II

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Il était assis dans son fauteuil, la fenêtre grande ouverte sur la nuit sans lune. Seule le chandelier éclairer la vaste pièce qui lui servait de chambre, dans la tour la plus au nord de Vouivre-Castel. Des tas de parchemins couvraient la table devant laquelle il se trouvait, mais son regard ne se portait sur aucune inscription. Ses grandes prunelles bleu sombre sondaient le vague, et ses pensées se confondaient. Depuis qu'il était remonté dans ses appartements, plusieurs heures s'étaient écoulées sans qu'il ne sorte de ces réflexions qui tournaient en rond. Il lui semblait qu'il ne pouvait que penser de travers depuis sa chevauchée avec Farax. Bien sûr, reprendre le lien avec la vouivre après autant de temps sans la chevauchée pouvait perturber quelque peu, mais là, on dépassait le cadre habituel. Il mit un moment avant de repenser à son père. Lord Maudan. Il le revoyait encore quelques jours avant son départ, imposant de toute sa hauteur et de toute sa largeur. Aussi loin qu'il s'en souvenait, son père avait toujours été un homme à la poigne d'acier, et il ne se laisser aller à l'abattement. Pourtant, il avait paru bien fatigué et flasque avant de chevaucher Seranys. Et maintenant, il était mort. Ces simples mots suffisaient à donner à Alon un vertige inexplicable. Il était le Chevalier-Sang d'Arzel, maintenant. Son frère régnait, et lui, il devait l'appuyer et exécuter ses desseins. Et cela l'effrayait, car il lui semblait ne plus rien connaître de son frère. Et cela depuis cinq ans...

Un grincement le ramena à la réalité. Il tourna rapidement son regard, tendu comme un arc, la main prête à tirer sa lame, mais quand il comprit ce qui faisait ce bruit, il se détendit. Par une porte dissimuler dans ses étagères, une silhouette enveloppée d'un grand manteau à capuchon venait d'entrer. Sans voir le visage de la personne, il savait parfaitement de qui il s'agissait. « Je ne m'attendais pas à ce que tu viennes ce soir, Enya » déclara-t-il d'une voix atone.

L'intruse releva son capuchon et laissa retomber sur ses épaules ses longues boucles opulentes couleur cannelle. Si Arzel et Alon avaient les yeux sombres de leur mère, Enya avait plutôt ceux, gris acier, de leur père. Elle était l'une des trois sœurs Tyngol, et elle n'avait qu'un an de plus qu'Alon. Ce soir-là, ces yeux étaient légèrement rougis, mais l'éducation de Dame Alayne avait si bien imprégné Enya que celle-ci pleurait rarement et peu. Elle affichait pourtant un sourire cajoleur, et elle se débarrassa de son épais manteau avant de rejoindre le jeune homme. « Il faut bien que je vienne te voir » lui répondit-elle en prenant la main posé sur l'accoudoir dans la sienne.

« Et si on nous surprenait ensemble ?

- Tu sais bien qu'ils n'oseront pas rentré dans tes appartements.

- Je suis Chevalier-Sang maintenant, cette excuse ne tient plus, j'ai des responsabilités et ils peuvent venir ici à tout moment.

- Justement, désormais tu as les rênes du pouvoir, si tu les congédies il...

- Enya !, s'emporta-t-il, aurais-tu oublié qui est notre lord maintenant ? »

Elle resta muette, et son sourire retomba. « Que peut-on bien craindre de lui ? Il est notre frère.

- Et il n'a pas hésiter à faire trancher la main de son écuyer parce que celui-ci avait mal fixé une courroie de son armure. »

Elle poussa un soupir. « Mais nous ne faisons rien de mal pourtant... et puis que peut-il faire, hein ? Nous...

- Enya, même Père m'a confié qu'il ne savait plus ce que ferait Arzel. Il est devenu incontrôlable, et son œil crevé nous le rappelle assez souvent.

- Tu penses qu'il pourrait s'attaquer à toi ? Vous êtes frères !

- N'a-t-il pas déjà tué un frère ? » gronda-t-il.

Elle se tut, et elle savait que c'était bien vrai. C'était un accident, certes, mais cinq ans auparavant, Arzel avait bel et bien tué Brieuc, le cadet de la fratrie, au cour d'un tournois. On avait déclaré que le drame venait d'un défaut du gorgerin de Brieuc, et que la puissante Raelion qu'Arzel maniait déjà s'était frayé un chemin dans cette faille pour atteindre le cou. C'était arrivé si vite, et Alon n'avait que dix ans, pourtant, il s'en souvenait parfaitement. Brieuc s'effondrant dans son sang qui giclait de son cou. Un an plus tard, c'était dame Alayne qui rejoignait son fils, rongé par le chagrin. Et depuis, Arzel n'avait plus été le même. Personne, jusqu'à leur père, n'avait su empêché les duels, toujours plus nombreux et violents, auxquels se livrait l'héritier. Et c'était bien cela qui l'inquiétait : qu'allait donc lui demander son frère ? Pourquoi l'avoir nommé Chevalier-Sang aussi vite ?

Enya vint s'asseoir sur ses genoux, et elle le sera contre elle. Il l'entoura aussi de ses bras. Le contact d'Enya, il le soulageait plus que toute autre chose. Sa chaleur, son odeur, sa peau, sa voix suave, il les chérissait. Il laissa sa tête aller contre l'épaule d'Enya, et plongea son regard dans ces prunelles grises et mélancoliques. Ce visage ovale était si clair et si doux, avec ces fines lèvres malicieuses. « Même Père ne nous aurait pas approuvé.

- Pourtant, Jaegis et Arwen ne sont-ils pas nos ancêtres ? Ne sont-ils pas chantés par les troubadours ?

- Et leur amour n'a-t-il pas déclenché une guerre fratricide qui a fait chuté le notre maison, alors au sommet de son apogée ?

- Tu préfères l'honneur de notre famille à notre amour ?

- Tiens-tu à me voir mourir avec Arzel, comme Jaegis et Ragalon ? »

Elle eut l'air lasse, tout à coup. Elle se pressa plus encore contre son amant. « De toute façon, tu es déjà mien et je suis déjà tienne. »

Il acquiesça. Son regard se perdit à nouveau dans le vague de ses pensées. « Nous nous verrons moins souvent. Arzel va m'envoyer au quatre coin du royaume pour accomplir ses volontés.

- Il... tu crois qu'il restera longtemps ? »

La question se voulait innocente, mais Alon comprit bien les sous-entendus qu'elle impliquait. « Je ne souhaite pas tuer mon frère. C'est contraire à ce que père nous a appris.

- Tout comme notre idylle. »

Il hésita, et répondit, un peu agacé. « Je n'ai fait de mal à personne en...

- ... couchant avec moi ? » acheva-t-elle d'un air malicieux.

Il la regarda. Elle était vêtu d'une très fine robe de soi qui lui découvrait les épaules. Il devinait la taille souple et la petite poitrine d'Enya, ses cuisses et la courbure de son ventre. Et il sentit le désir remonter dans tout son corps et embrasé ses tempes.

« Tu devrais t'occuper vite d'enlever ses vêtements encombrants, je crois » dit-elle en désignant sa tunique de laine noir et ses chausses. « Elle nous regarde. » Elle pointa du doigt la statuette en obsidienne de Bywyde, la Divinité de la Vie et des Créatures Vivantes que les Tyngol vénéraient en remerciement pour leur avoir permis de se lier aux vouivres. Enya récita : « ''Que deuil vienne et que célébré soit la vie.'' Mère nous l'a enseigné quand Brieuc a rejoint les Terres par Delà la Brume. Père est parti à leur rencontre, lui aussi. Nous devons célébrer la vie, et la faire bourgeonner » lui murmura-t-elle, et elle posa sa main sur son propre giron.

Alon affichait un air doux et paisible. Et sans prévenir, il se leva et la porta dans ses bras jusqu'à son lit. Elle riait, un peu surprise. Cela faisait un an qu'il s'offrait l'un à l'autre.

Il se débarrassa rapidement de ses lainages et souffla la chandelle avant de se glisser entre les draps auprès d'elle. Ils se pressèrent l'un contre l'autre, et il se glissa en elle, qui était déjà prête. Leur connexion était charnel, mais aussi dans leur esprit. Le sang des elfes mêlé à celui des hommes rendait sensible les esprits des Tyngol, et aucun sentiment ne créait un lien plus fort que l'amour. Leur corps et leur âme se joignaient. Ils poursuivirent leurs ébats jusqu'au levé de lune. Elle finit par s'endormir contre la poitrine de son amant, mais lui ne dormait pas. La lumière lunaire caressait sa peau, tachée de partout. Les traces de cet autre enfant qu'il avait absorbé dans le ventre de sa mère. Il était une chimère, un individu double, et cela le troublait à chaque fois qu'il y pensait. La Chimère... une boutade, une insulte que Brieuc et Arzel lui donnait quand il était petit. Il était le dernier, et les deux garçons avaient neuf et dix ans de plus que lui. Une attaque, qu'il avait fini par porter comme un insigne en grandissant. Il passa ses doigts dans les cheveux d'Enya avec délicatesse. Son sommeil était paisible. Ils n'avaient jamais cessé de dormir ensemble, depuis leur tendre enfance où la seule année qui les séparait faisait qu'ils partageaient le même lit, puis avec l'adolescence, Lord Maudan les avait séparés, car il craignait que son fils « reste dans les jupes de sa sœur. » Ils se retrouvaient la nuit pour dormir ensemble malgré tout, et ils n'avaient jamais été surpris ensemble. Il fallait dire qu'ils avaient exploré les dédales de Vouivre-Castel depuis qu'ils pouvaient marcher. Tout en la contemplant, il songeait à tous ces moments qu'ils avaient passé ensemble, dans la lande qui entourait le château, et comment leur affection avait dépassé peu à peu le simple cadre d'une relation fraternel. Il s'était avoué l'un à l'autre deux ans auparavant, et un an était passé avant qu'enfin il ne s'adonne aux plaisirs charnels. Tandis qu'il y pensait, il prenait conscience d'à quel point ils étaient coincés. Il resta éveillé encore un moment, affecté par cet homme imprévisible qui était devenu Comte.

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⏰ Última actualización: Oct 16, 2022 ⏰

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