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          Dans les profondeurs abyssales de ses prunelles couleur cobalt, il y avait l'univers, le néant, un petit bout de tout qui constituait une infime part de rien

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          Dans les profondeurs abyssales de ses prunelles couleur cobalt, il y avait l'univers, le néant, un petit bout de tout qui constituait une infime part de rien. L'infini s'écoulait dans les pigments de ses disques coruscants, insufflant à travers son être le règne de sa puissance. Gojo était fort, horriblement fort, et les mortels autant que les éternels craignaient son pouvoir. Il était la personnification de la grandeur, la figure de la force, la déité du savoir. Et parce que lui-même détrônait la supériorité des dieux, il était à la fois l'ami des pêcheurs et l'ennemi des prêcheurs, alors qu'il jonglait avec le bien et le mal comme s'ils étaient ses propres créations. Satoru était un dieu vivant, et lui seul méritait d'être vénéré, adulé, ou bien même détesté. Nul ne ressortait indemne à son courroux, car personne ne pouvait ne serait-ce que l'effleurer. Mais le monde l'avait méprisé, le monde l'avait haït, puis le monde avait été soumit.




—  Tu as toujours été le plus fort, prononça calmement une voix masculine, dont la virilité semblait enrouée par un fardeau invisible.

—  Toi aussi, tu étais fort.

—  Oui, je l'étais. Mais maintenant, je ne suis qu'un fantôme. Et personne ne craint les fantômes pour leur force.




          Ses opales chatoyantes rentrèrent en collision avec celles de son ancien camarade, de celui qui fut à la fois son ennemi aux yeux des autres, et son ami de cœur. Tragédies vacillantes aux souvenirs destructeurs, ils avaient été comme la réincarnation funeste de Patrocle et Achille, la renaissance macabre de leurs remords, guidés par la souffrance de leurs âmes éparpillées. Leur destin n'avait cessé d'être un drame constant, et eux, des acteurs du sombre théâtre qu'était la vie. Deux univers distincts habitaient l'esprit de chacun. Geto, dont les cheveux étaient attachés dans un chignon décoiffé, n'avait pas changé depuis son décès, de la robustesse de son corps balafré à son portrait aux attraits tranquilles. Gojo n'était pas surpris par la présence de son partenaire révolu, tant ce même visage apparaissait tel un maléfice dans ses cauchemars les plus atroces. Car il avait beau être à la hauteur des divinités, il restait un être torturé, usé, et souillé par la douleur.




—  Où sommes-nous ?

—  Je t'avouerais que je n'arrive pas à me décider. Suis-je dans un enfer inachevé ou bien un dans paradis isolé ? Je ne sais pas lequel je mérite.

—  Je doute que l'enfer ressemble à ça.

—  Tu as raison, il se trouve sur Terre après tout.




          Suguru laissa sa main choir contre le rivage, saisissant au creux de sa paume les résidus salés que délaissait le courant.




—  Peut-être que cet océan est accablé par les larmes de ceux qui vivent. Dis-moi Satoru, as-tu pleuré lorsque je suis mort ?

—  Pourquoi ?

—  Nous étions les plus forts. Tu m'as toujours considéré à ton niveau, mais en vérité, je ne l'ai jamais ne serais-ce que survolé. Tu étais tellement supérieur, et pourtant tu continuais à me regarder comme un égal. Me considérais-tu seulement comme un ami, un ennemi, un rival, ou juste comme un divertissement qui aurait fini par te lasser ? Dis-moi réellement Satoru, l'enfer, est-ce les autres ou bien toi ?

—  Je te considérais comme tel parce que tu étais mon ami ! Ne dis pas que je suis supérieur, n'oublie jamais une chose, c'est que je suis un humain moi aussi. Et ce, que je le veuille ou non. On était forts, mais visiblement pas suffisamment pour passer outre le fait que nos vies ont été un carnage. Et toi alors, pourquoi as-tu changé aussi subitement ? Pourquoi m'as-tu abandonné ? s'égosilla-t-il brutalement, laissant échapper sa tourmente.

—  Je l'étais ? Je ne le suis plus maintenant ?

—  Suguru, tu nous as trahi, je dois te considérer comment au juste ?

—  Je suis mort.

—  Et alors ? Tu es bien bavard pour un cadavre.




          Le visage de Gojo vint s'étirer dans un expression amère, laissant sa langue pulser violemment contre son palais. Il en avait assez de revoir son ancien coéquipier le traquer jusque dans ses songes. Il ne rêvait que de silence, à tel point qu'il donnerait volontiers l'entièreté de son pouvoir pour l'entrevoir. Comme les autres, il était fatigué de la vie, de ses tourments, et des morts qui ne cessaient de s'amonceler, de le hanter, de l'attendre sur l'autre rive.



          Il se souvenait, de l'époque où tout était mieux, du temps où ils étaient au moins un peu heureux. Puis tout s'était enchaîné, vite, trop vite pour les gamins qu'ils étaient. Peu importe à quel point il essayait d'oublier ce qui avait constitué sa jeunesse, il se sentait vidé, fugace, inutile, perdant l'âme dans la noirceur de ses peines. Après tout, les dieux n'avaient pas d'âme pour gouverner le monde, et c'était bien ce qu'il était ? Un être divin, puissant, craint, une personne au-dessus du monde, qui avait le pouvoir de le changer comme de le détruire.




—  Tu sais, ce n'est pas un rêve.

—  Tu l'as dis toi-même, tu es mort. Si ça n'en est pas un, qu'est-ce ? Je deviens fou alors ?

—  Les miracles existent peut-être.

—  Tu pourrais au moins faire semblant d'y croire.

—  Le soleil se couche, éluda-t-il simplement.




          Geto observa à son tour l'image de son partenaire, retraçant de la pointe de ses cheveux aux traits de son visage, semblant ciselés dans du marbre brut tant la perfection y habitait, à l'étincelle de ses prunelles céruléennes. Ses yeux, il les voyait refléter la profondeur de la mer, comme hypnotisés par les séductrices de l'océan, celles qui d'une mélopée pouvaient ensorceler les marins, puis les noyer dans les profondeurs de leur territoire. Le blanchâtre ne semblait pas particulièrement éreinté, mais son esprit, lui, l'était terriblement.




—  J'ai pour unique regret de ne jamais avoir pu t'égaler, afin d'accomplir la vision que je m'étais fixé. Mais peut-être que je me suis juste perdu, à force de trop penser. Mis à par ça, je me fiche pas mal de ce que devient le monde.

—  Ta dépouille a été accaparée par un fléau.

—  Je sais. Mais je ne peux rien y faire de toute façon.

—  Arrêtes de me hanter, je t'en pris.

—  Je suis désolé, je n'y peux rien. Chacun ses démons après tout.




          Sur ces dernières paroles, le soleil mourra derrière l'étendue d'eau turquoise, emportant avec lui les espoirs de Satoru. Car au fond de lui, il savait qu'il le reverrait, que ce soit dans un cauchemar, ou alors dans la mort.

LE SPLEEN DES MACCHABÉES, jujutsu kaisen.Where stories live. Discover now