UNE PENSION BOURGEOISE (partie 10)

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Si madame de Beauséant n’avait pas été là, ma divine comtesse eût été la reine du bal ; les jeunes gens n’avaient d’yeux que pour elle, j’étais le douzième inscrit sur sa liste, elle dansait toutes les contredanses. Les autres femmes enrageaient. Si une créature a été heureuse hier, c’était bien elle. On a bien raison de dire qu’il n’y a rien de plus beau que frégate à la voile, cheval au galop et femme qui danse.
– Hier en haut de la roue, chez une duchesse, dit Vautrin ; ce matin en bas de l’échelle, chez un escompteur : voilà les Parisiennes. Si leurs maris ne peuvent entretenir leur luxe effréné, elles se vendent. Si elles ne savent pas se vendre, elles éventreraient leurs mères pour y chercher de quoi briller. Enfin elles font les cent mille coups. Connu, connu !
Le visage du père Goriot, qui s’était allumé comme le soleil d’un beau jour en entendant l’étudiant, devint sombre à cette cruelle observation de Vautrin.
– Eh ! bien, dit madame Vauquer, où donc est votre aventure ? Lui avez-vous parlé ? lui avez-vous demandé si elle venait apprendre le Droit ?
– Elle ne m’a pas vu, dit Eugène. Mais
rencontrer une des plus jolies femmes de Paris rue des Grès, à neuf heures, une femme qui a dû rentrer du bal à deux heures du matin, n’est-ce pas singulier ? Il n’y a que Paris pour ces aventures-là.
– Bah ! il y en a de bien plus drôles, s’écria Vautrin.
Mademoiselle Taillefer avait à peine écouté, tant elle était préoccupée par la tentative qu’elle allait faire. Madame Couture lui fit signe de se lever pour aller s’habiller. Quand les deux dames sortirent, le père Goriot les imita.
– Eh ! bien, l’avez-vous vu ? dit madame Vauquer à Vautrin et à ses autres pensionnaires. Il est clair qu’il s’est ruiné pour ces femmes-là.
– Jamais on ne me fera croire, s’écria
l’étudiant, que la belle comtesse de Restaud appartienne au père Goriot.
– Mais, lui dit Vautrin en l’interrompant, nous ne tenons pas à vous le faire croire. Vous êtesencore trop jeune pour bien connaître Paris, vous saurez plus tard qu’il s’y rencontre ce que nous nommons des hommes à passions... (À ces mots, mademoiselle Michonneau regarda Vautrin d’un air intelligent. Vous eussiez dit un cheval de régiment entendant le son de la trompette.) – Ah ! ah ! fit Vautrin en s’interrompant pour lui jeter un regard profond, que nous n’avons néu nos petites passions, nous ? (La vieille fille baissa les yeux comme une religieuse qui voit des statues.) – Eh bien ! reprit-il, ces gens-là chaussent une idée et n’en démordent pas. Ils n’ont soif que d’une certaine eau prise à une certaine fontaine, et souvent croupie ; pour en boire, ils vendraient leurs femmes, leurs enfants ; ils vendraient leur âme au diable. Pour les uns, cette fontaine est le jeu, la Bourse, une collection de tableaux ou d’insectes, la musique ; pour d’autres, c’est une femme qui sait leur cuisiner des friandises. À ceux-là, vous leur offririez toutes les femmes de la terre, ils s’en moquent, ils ne veulent que celle qui satisfait leur passion. Souvent cette femme ne les aime pas du tout, vous les rudoie, leur vend fort cher des bribes de satisfactions ; eh ! bien !mes farceurs ne se lassent pas, et mettraient leur dernière couverture au Mont-de-Piété pour lui apporter leur dernier écu. Le père Goriot est un de ces gens-là. La comtesse l’exploite parce qu’il est discret, et voilà le beau monde ! Le pauvre bonhomme ne pense qu’à elle. Hors de sa passion, vous le voyez, c’est une bête brute.
