Chapitre 5

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Erwan 

Quartier Plateau Mont-Royal, Montréal, samedi 21 août 2021 – 9 h 00

Je profite de ne pas avoir cours pour me rendre à l'association que je co-gère avec un pote que je connais depuis mes douze ans.
    
Il est un enfant du 11 septembre comme moi, à la différence que Julien avait quinze ans à l'époque. Il était dans l'une des tours avant d'être sauvé in-extremis quelques secondes avant l'effondrement du premier building, contrairement à ses parents. Depuis ce jour, il habite à Montréal puisque ses grands-parents maternels sont devenus ses tuteurs légaux. 
    
Julien a toute mon estime, car contrairement à moi qui ai vu le drame depuis un écran de télévision, lui il était sur les lieux, c'est pourquoi il aurait toutes les raisons du monde d'être islamo-arabophobe. Or, ce n'est pas le cas.
    
J'ai toujours pensé que c'est parce qu'après le drame, ses grands-parents l'ont envoyé voir un psychiatre. Il a consulté pendant dix ans. Peut-être aurais-je eu sa résilience si mon frère avait accepté que nos parrain et marraine nous envoient chez un professionnel.
   
Il a catégoriquement refusé, autant pour lui que pour moi. Les parents de François lui ont expliqué pourquoi c'était important que nous voyions un spécialiste. Ils ont utilisé de la salive pour rien : mon frère n'a pas changé d'avis. Pire, il les a menacés de prendre son émancipation ainsi que de récupérer ma garde si j'allais consulter.
   
C'était son premier manquement à son rôle de grand frère, le début d'une longue liste. 
    
Plus tard, j'ai compris que s'il n'avait pas donné son accord, c'était parce qu'il savait que si j'étais suivi, il n'aurait pas pu me manipuler en toute liberté.
    
Quand il est décédé, les parents de François m'ont envoyé chez un pédopsychiatre. Malheureusement, je n'avais aucune confiance en lui à cause de Marc qui m'avait raconté toutes sortes d'histoires terrifiantes sur les professionnels de la psychologie. Les parents de François ont espéré durant deux ans. Ils ont fini par stopper les séances vu qu'il n'y avait aucune avancée. De ce fait, ils jetaient une fortune par les fenêtres, argent qu'ils auraient pu utiliser autrement.
    
L'association s'appelle « Nous, les enfants du 11 septembre ». Elle a pour but de répondre aux interrogations des trois mille enfants des attentats de 2001, qu'elles soient encore irrésolues ou compliquées à comprendre. J'avoue qu'on fait davantage un travail d'investigation puisqu'on découvre de nouvelles choses au fil des années.
    
Depuis sa création, elle a aidé cent cinquante jeunes, dont moi. C'est Julien qui l'a créé à ses dix-huit ans. Quand j'ai eu l'âge légal d'être le co-gérant, on a fait en sorte de m'intégrer officiellement dans l'effectif décisionnel puisque je me suis toujours dévoué corps et âme pour elle.
    
Quand je mets ma casquette de co-gérant ou quand je mets ma casquette de chef de société, je reste neutre, car je suis professionnel et mes opinions concernent uniquement ma vie privée.
    
Cependant parfois j'aimerais mettre des « j'aime » aux commentaires les plus virulents sur les arabes ou soutenir dans ses propos une personne qui vient dans les locaux. Parce que parfois ça fait du bien d'être compris.
    
Lorsque je rentre dans les locaux, les lumières sont éteintes. J'appuie sur l'interrupteur, sors mon ordinateur de mon sac avant de l'allumer, puis je vais dans la petite cuisine mettre en marche la cafetière.
    
Quand je reviens dans la pièce, je remarque que Julien m'a laissé un mot sur le mur réservé à nos recherches. Celui-ci est décoré d'une affiche géante représentant les deux tours incendiées. Sur cette affiche sont punaisées diverses photos d'inconnus, des feuilles informatives, des coupures de journaux et j'en passe. Il y a aussi des notes à main levée, des flèches, des ronds. Bref, différents symboles nous aidant dans les recherches.
    
J'attrape le post-it laissé par mon ami. Je soupire lorsque je comprends qu'il s'agit d'une énième relance concernant une question. J'avoue que ses six derniers mois, les interrogations se sont multipliées, ce qui fait qu'on a pris un léger retard sur les recherches. Peut-être est-ce dû au fait que cette année, c'est le vingtième anniversaire de l'attentat.
    
Je m'installe à l'un des bureaux. Je lance Internet, me connecte sur les réseaux sociaux de l'association, puis j'écris un message à l'attention de nos abonnés afin qu'ils sachent que nous sommes toujours sur le coup.
    
À ce moment-là, la fiancée de Julien, Samira, passe les portes de l'association. Je l'ignore tandis qu'elle en fait de même tout en se dirigeant vers la salle de repos comme à son habitude quand je suis présent.
    
Qu'elle soit ici, alors qu'elle est arabe et musulmane, me retourne l'estomac. Par contre, je ne crée pas d'esclandre, car je vois bien que Julien est heureux avec elle.
    
De toute façon, Julien a fondé cette association sans jamais avoir eu de rancœur ni de haine envers les orientaux, alors il ne comprend pas la mienne. À ses yeux, ses parents ont été vengés lorsque les forces spéciales américaines ont réussi à tuer Ben Laden. Je ne suis pas de son avis, mais j'évite d'évoquer le sujet sous peine de partir dans des débats interminables. Il faut dire qu'il est susceptible depuis qu'il a rencontré sa copine.
    
— Salut, Erwan ! s'exclame la voix enjouée de Julien.
    
Je relève la tête.
    
— Salut. Ta fiancée est dans la salle de repos.
    
— Ça, j'aurais pu m'en douter. Tu as vu mon post-it ?
    
— Oui. Je viens d'ailleurs de publier un message sur nos réseaux à ce sujet.
    
— Parfait. Dis, tu manges avec moi ce midi ?
    
— Si tu veux.
    
— Bon, je dois y aller, j'ai rendez-vous avec cet ancien policer présent sur les lieux du drame.
    
Comment oublier cet homme ? Il est l'un des rares à avoir accepté de venir plusieurs fois à l'asso pour raconter son témoignage à nos adhérents. 
    
— Je suppose que tu vas aux U.S. ?
    
— Ouais, je vais à la frontière, dans le Vermont. On se rejoint à treize heures au restaurant italien à l'angle de la rue ?
    
— Ouaip.
    
— Génial. À tout à l'heure.
    
— Oui.
   
— Samira, chérie, je t'attends dans la voiture, crie-t-il avant de sortir.

The past, T4 : (Se) Pardonner pour aimer (BxB)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant