Chapitre 1 : L'ennui

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— Figure-toi que le facteur s'est trompé d'adresse, marmonna ma mère en découpant à l'aide de son couteau un steak particulièrement coriace.

— Ah.

— Tu ne veux pas de râpé avec tes pâtes ?

— Non merci.

— Moi, j'en mets toujours.

    L'ennui me collait à la peau comme une variété d'herpès considérablement résistante aux traitements antifongiques. Pourtant, ma vie avait des accents de normalité rarement observés. Je vivais dans le petit hameau de La Chapelle —2500 habitants au dernier recensement— dans la villa la plus éloignée des axes routiers et du centre, c'est-à-dire loin de la boulangerie ouverte qu'en fin de semaine et des deux minuscules épiceries aux prix exorbitants. J'avais malgré tout la chance d'habiter dans un logement pour le moins immense, si vaste que je me permettais de changer de chambre à ma guise.

    Cette propriété était connue de tout le village et généralement surnommée « la grande maison aux volets lilas », particularité qui avait lancé une nouvelle mode dans cet endroit d'ordinaire gris et sinistre et dont le principe consistait à décorer murs, volets et mêmes portes grâce à une peinture de coloris identique. L'un des problèmes de La Chapelle, c'est qu'on ne pouvait que rarement se démarquer car toute tentative fantaisiste finissait immédiatement imitée, si bien que chaque idée ingénieuse ou avant-gardiste tournait vite à la caricature. Depuis lors, nous avions décidé de repeindre les volets, dégoûtés par cette horrible couleur qu'on voyait de partout mais il était désormais trop tard, notre habitat continuait à garder ce sobriquet par conséquent inapproprié.

    En dehors de son aspect gigantesque cependant, cette demeure n'avait guère de quoi attirer les regards. De nuit, elle paraissait même effrayante, éclairée par la lumière blafarde de la lune et accolée au côté du bois sombre de la Tour de Farges, où l'on avait déjà découvert un nombre presque comique de suicides, comme si tous les dépressifs de la planète choisissaient avec détermination les chênes de notre forêt pour s'y pendre. Autrefois notre vieille bâtisse constituait le terrain de quelques SDF venus s'abriter du froid, décuver ou organiser des combats de coqs. En nous y installant, nous avions trouvé des choses rédhibitoires tels que des tags obscènes ou des tâches suspectes sur le sol, décourageant ou horrifiant sans doute les précédents acheteurs. Il nous avait fallu plus d'un an pour que ce cocon soit un minimum habitable, et maintenant, nous ne l'aurions quitté pour rien au monde. À vrai dire, nous aimions cette maison, cette tranquillité, cet ostracisme, mais si nous restions terrés ici ma mère et moi, c'était parce que mon père avait activement participé à la reconstruction de notre foyer.

    Ce dernier était décédé deux ans auparavant après un long cancer du sang, ou leucémie foudroyante comme disaient les médecins. Foudroyante, ça oui ! Nous vivions une existence morne et ennuyeuse, comme je l'ai dit, mais quel bonheur de s'ennuyer ! Je n'avais jamais autant envié l'ennui que lorsque le diagnostic tomba. Foudroyante était le terme adéquat puisque notre vie avait brutalement basculé. Les médecins avaient été peu optimistes quant à la pathologie dont souffrait mon père, elle s'était déclarée à une vitesse vertigineuse, et le malheureux avait dû endurer nombre de traitements au combien futiles.

    Trois mois plus tard, à la fois interminables et étrangement fugaces, il mourut. Il rendit l'âme chez nous dans la chambre parentale, à la période de Noël. Myriam Trust, ma camarade de l'époque, avait d'ailleurs maladroitement déclaré à ce sujet « Mon pauvre, pendant les fêtes en plus...  » d'un ton compatissant, comme s'il existait un jour notable où mourir était moins désagréable. Je ne me souvenais que vaguement des obsèques, ayant une prédisposition singulière pour gommer de ma mémoire les souvenirs aussi déplaisants qu'inutiles. Je n'allais que très rarement au cimetière sur sa tombe, car bien que j'en ignorasse la raison, ils m'avaient toujours mis mal à l'aise. Non pas que je croyais aux fantômes et autres contes stupides du même genre, mais je me sentais angoissé et inexplicablement obscène à l'idée de pénétrer en un lieu où gisaient des restes humains décomposés.

L'EnflamméWhere stories live. Discover now