Mettez-le sur ce chapitre-là, son visage étincelle comme un diamant. Il n’est pas difficile de deviner ce secret-là. Il a porté ce matin du vermeil à la fonte, et je l’ai vu entrant chez le papa Gobseck, rue des Grès. Suivez bien ! En revenant, il a envoyé chez la comtesse de Restaud ce niais de Christophe qui nous a montré l’adresse de la lettre dans laquelle était un billet acquitté. Il est clair que si la comtesse allait aussi chez le vieil escompteur, il y avait urgence. Le père Goriot a galamment financé pour elle. Il ne faut pas coudre deux idées pour voir clair là-dedans. Cela vous prouve, mon jeune étudiant, que, pendant que votre comtesse riait, dansait, faisait ses singeries, balançait ses fleurs de pêcher, et pinçait sa robe, elle était dans ses petits souliers, comme on dit, en pensant à ses lettres dechange protestées, ou à celles de son amant.
– Vous me donnez une furieuse envie de savoir la vérité. J’irai demain chez madame de Restaud, s’écria Eugène.
– Oui, dit Poiret, il faut aller demain chez madame de Restaud.
– Vous y trouverez peut-être le bonhomme Goriot qui viendra toucher le montant de ses galanteries.
– Mais, dit Eugène avec un air de dégoût, votre Paris est donc un bourbier.
– Et un drôle de bourbier, reprit Vautrin. Ceux qui s’y crottent en voiture sont d’honnêtes gens, ceux qui s’y crottent à pied sont des fripons.
Ayez le malheur d’y décrocher n’importe quoi, vous êtes montré sur la place du Palais-de-Justice comme une curiosité. Volez un million, vous êtes marqué dans les salons comme une vertu. Vous payez trente millions à la Gendarmerie et à la Justice pour maintenir cette morale-là. Joli !
– Comment, s’écria madame Vauquer, le père Goriot aurait fondu son déjeuner de vermeil ?– N’y avait-il pas deux tourterelles sur le couvercle ? dit Eugène.
– C’est bien cela.
– Il y tenait donc beaucoup, il a pleuré quand il a eu pétri l’écuelle et le plat. Je l’ai vu par hasard, dit Eugène.
– Il y tenait comme à sa vie, répondit la veuve.
– Voyez-vous le bonhomme, combien il estpassionné, s’écria Vautrin. Cette femme-là sait lui chatouiller l’âme.
L’étudiant remonta chez lui. Vautrin sortit.
Quelques instants après, madame Couture et Victorine montèrent dans un fiacre que Sylvie alla leur chercher. Poiret offrit son bras à mademoiselle Michonneau, et tous deux allèrent se promener au Jardin-des-Plantes, pendant les deux belles heures de la journée.
– Eh bien ! les voilà donc quasiment mariés, dit la grosse Sylvie. Ils sortent ensemble aujourd’hui pour la première fois. Ils sont tous deux si secs que, s’ils se cognent, ils feront feu comme un briquet.– Gare au châle de mademoiselle Michonneau, dit en riant madame Vauquer, il prendra comme de l’amadou.
À quatre heures du soir, quand Goriot rentra, il vit, à la lueur de deux lampes fumeuses, Victorine dont les yeux étaient rouges. Madame Vauquer écoutait le récit de la visite infructueuse faite à monsieur Taillefer pendant la matinée.
Ennuyé de recevoir sa fille et cette vieille femme, Taillefer les avait laissé parvenir jusqu’à lui pour s’expliquer avec elles.
– Ma chère dame, disait madame Couture à madame Vauquer, figurez-vous qu’il n’a pas même fait asseoir Victorine, qu’est restée constamment debout. À moi, il m’a dit, sans se mettre en colère, tout froidement, de nous épargner la peine de venir chez lui ; que mademoiselle, sans dire sa fille, se nuisait dans son esprit en l’importunant (une fois par an, le monstre !) ; que la mère de Victorine ayant été épousée sans fortune, elle n’avait rien à prétendre ; enfin les choses les plus dures, qui ont fait fondre en larmes cette pauvre petite. La petites’est jetée alors aux pieds de son père, et lui a dit avec courage qu’elle n’insistait autant que pour sa mère, qu’elle obéirait à ses volontés sans murmure ; mais qu’elle le suppliait de lire le testament de la pauvre défunte, elle a pris la lettre et la lui a présentée en disant les plus belles choses du monde et les mieux senties, je ne sais pas où elle les a prises, Dieu les lui dictait, car la pauvre enfant était si bien inspirée qu’en l’entendant, moi, je pleurais comme une bête.
Savez-vous ce que faisait cette horreur d’homme, il se coupait les ongles, il a pris cette lettre que la pauvre madame Taillefer avait trempée de larmes, et l’a jetée sur la cheminée en disant :
C’est bon ! Il a voulu relever sa fille qui lui prenait les mains pour les lui baiser, mais il les a retirées. Est-ce pas une scélératesse ? Son grand dadais de fils est entré sans saluer sa sœur.
– C’est donc des monstres ? dit le père Goriot.
– Et puis, dit madame Couture sans faire
attention à l’exclamation du bonhomme, le père et le fils s’en sont allés en me saluant et me priant de les excuser, ils avaient des affaires pressantes.Voilà notre visite. Au moins il a vu sa fille. Je ne sais pas comment il peut la renier, elle lui ressemble comme deux gouttes d’eau.
Les pensionnaires, internes et externes, arrivèrent les uns après les autres, en se souhaitant mutuellement le bonjour, et se disant de ces riens qui constituent, chez certaines classes parisiennes, un esprit drôlatique dans lequel la bêtise entre comme élément principal, et dont le mérite consiste particulièrement dans le geste ou la prononciation. Cette espèce d’argot varie continuellement. La plaisanterie qui en est le principe n’a jamais un mois d’existence. Un événement politique, un procès en cour d’assises, une chanson des rues, les farces d’un acteur, tout sert à entretenir ce jeu d’esprit qui consiste surtout à prendre les idées et les mots comme des volants, et à se les renvoyer sur des raquettes. La récente invention du Diorama, qui portait l’illusion de l’optique à un plus haut degré que dans les Panoramas, avait amené dans quelques ateliers de peinture la plaisanterie de parler en rama, espèce de charge qu’un jeune peintre, habitué de la pension Vauquer, y avait inoculée.– Eh bien ! monsieurre Poiret, dit l’employé au Muséum, comment va cette petite santérama ?
Puis, sans attendre sa réponse : Mesdames, vous avez du chagrin, dit-il à madame Couture et à Victorine.
– Allons-nous dinaire ? s’écria Horace
Bianchon, un étudiant en médecine, ami de Rastignac, ma petite estomac est descendue usque ad talones.
– Il fait un fameux froitorama ! dit Vautrin. Dérangez-vous donc, père Goriot ! Que diable ! votre pied prend toute la gueule du poêle.
– Illustre monsieur Vautrin, dit Bianchon, pourquoi dites-vous froitorama ? il y a une faute, c’est froidorama.
– Non, dit l’employé du Muséum, c’est
froitorama, par la règle : j’ai froit aux pieds.
– Ah ! ah !
– Voici son excellence le marquis de
Rastignac, docteur en droit-travers, s’écria Bianchon en saisissant Eugène par le cou et le serrant de manière à l’étouffer. Ohé, les autres,ohé ! Mademoiselle Michonneau entra doucement, salua les convives sans rien dire, et s’alla placer près des trois femmes.
– Elle me fait toujours grelotter, cette vieille chauve-souris, dit à voix basse Bianchon à Vautrin en montrant mademoiselle Michonneau.
Moi qui étudie le système de Gall, je lui trouve les bosses de Judas.
– Monsieur l’a connu ? dit Vautrin.
– Qui ne l’a pas rencontré ! répondit
Bianchon. Ma parole d’honneur, cette vieille fille blanche me fait l’effet de ces longs vers qui finissent par ronger une poutre.
– Voilà ce que c’est, jeune homme, dit le quadragénaire en peignant ses favoris.
Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses,
             L’espace d’un matin.


– Ah ! ah ! voici une fameuse soupeaurama,dit Poiret en voyant Christophe qui entrait en tenant respectueusement le potage.
– Pardonnez-moi, monsieur, dit madame Vauquer, c’est une soupe aux choux.
Tous les jeunes gens éclatèrent de rire.
– Enfoncé, Poiret !
– Poirrrrrette enfoncé !
– Marquez deux points à maman Vauquer, dit Vautrin.
– Quelqu’un a-t-il fait attention au brouillard de ce matin ? dit l’employé.
– C’était, dit Bianchon, un brouillard
frénétique et sans exemple, un brouillard lugubre, mélancolique, vert, poussif, un brouillard Goriot.
– Goriorama, dit le peintre, parce qu’on n’y voyait goutte.
– Hé, milord Gâôriotte, il être questiônne de véaus.
Assis au bas bout de la table, près de la porte par laquelle on servait, le père Goriot leva la tête en flairant un morceau de pain qu’il avait sous saserviette, par une vieille habitude commerciale qui reparaissait quelquefois.
– Hé ! bien, lui cria aigrement madame
Vauquer d’une voix qui domina le bruit des cuillers, des assiettes et des voix, est-ce que vous ne trouvez pas le pain bon ?
– Au contraire, madame, répondit-il, il est fait avec de la farine d’Étampes, première qualité.
– À quoi voyez-vous cela ? lui dit Eugène.
– À la blancheur, au goût.
– Au goût du nez, puisque vous le sentez, dit madame Vauquer. Vous devenez si économe que vous finirez par trouver le moyen de vous nourrir en humant l’air de la cuisine.
– Prenez alors un brevet d’invention, cria l’employé au Muséum, vous ferez une belle fortune.
– Laissez donc, il fait ça pour nous persuader qu’il a été vermicellier, dit le peintre.
– Votre nez est donc une cornue, demanda encore l’employé au Muséum.– Cor quoi ? fit Bianchon.
– Cor-nouille.
– Cor-nemuse.
– Cor-naline.
– Cor-niche.
– Cor-nichon.
– Cor-beau.
– Cor-nac.
– Cor-norama.
Ces huit réponses partirent de tous les côtés de la salle avec la rapidité d’un feu de file, et prêtèrent d’autant plus à rire, que le pauvre père Goriot regardait les convives d’un air niais, comme un homme qui tâche de comprendre une langue étrangère.
– Cor ? dit-il à Vautrin qui se trouvait près de lui.
– Cor aux pieds, mon vieux ! dit Vautrin en enfonçant le chapeau du père Goriot par une tape qu’il lui appliqua sur la tête et qui le lui fit descendre jusque sur les yeux.Le pauvre vieillard, stupéfait de cette brusque attaque, resta pendant un moment immobile.
Christophe emporta l’assiette du bonhomme, croyant qu’il avait fini sa soupe ; en sorte que quand Goriot, après avoir relevé son chapeau, prit sa cuiller, il frappa sur la table. Tous les convives éclatèrent de rire.
– Monsieur, dit le vieillard, vous êtes un mauvais plaisant, et si vous vous permettez encore de me donner de pareils renfoncements...
– Eh ! bien, quoi, papa ? dit Vautrin en
l’interrompant.
– Eh ! bien ! vous payerez cela bien cher quelque jour...
– En enfer, pas vrai ? dit le peintre, dans ce petit coin noir où l’on met les enfants méchants !
– Eh ! bien, mademoiselle, dit Vautrin à Victorine, vous ne mangez pas. Le papa s’est donc montré récalcitrant ?
– Une horreur, dit madame Couture.
– Il faut le mettre à la raison, dit Vautrin.
– Mais, dit Rastignac, qui se trouvait assezprès de Bianchon, mademoiselle pourrait intenter un procès sur la question des aliments,
puisqu’elle ne mange pas. Eh ! eh ! voyez donc comme le père Goriot examine mademoiselle
Victorine.
Le vieillard oubliait de manger pour
contempler la pauvre jeune fille dans les traits de laquelle éclatait une douleur vraie, la douleur de l’enfant méconnu qui aime son père.
– Mon cher, dit Eugène à voix basse, nous nous sommes trompés sur le père Goriot. Ce n’est ni un imbécile ni un homme sans nerfs.
Applique-lui ton système de Gall, et dis-moi ce que tu en penseras. Je lui ai vu cette nuit tordre un plat de vermeil, comme si c’eût été de la cire, et dans ce moment l’air de son visage trahit des sentiments extraordinaires. Sa vie me paraît être trop mystérieuse pour ne pas valoir la peine d’être étudiée. Oui, Bianchon, tu as beau rire, je ne plaisante pas.

Le père GoriotOù les histoires vivent. Découvrez maintenant