La Fontaine du Village

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Il était une fois sur le rivage inconnu d'un pays lointain, un village oublié. Personne ne s'y était rendu depuis des années, et personne ne s'en souvenait : les routes pour y aller étaient depuis longtemps effacées. Mais moi qui y suis toujours restée, fidèle à mon poste, attendant patiemment que l'on vienne me réveiller, je vous raconterai son histoire. 

 Il est né il y a longtemps mais je m'en souviens comme si c'était hier. Il sentait bon le neuf, l'enthousiasme, la poussière des travaux et la sueur des maçons, la terre fraîchement retournée, les fleurs dans les cheveux des dames. Les gens étaient venus de loin, tous, pour voir l'installation finale des amis, des enfants mariés à peine que l'on reverrait si peu, des cousins. Le village de l'autre côté était devenu trop grand, et on avait trouvé cet endroit encore désert pour le faire vivre. Tous ces gens-là voulaient remplir d'animation, de joie et de bruit cette terre inconnue et immense. Je regardais alors ces préparatifs avec grandintérêt. Je me sentais fière, planté bien droite contre le rocher de la colline, au bord de la place, cette dernière pavée de neuf et balayée pour l'inauguration, tant de fois qu'elle éblouissait en renvoyant la lumière éclatante du soleil de juin. On m'avait fleurie et mise à l'honneur, et toutes les maisons me regardaient et semblaient me saluer, m'écouter de leurs portes et me voir de leurs fenêtres. 

J'étais très consciente de mon importance. Sans moi, que deviendrais le village ? Ils m'avaient donné une robe de pierre toute neuve, et je l'essayais toute joyeuse : je m'y glissais, y ruisselais, y rebondissais, et glougloutais gaiment. Ils savaient qui j'étais ; ils connaissaient le prix de ce que je leur déversais avec prodigalité ; alors, ils avaient pris soin de moi. Je n'étais pas grande, ni en marbre précieux, ni finement sculptée d'angelots joufflus ou de monstres vomissant ; mais j'avais été façonnée avec tant d'amour, mes pierres avaient été choisies si soigneusement, que je me regardais comme la plus belle fontaine du monde. D'ailleurs, je n'en ai jamais vu d'autres. Cela ne m'empêchait certes pas de m'admirer sur la place et de penser que, vraiment, personne n'était aujourd'hui plus joli que moi. Ce jour-là il y eut de la musique, des danses, un grand pique-nique etencore des jeux et de la musique ; puis il fallut tout ranger. Certains repartirent avec de grands aux-revoirs chez eux, et d'autres s'installèrent dans les maisons neuves, fatigués de cette longue journée. Je les vis disparaître par les rues et les portes des maisons alignées autour de la place, puis je vis unes à unes les lumières s'allumer. 

Je restais, choyée pendant de longues années, heureuse parmi les enfants qui venaient jouer sur ma margelle, toujours chantante, tant au cœur de l'été qu'au plus fort de l'hiver. Le village suivait tranquillement le cours de sa vie. Les jeunes ménages eurent de petits enfants, ceux-ci grandirent, se marièrent, et leurs enfants à leur tour... Ainsi je vis passer sous mon robinet les cruches et seaux de tant de générations que je ne puis plus les compter. Mais dans mes entrailles lointaines et profondes grandissait la peur que ce bonheur tranquille ne durât pas. En effet, j'y sentais confusément une déchirure qui allait s'agrandissant, lentement mais sûrement. C'était alors un sentiment diffus et incertain, cependant il allait se confirmer par la suite – trop rapidement à mon goût. 

Il se précisa brusquement le jour, en une seule journée, (unité de temps ridicule par rapport à votre vie si courte ! pour vous ce serait en un quart de seconde sans doute) je sentis ma belle pierre plate de devant, sur laquelle tant d'enfants s'étaient assis pour jouer avec mon eau les jours de grande chaleur, cette pierre déjà affaissée lamentablement, enfoncée à moitié dans la terre, je la sentis d'abord craquer, puis se fissurer et enfin se briser avec un bruit sinistre. Le lierre et la mousse m'avaient déjà recouverte, les pluies m'avaient déjà usée, les hommes m'avaient déjà heurtée avec leurs brouettes, et j'avais perdu là un peu de ma dignité ; mais jamais, vraiment jamais, une de mes pierres ne s'était brisée. Ce bruit, je crus avoir été la seule à l'entendre, et je commençais à me lamenter sur mon sort qui me semblait écrit d'avance : je voyais passer dans mon cœur des images horribles de ruines, de fontaine stérile, ou retournée à l'état sauvage après l'abandon des hommes. 

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⏰ Last updated: Jun 29, 2022 ⏰

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