UNE PENSION BOURGEOISE (partie 12)

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– Madame, dit-il, vous avez à causer avec monsieur de Restaud, veuillez agréer mes hommages, et me permettre...
– Toutes les fois que vous viendrez, dit
précipitamment la comtesse en arrêtant Eugène par un geste, vous êtes sûr de nous faire, à monsieur de Restaud comme à moi, le plus vif plaisir.
Eugène salua profondément le couple et sortit suivi de monsieur de Restaud, qui, malgré ses instances, l’accompagna jusque dans l’antichambre.
– Toutes les fois que monsieur se présentera, dit le comte à Maurice, ni madame ni moi nousn’y serons.
Quand Eugène mit le pied sur le perron, il s’aperçut qu’il pleuvait. – Allons, se dit-il, je suis venu faire une gaucherie dont j’ignore la cause et la portée, je gâterai par-dessus le marché mon habit et mon chapeau. Je devrais rester dans un coin à piocher le Droit, ne penser qu’à devenir un rude magistrat. Puis-je aller dans le monde quand, pour y manœuvrer convenablement, il fautun tas de cabriolets, de bottes cirées, d’agrès
indispensables, des chaînes d’or, dès le matin des gants de daim blancs qui coûtent six francs, et toujours des gants jaunes le soir ? Vieux drôle de père Goriot, va !
Quand il se trouva sous la porte de la rue, le cocher d’une voiture de louage, qui venait sans doute de remiser de nouveaux mariés et qui ne demandait pas mieux que de voler à son maître quelques courses de contrebande, fit à Eugène un signe en le voyant sans parapluie, en habit noir, gilet blanc, gants jaunes et bottes cirées. Eugène était sous l’empire d’une de ces rages sourdes qui poussent un jeune homme à s’enfoncer de plus en plus dans l’abîme où il est entré, comme s’il espérait y trouver une heureuse issue. Il consentit par un mouvement de tête à la demande du cocher. Sans avoir plus de vingt-deux sous dans sa poche, il monta dans la voiture où quelques grains de fleurs d’oranger et des brins de cannetille attestaient le passage des mariés.
– Où monsieur va-t-il ? demanda le cocher, qui n’avait déjà plus ses gants blancs.– Parbleu ! se dit Eugène, puisque je m’enfonce, il faut au moins que cela me serve à quelque chose ! Allez à l’hôtel de Beauséant, ajouta-t-il à haute voix.
– Lequel ? dit le cocher. Mot sublime qui confondit Eugène. Cet élégant inédit ne savait pas qu’il y avait deux hôtels de Beauséant, il ne connaissait pas combien il était riche en parents qui ne se souciaient pas de lui.
– Le vicomte de Beauséant, rue...
– De Grenelle, dit le cocher en hochant la tête et l’interrompant. Voyez-vous, il y a encore l’hôtel du comte et du marquis de Beauséant, rue Saint-Dominique, ajouta-t-il en relevant le marchepied.
– Je le sais bien, répondit Eugène d’un air sec. Tout le monde aujourd’hui se moque donc de moi ! dit-il en jetant son chapeau sur les coussins de devant. Voilà une escapade qui va me coûter la rançon d’un roi. Mais au moins je vais faire ma visite à ma soidisant cousine d’une manièresolidement aristocratique. Le père Goriot me coûte déjà au moins dix francs, le vieux scélérat ! Ma foi, je vais raconter mon aventure à madame de Beauséant, peut-être la ferai-je rire. Elle saura sans doute le mystère des liaisons criminelles de ce vieux rat sans queue et de cette belle femme. Il vaut mieux plaire à ma cousine que de me cogner contre cette femme immorale, qui me fait l’effet d’être bien coûteuse. Si le nom de la belle vicomtesse est si puissant, de quel poids doit donc être sa personne ? Adressons-nous en haut. Quand on s’attaque à quelque chose dans le ciel, il faut viser Dieu !
Ces paroles sont la formule brève des mille et une pensées entre lesquelles il flottait. Il reprit un peu de calme et d’assurance en voyant tomber la pluie. Il se dit que s’il allait dissiper deux des précieuses pièces de cent sous qui lui restaient, elles seraient heureusement employées à la conservation de son habit, de ses bottes et de son chapeau. Il n’entendit pas sans un mouvement d’hilarité son cocher criant : La porte, s’il vous plaît ! Un suisse rouge et doré fit grogner sur ses gonds la porte de l’hôtel, et Rastignac vit avecune douce satisfaction sa voiture passant sous le porche, tournant dans la cour, et s’arrêtant sous la marquise du perron. Le cocher à grosse houppelande bleue bordée de rouge vint déplier le marchepied. En descendant de sa voiture, Eugène entendit des rires étouffés qui partaient sous le péristyle. Trois ou quatre valets avaient déjà plaisanté sur cet équipage de mariée vulgaire. Leur rire éclaira l’étudiant au moment où il compara cette voiture à l’un des plus élégants coupés de Paris, attelé de deux chevaux fringants qui avaient des roses à l’oreille, qui mordaient leur frein, et qu’un cocher poudré, bien cravaté, tenait en bride comme s’ils eussent voulu s’échapper. À la Chaussée-d’Antin, madame de Restaud, avait dans sa cour le fin cabriolet de l’homme de vingt-six ans. Au faubourg Saint-Germain, attendait le luxe d’un grand seigneur, un équipage que trente mille francs n’auraient pas payé.
– Qui donc est là ? se dit Eugène en
comprenant un peu tardivement qu’il devait se rencontrer à Paris bien peu de femmes qui ne fussent occupées, et que la conquête d’une de cesreines coûtait plus que du sang. Diantre ! ma cousine aura sans doute aussi son Maxime. Il monta le perron la mort dans l’âme. À son aspect la porte vitrée s’ouvrit ; il trouva les valets sérieux comme des ânes qu’on étrille. La fête à laquelle il avait assisté s’était donnée dans les grands appartements de réception, situés au rez-de-chaussée de l’hôtel de Beauséant. N’ayant pas eu le temps, entre l’invitation et le bal, de faire une visite à sa cousine, il n’avait donc pas encore pénétré dans les appartements de madame de Beauséant ; il allait donc voir pour la première fois les merveilles de cette élégance personnelle qui trahit l’âme et les mœurs d’une femme de distinction. Étude d’autant plus curieuse que le salon de madame de Restaud lui fournissait un terme de comparaison. À quatre heures et demie la vicomtesse était visible. Cinq minutes plus tôt, elle n’eût pas reçu son cousin. Eugène, qui ne savait rien des diverses étiquettes parisiennes, fut conduit par un grand escalier plein de fleurs, blanc de ton, à rampe dorée, à tapis rouge, chez madame de Beauséant, dont il ignorait la biographie verbale, une de ces changeanteshistoires qui se content tous les soirs d’oreille à oreille dans les salons de Paris.
La vicomtesse était liée depuis trois ans avec un des plus célèbres et des plus riches seigneurs portugais, le marquis d’Ajuda-Pinto. C’était une de ces liaisons innocentes qui ont tant d’attraits pour les personnes ainsi liées, qu’elles ne peuvent supporter personne en tiers. Aussi le vicomte de Beauséant avait-il donné lui-même l’exemple au public en respectant, bon gré, mal gré, cette union morganatique. Les personnes qui, dans les premiers jours de cette amitié, vinrent voir la vicomtesse à deux heures, y trouvaient le marquis d’Ajuda-Pinto. Madame de Beauséant, incapable de fermer sa porte, ce qui eût été fort inconvenant, recevait si froidement les gens et contemplait si studieusement sa corniche, que chacun comprenait combien il la gênait. Quand on sut dans Paris qu’on gênait madame de Beauséant en venant la voir entre deux et quatre heures, elle se trouva dans la solitude la plus complète. Elle allait aux Bouffons ou à l’Opéra en compagnie de monsieur de Beauséant et de monsieur d’Ajuda-Pinto ; mais, en homme quisait vivre, monsieur de Beauséant quittait toujours sa femme et le Portugais après les y avoir installés. Monsieur d’Ajuda devait se marier. Il épousait une demoiselle de Rochefide. Dans toute la haute société une seule personne ignorait encore ce mariage, cette personne était madame de Beauséant. Quelques-unes de ses amies lui en avaient bien parlé vaguement ; elle en avait ri, croyant que ses amies voulaient troubler un bonheur jalousé. Cependant les bans allaient se publier. Quoiqu’il fût venu pour notifier ce mariage à la vicomtesse, le beau Portugais n’avait pas encore osé dire un traître mot. Pourquoi ? rien sans doute n’est plus difficile que de notifier à une femme un semblable ultimatum. Certains hommes se trouvent plus à l’aise, sur le terrain, devant un homme qui leur menace le cœur avec une épée, que devant une femme qui, après avoir débité ses élégies pendant deux heures, fait la morte et demande des sels. En ce moment donc monsieur d’Ajuda-Pinto était sur les épines, et voulait sortir, en se disant que madame de Beauséant apprendrait cette nouvelle, il lui écrirait, il seraitplus commode de traiter ce galant assassinat par correspondance que de vive voix. Quand le valet de chambre de la vicomtesse annonça monsieur Eugène de Rastignac, il fit tressaillir de joie le marquis d’Ajuda-Pinto. Sachez-le bien, une femme aimante est encore plus ingénieuse à se créer des doutes qu’elle n’est habile à varier le plaisir. Quand elle est sur le point d’être quittée, elle devine plus rapidement le sens d’un geste que le coursier de Virgile ne flaire les lointains corpuscules qui lui annoncent l’amour. Aussi comptez que madame de Beauséant surprit ce tressaillement involontaire, léger, mais naïvement épouvantable. Eugène ignorait qu’on ne doit jamais se présenter chez qui que ce soit à Paris sans s’être fait conter par les amis de la maison l’histoire du mari, celle de la femme ou des enfants, afin de n’y commettre aucune de ces balourdises dont on dit pittoresquement en Pologne : Attelez cinq bœufs à votre char ! sans doute pour vous tirer du mauvais pas où vous vous embourbez. Si ces malheurs de la conversation n’ont encore aucun nom en France, on les y suppose sans doute impossibles, par suitede l’énorme publicité qu’y obtiennent les médisances. Après s’être embourbé chez madamede Restaud, qui ne lui avait pas même laissé le temps d’atteler les cinq bœufs à son char, Eugène seul était capable de recommencer son métier de bouvier, en se présentant chez madame deBeauséant. Mais s’il avait horriblement gêné madame de Restaud et monsieur de Trailles, il tirait d’embarras monsieur d’Ajuda.
– Adieu, dit le Portugais en s’empressant de gagner la porte quand Eugène entra dans un petit salon coquet, gris et rose, où le luxe semblait n’être que de l’élégance.
– Mais à ce soir, dit madame de Beauséant en retournant la tête et jetant un regard au marquis.
N’allons-nous pas aux Bouffons ?
– Je ne le puis, dit-il en prenant le bouton de la porte.
Madame de Beauséant se leva, le rappela près d’elle, sans faire la moindre attention à Eugène, qui, debout, étourdi par les scintillements d’une richesse merveilleuse, croyait à la réalité des contes arabes, et ne savait où se fourrer en setrouvant en présence de cette femme sans être remarqué par elle. La vicomtesse avait levé l’index de sa main droite, et par un joli mouvement désignait au marquis une place devant elle. Il y eut dans ce geste un si violent despotisme de passion que le marquis laissa le bouton de la porte et vint. Eugène le regarda non sans envie.
– Voilà, se dit-il, l’homme au coupé ! Mais il faut donc avoir des chevaux fringants, des livrées et de l’or à flots pour obtenir le regard d’une femme de Paris ? Le démon du luxe le mordit au cœur, la fièvre du gain le prit, la soif de l’or lui sécha la gorge. Il avait cent trente francs pour son trimestre. Son père, sa mère, ses frères, ses sœurs, sa tante, ne dépensaient pas deux cents francs par mois, à eux tous. Cette rapide comparaison entre sa situation présente et le but auquel il fallait parvenir contribuèrent à le stupéfier.
– Pourquoi, dit la vicomtesse en riant, ne pouvez-vous pas venir aux Italiens ?
– Des affaires ! Je dîne chez l’ambassadeur d’Angleterre.
– Vous les quitterez.
Quand un homme trompe, il est
invinciblement forcé d’entasser mensonges sur mensonges. Monsieur d’Ajuda dit alors en riant : Vous l’exigez ?
– Oui, certes.
– Voilà ce que je voulais me faire dire,
répondit-il en jetant un de ces fins regards qui auraient rassuré toute autre femme. Il prit la main de la vicomtesse, la baisa et partit. Eugène passa la main dans ses cheveux, et se tortilla pour saluer en croyant que madame de Beauséant allait penser à lui ; tout à coup elle s’élance, se précipite dans la galerie, accourt à la fenêtre et regarde monsieur d’Ajuda pendant qu’il montait en voiture ; elle prête l’oreille à l’ordre, et entend le chasseur répétant au cocher :
Chez monsieur de Rochefide. Ces mots, et la manière dont d’Ajuda se plongea dans sa voiture, furent l’éclair et la foudre pour cette femme, qui revint en proie à de mortelles appréhensions. Les plus horribles catastrophes ne sont que cela dans le grand monde. La vicomtesse rentra dans sachambre à coucher, se mit à table, et prit un joli papier. Du moment, écrivait-elle, où vous dînez chez les Rochefide, et non à l’ambassade anglaise, vous me devez une explication, je vous attends. Après avoir redressé quelques lettres défigurées par le tremblement convulsif de sa main, elle mit un C qui voulait dire Claire de Bourgogne, et sonna.
– Jacques, dit-elle à son valet de chambre qui vint aussitôt, vous irez à sept heures et demie chez monsieur de Rochefide, vous y demanderez le marquis d’Ajuda. Si monsieur le marquis y est, vous lui ferez parvenir ce billet sans demander de réponse ; s’il n’y est pas, vous reviendrez et me rapporterez ma lettre.
– Madame la vicomtesse a quelqu’un dans son salon.
– Ah ! c’est vrai, dit-elle en poussant la porte. Eugène commençait à se trouver très mal à l’aise, il aperçut enfin la vicomtesse qui lui dit d’un ton dont l’émotion lui remua les fibres ducœur : Pardon, monsieur, j’avais un mot à écrire, je suis maintenant tout à vous. Elle ne savait ce qu’elle disait, car voici ce qu’elle pensait : Ah ! il veut épouser mademoiselle de Rochefide. Mais est-il donc libre ? Ce soir ce mariage sera brisé, ou je... Mais il n’en sera plus question demain.
– Ma cousine... répondit Eugène.
– Hein ? fit la vicomtesse en lui jetant un regard dont l’impertinence glaça l’étudiant. Eugène comprit ce hein. Depuis trois heures il avait appris tant de choses, qu’il s’était mis sur le qui-vive.
– Madame, reprit-il en rougissant. Il hésita, puis il dit en continuant : Pardonnez-moi ; j’ai besoin de tant de protection qu’un bout de parenté n’aurait rien gâté.
Madame de Beauséant sourit, mais tristement : elle sentait déjà le malheur qui grondait dans son atmosphère.
– Si vous connaissiez la situation dans laquelle se trouve ma famille, dit-il en continuant, vous aimeriez à jouer le rôle d’une de ces féesfabuleuses qui se plaisaient à dissiper les obstacles autour de leurs filleuls.
– Eh ! bien, mon cousin, dit-elle en riant, à quoi puis-je vous être bonne ?
– Mais le sais-je ? Vous appartenir par un lien de parenté qui se perd dans l’ombre est déjà toute une fortune. Vous m’avez troublé, je ne sais plus ce que je venais vous dire. Vous êtes la seule personne que je connaisse à Paris. Ah ! je voulais vous consulter en vous demandant de m’accepter comme un pauvre enfant qui désire se coudre à votre jupe, et qui saurait mourir pour vous.
– Vous tueriez quelqu’un pour moi ?
– J’en tuerais deux, fit Eugène.
– Enfant ! Oui, vous êtes un enfant, dit-elle en réprimant quelques larmes ; vous aimeriez sincèrement, vous !
– Oh ! fit-il en hochant la tête.
La vicomtesse s’intéressa vivement à
l’étudiant pour une réponse d’ambitieux. Le méridional en était à son premier calcul. Entre le boudoir bleu de madame de Restaud et le salonrose de madame de Beauséant, il avait fait trois années de ce Droit parisien dont on ne parle pas, quoiqu’il constitue une haute jurisprudence sociale qui, bien apprise et bien pratiquée, mène à tout.
– Ah ! j’y suis, dit Eugène. J’avais remarqué madame de Restaud à votre bal, je suis allé ce matin chez elle.
– Vous avez dû bien la gêner, dit en souriant madame de Beauséant.
– Eh ! oui, je suis un ignorant qui mettra contre lui tout le monde, si vous me refusez votre secours. Je crois qu’il est fort difficile de rencontrer à Paris une femme jeune, belle, riche, élégante qui soit inoccupée, et il m’en faut une qui m’apprenne ce que, vous autres femmes, vous savez si bien expliquer : la vie. Je trouverai partout un monsieur de Trailles. Je venais donc à vous pour vous demander le mot d’une énigme, et vous prier de me dire de quelle nature est la sottise que j’y ai faite. J’ai parlé d’un père...
– Madame la duchesse de Langeais, dit
Jacques en coupant la parole à l’étudiant qui fit legeste d’un homme violemment contrarié.
– Si vous voulez réussir, dit la vicomtesse à voix basse, d’abord ne soyez pas aussi démonstratif.
– Eh ! bonjour, ma chère, reprit-elle en se levant et allant au-devant de la duchesse dont elle pressa les mains avec l’effusion caressante qu’elle aurait pu montrer pour une sœur et à laquelle la duchesse répondit par les plus jolies câlineries.
– Voilà deux bonnes amies, se dit Rastignac.
J’aurai dès lors deux protectrices ; ces deux femmes doivent avoir les mêmes affections, et celle-ci s’intéressera sans doute à moi.
– À quelle heureuse pensée dois-je le bonheur de te voir, ma chère Antoinette ? dit madame de Beauséant.
– Mais j’ai vu monsieur d’Ajuda-Pinto entrant chez monsieur de Rochefide, et j’ai pensé qu’alors vous étiez seule. Madame de Beauséant ne se pinça point les lèvres, elle ne rougit pas, son regard resta lemême, son front parut s’éclaircir pendant que la duchesse prononçait ces fatales paroles.

Le père GoriotWhere stories live. Discover now