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Yves étudiait à l'École de Magie depuis trois semaines et trouvait le cursus toujours aussi déroutant qu'à son arrivée. En fait, le bâtiment lui-même baignait dans un flou général – pas une brume, un flou – que le jeune garçon finissait par attribuer à l'influence de la Magie elle-même. Il lui aurait fallu se laisser porter par le flot des leçons formelles, des séances de recherches, des causeries intuitives, jusqu'à mieux saisir ce qu'on essayait de lui faire accomplir. Peut-être qu'on finirait par lui expliquer pourquoi on l'avait envoyé ici en pension dès qu'on avait eu détecté son Don.

L'École existait dans plusieurs lieux en même temps, d'après les rumeurs. Par Magie, pas parce qu'on l'avait construit sur la frontière de multiples pays. C'était sans doute la raison pour laquelle le ciel aperçu par la fenêtre n'avait jamais aucun sens, éventuellement l'explication à la diversité architecturale de la bâtisse – d'une pierre calcaire entre jaunâtre et grisâtre pour les chambres des étudiants, d'un marbre contrasté blanc et noir aux étages réservés aux membres du corps enseignant.

L'escalier que descendait Yves, sa liste de commissions serrée dans la main, était fait de briques rouges. Il s'agissait du chemin qui menait de sa chambre à la cour de la Maîtresse des Poules. Yves n'avait jamais, jusqu'ici, eu besoin de commander un ingrédient à un professeur chargé de sa garde : il appréhendait de commettre une faute de protocole et se rassurait à l'idée que la Maîtresse des Poules n'était au fond qu'une fille de basse-cour.

Dans sa petite enfance, lorsqu'on l'employait encore comme berger, les serviteurs chargés de tenir la maison du maître lui paraissaient d'un caractère plus noble que le sien ; la gardienne des poules, des oies, des pintades et des canards de la basse-cour de la ferme lui était à peine moins lointaine que la princesse d'un distant royaume. Depuis, il avait grandi – trop à son goût – et son don lui avait permis de constater la nature commune de toutes les personnes employées par le maître, de la plus petite souillon au chef le plus arrogant.

Il toqua à la porte de la cour puis la poussa. Une clarté l'accueillit : l'éclat céruléen du ciel. Les yeux par terre le temps de s'habituer à la luminosité, Yves repéra une poule occupée à gratter la poussière à la recherche d'insectes. La force de l'habitude lui fit étendre son empathie vers elle.

La poule vit les filaments blancs de Magie l'approcher et les repoussa du plat de l'aile.

Le jeune homme en mourut de honte. Le petit talent inné qui l'avait fait repérer dans son village ne valait, à l'École de Magie, rien du tout : tout ce qui respirait, ou presque, était en mesure de le contrer, de le rejeter. Privé de son sens supplémentaire, sans rien pour l'informer des humeurs et des intentions des gens qui l'entouraient, Yves titubait. Un salut lui fit lever les yeux.

La Maîtresse des Poules ressemblait exactement à une fille de basse-cour : le tablier brun sur la robe retroussée, le fichu blanc dans les cheveux, le visage rougi par l'éclat du... Yves haussa davantage le regard : pas de soleil dans ce ciel magique, rien que sa chaleur. Et pourtant, chez la jeune femme, une froideur de seigneuresse. Yves avait beau l'avoir déjà eue comme enseignante, il ne s'y faisait pas. Il enfonça sa tête dans ses épaules. Elle lança :

« Que veux-tu ? »

L'étudiant avala sa salive.

« J'aurais besoin d'un œuf à deux jaunes. À un de vos cours, vous nous disiez que vous aviez des poules qui font deux jaunes à tous les coups, alors...

— C'est raisonnable. »

La Maîtresse des Poules chanta un appel. Il ressemblait à la fois à un roucoulement et à une série de claquements de langue, et paraissait trop compliqué pour une gorge humaine. Une poule au plumage roux s'envola pour venir dignement se poser dans les bras de sa Maîtresse. La Maîtresse des Poules la cajola, enfonçant ses doigts sous ses rémiges, lui murmurant à l'oreille.

Elle tira enfin un œuf de sous la poule.

« Voici. Il te fallait autre chose ? »

Yves s'en rappela à ce moment-là. Il consulta sa liste, terrorisé.

« Il me fallait... une plume noire... »

La Maîtresse des Poules haussa les sourcils.

« De la même poule que l'œuf ? »

Yves, trop mortifié pour parler, hocha la tête. La Maîtresse des Poules eut un soupir.

« Erreur de débutant. Normal : tu débutes. »

Elle chuchota quelque chose à l'oreille de la pondeuse rousse. Celle-ci approcha son bec de son oreille et lui rendit un caquètement sotto voce. La Maîtresse des Poules acquiesça, puis arracha une plume de sous la volaille. Noire. Yves l'attrapa au vol.

« C'est un devoir spécial ? »

Incapable de définir si la question était rhétorique ou sincère, Yves choisit d'y répondre :

« On m'a dit qu'il fallait suivre ses rêves. »

La Maîtresse des Poules attendit la suite. Yves ignorait comment continuer son explication. Enfin elle saisit sa pensée :

« Tu as rêvé d'un rituel ?

— C'est ça. En cours, on nous a dit que les rêves où la Magie intervient signifient parfois quelque chose, même si souvent ils ne veulent rien dire, alors...

— C'est bien, tu es sérieux. Tu ne seras pas déçu s'il ne fonctionne pas ?

— Non, madame. Je suis là depuis moins d'un mois. Je suppose que ce serait présomptueux, de penser que je vais réussir à faire de la Magie si vite. »

La Maîtresse des Poules hocha la tête. Yves fourra son œuf et sa plume dans sa musette.

« Attends.

— Madame ?

— Tu dois un remerciement à quelqu'un. »

Étrange façon de parler d'elle-même. Sauf si ? Yves fixa la poule. La poule lui rendit son regard. Dans le doute, il lui fit la révérence. Le visage de Maîtresse des Poules se transforma d'un sourire. À ce moment précis, parce qu'il y avait eu cette discussion, cet échange, Yves crut bon de tenter sa chance, de lancer le filet nacré de son empathie sur la Maîtresse...

Elle l'attrapa d'une main et le lui renvoya au visage. Sa honte dédoublée brûla les joues de l'étudiant. Il tourna les talons, emprunta la porte, décampa.

Yves et la Maîtresse des PoulesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant