Chapitre 1 : Valises pour l'enfer

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Mon renvoi du journal " La Gazette de Bruxelles " fut acté en date du 03 septembre 1937. Pendant vingt ans, moi, Vincent Agor, ai été journaliste pour ce quotidien. Vingt années de bons et loyaux services jusqu'à ce jour fatidique où, pris d'un accès de fureur, je flanquais mon poing dans le visage de mon rédacteur en chef. Je regrettais aussitôt mon geste mais le mal était fait. Ce pauvre Paul Leduc s'en trouverait défiguré à vie. En effet, dans ma colère, le coup fut si violent qu'il lui fit sauter deux dents.

Avant mon intervention, l'homme était déjà repoussant : malingre, bigleux, le crâne dégarni. Les rares cheveux qui lui restaient s'en trouvaient si gras et huileux qu'aucun produit supplémentaire n'était nécessaire pour maintenir en place l'affreuse mèche cachant, sans succès, sa calvitie. Nul doute que ma malheureuse participation venait de réduire à néant le peu d'espoir qu'il lui restait de pouvoir à nouveau conquérir une dame.

Le jour de l'incident, on m'invita à rejoindre mon domicile et de revenir le lendemain lorsque j'aurais recouvré mes esprits. Je ne me souviens pas qui m'escorta jusqu'à la porte du bâtiment. Au vu des récents évènements, est-ce bien important que je me souvienne d'un si menu détail ?

Je ne pris pas le métro pour rentrer comme je le faisais à l'accoutumée. Je décidai de regagner mon foyer à pied. Vu l'heure, personne ne m'y attendait. A tout bien y réfléchir, peu importe l'heure, personne ne m'y attendait plus. Je me retrouvais donc à déambuler dans les rues de Bruxelles sous le ciel maussade et gris. Un ciel bien de chez nous qui inaugurait une drache nationale comme on en a le secret ici-bas.

Mes pensées revenaient sans cesse à l'échange qui avait précédé ma violente réaction à l'encontre de Paul Leduc. J'étais allé le trouver pour lui soumettre un article traitant de choses mystérieuses et effrayantes dont j'avais été témoin lors de mes congés payés. Il avait lu mon papier avant de le déchirer en affirmant qu'à la Gazette on ne traitait que de sujets sérieux et non pas de quelques rumeurs fantasques d'un coin reculé du pays. Lorsque je lui dis que j'avais été témoin de ces choses, il remit ma santé mentale en doute :
"Je pense que ton esprit est quelque peu dérangé depuis le décès de cette pauvre Louise."

A ces mots, mon sang ne fit qu'un tour et ... BIM. Distrait par les réminiscences de la scène, je n'aperçus pas le réverbère au milieu du trottoir et m'y encastrai de plein fouet. Par chance, le choc se révéla sans gravité.

Je repris conscience de mon environnement. Je me trouvais à moins de trois rues de mon immeuble. En poursuivant ma route, j'observais le quartier. Y ayant vécu toute ma vie, je ne le connaissais que trop bien. Pourtant, ce qui devait me paraitre familier apparaissait comme étranger, comme si ces choses n'étaient faites que des mirages. Mon manque de sommeil devait surement être la cause de ma perception déformée de mon environnement. Je me hâtais finalement de rentrer chez moi.

Arrivé au pied de mon immeuble, je vis mon voisin du dessus, Mr Albertin Georges, en pleine discussion avec la concierge, Mme Célestine Boulangard. Tout les différenciait : lui, rouquin, la vingtaine, le visage rond, il portait un pantalon brun sous une imper et à ses pieds se tenait un samoyède d'une blancheur immaculée ; elle, la soixantaine, le visage tiré, les cheveux noirs ramassés en un chignon qui la faisait paraître encore plus vieille, elle était affublée d'une immonde robe bleue typique des concierges et des grands-mères. Près d'elle, sur le rebord de la fenêtre un chat aussi noir qu'une nuit sans étoiles.

En passant devant eux, je les saluai distraitement et captai une partie de leur conversation. Ils parlaient d'un voyage à l'étranger ainsi que d'une statuette indigène. A vrai dire, bien que le sujet eût pu m'intéresser en d'autres circonstances, j'avais d'autres préoccupations et je décidai de ne pas m'attarder en leur compagnie.

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