les coutumes du royaume. Honnêtement, cette idée me révulse davantage que la redondance de mon existence, alors bien à y penser, je préfère manger la fameuse soupe froide mon père chaque jour plutôt que de partager la couche d'un homme qui n'en a que faire de ma personne.

Perdue dans mes pensées, je remarque tout juste que mon père claque des doigts devant mes yeux. Avec un petit sourire, je lui fais signe de répéter.

— Qu'as-tu prévu de faire aujourd'hui ? me demande-t-il avec cette bonne humeur que j'adore.

Travailler.

Enfin, c'est ce que j'aimerais lui répondre, mais même si j'ai la conviction d'un ogre, je n'arriverai jamais à trouver d'emploi. Je n'ai pas de pénis, donc pour notre royaume d'arriérés, je ne devrais pas être en mesure de subvenir à mes besoins. Je devrais me marier avec un bon parti, celui avec l'offre d'union la plus alléchante, et le laisser « prendre soin de moi ». Si seulement, je pouvais changer quelque chose à tout ça... J'aimerais mettre la main à la pâte, ramener du pain sur la table afin de permettre à mon père de se reposer un peu et d'avoir des temps rien qu'à lui. J'échangerais bien mes longues heures de solitude contre les siennes...

You've reached the end of published parts.

⏰ Last updated: Apr 10 ⏰

Add this story to your Library to get notified about new parts!

Le royaume des pendusWhere stories live. Discover now