Chapitre 3

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Erwan    

Quartier du Vieux-Montréal, Montréal, dimanche 15 août 2021 – 1 h 30

Je subis des regards scandalisés quand je pénètre dans le séjour pour rejoindre l'étage. Ils me fixent comme si j'étais un néo-nazi. Tout le monde est déjà au courant de ma crise dans la cuisine, c'est pourquoi tous se font un plaisir de chuchoter dans mon dos. Je ne peux pas leur en vouloir, je pense même que j'aurais réagi de cette manière si les choses étaient différentes.
    
Dans un sens, je les comprends, étant donné que ça fait des années que je n'arrive plus à me regarder dans un miroir. J'aimerais juste qu'ils me jettent leur venin à la figure afin qu'on soit sur un pied d'égalité. Moi, je suis certes un anti-arabe doublé d'un islamophobe notoire, en revanche ma haine, je la crache ouvertement.
    
Je ne me cache pas derrière de misérables messes basses.
    
Je les dévisage, puis monte quatre à quatre les escaliers, la tête haute. 
    
Cela n'empêche pas les larmes de couler silencieusement.
    
Il ne faut pas croire que je fais exprès de haïr les arabes. Si ça ne tenait qu'à moi, je serais un mec tout à fait différent, ça me faciliterait la vie.
    
Non, je ne suis pas tout à fait sincère.
    
Pour être honnête, je suis tiraillé : d'un côté, je ne veux pas changer, car mon islamo-arabophobie est l'héritage de mon frère ainsi que le dernier lien qui me rattache à lui ; d'un autre côté, faire la paix avec les fantômes du passé, ne plus avoir à l'esprit une vengeance que de toute façon je ne pourrai pas assouvir, pour pouvoir m'offrir une nouvelle vie où je pourrai cohabiter sereinement avec les musulmans et les arabes, particulièrement avec Saidi, est très alléchant.
    
Le bien et le mal se battent quotidiennement dans mon for intérieur pour prendre le dessus. Malheureusement, le mal gagne le plus souvent.
    
Après tout, c'est ce que je suis.
    
La haine embaume mon cœur, coule dans mes veines, contrôle mon esprit. Je suis impuissant face à sa force.
    
La preuve, en Irlande, j'ai commis malgré moi un acte horrible en poussant Saidi près des falaises. Rien ne justifie mon acte, c'est l'une des raisons pour lesquelles je me suis excusé, même si Alex me l'a fortement conseillé.
    
C'est également pour ça que je me suis un peu confié à lui.
    
Ce jour-là, je ne pouvais plus me taire alors que tout le monde croyait que j'avais fait exprès de bousculer Saidi aux pieds des falaises. J'ai beau rendre sa vie infernale, ce n'est pas pour ça que j'ai envie qu'il meure. Je suis un sale connard, pas un assassin.  
    
Lors des soirées, je mets un masque de je-m'en-foutisme, cependant je vois chaque expression de mépris posée sur moi quand je rentre dans une pièce. Certains se transforment même en bouclier humain pour protéger leur copine arabe, croyant sans doute qu'en plus d'être un arabo-islamophobe, je suis aussi du genre à taper les femmes.
    
Parfois, ils me huent, me bousculent volontairement ou me murmurent une insulte. J'encaisse leurs réactions avec dignité, seulement au fond de moi, ça me détruit un peu plus.
    
Mon cœur saigne. 
    
On me juge, chuchote quand je poursuis mon chemin. Quelques fois, on refuse ouvertement que je participe à un jeu quand la bande n'est pas à proximité. Je suis la bête noire des soirées. En fait, quand j'y pense, je ne suis le bienvenu dans aucune fête. Je serais jeté dehors si la bande n'était pas avec moi. D'ailleurs, personne ne comprend pourquoi des gens gentils, responsables et ouverts d'esprit restent amis avec moi. Ça, j'avoue que je me suis posé la question plusieurs fois sans réussir à trouver une réponse.
    
Je me réfugie dans la salle de bains en entendant en fond sonore l'une des musiques de Katy Perry. La bande ne l'a sûrement jamais remarqué, trop occupée à s'amuser pour s'intéresser à moi, pourtant je finis toujours par m'isoler dans une pièce. Au moins, je ne crée aucun esclandre. Ce soir, au lieu d'aller dans la cuisine, j'aurais dû monter à l'étage dès notre arrivée. Je savais que c'était une mauvaise idée de me prendre une boisson sans la présence d'un autre membre de la bande.
    
Je me passe de l'eau sur la figure avant de fixer mon reflet dans le miroir. L'homme enragé qui me fait face me dégoûte autant qu'il me rassure.
    
C'est un sentiment très étrange auquel je me suis accoutumé avec le temps.
    
Je n'entends plus aucun bruit venant du séjour. Je suppose que la partie de Just Dance s'est terminée. Si Violette participe, j'espère qu'elle n'est pas tombée par inadvertance sur un spectateur. J'en sais quelque chose : un jour, elle s'est rétamée sur moi en tentant de tournoyer.
    
— Erwan, ça va ?
    
Je sursaute en entendant la voix étouffée de François. Je me passe une main dans les cheveux, puis frotte mes yeux.
    
— Ouais, ça va. Qu'est-ce qu'il y a ?
    
Je suis étonné du ton enjoué que j'ai réussi à simuler.
    
— Alexandre a pris un twister, tu viens y jouer ?
    
— Qui participe ?
    
— Damien, Alex, Karim, Marius et moi. Il y aura deux équipes de trois.
    
Saidi. Mes pensées se focalisent sur lui. Je me repasse le film de la soirée, plus particulièrement son intervention dans la cuisine. Extrêmement rares sont les fois où il prend le risque d'intervenir pour me calmer. J'admets qu'il a de sacrées couilles, il peut remercier son métier. En dehors de lui, les seuls qui ont les bons mots pour m'apaiser sont François, Alex, Marius et Alyssa. Or, ce soir, à part mon cousin qui vient de me rejoindre, je ne sais pas où ils sont. Sans doute éparpillés aux quatre coins de la baraque.  
    
Avant d'ouvrir la porte, je me sèche le visage, revête ma carapace, me forçant à plaquer sur mon visage un petit sourire que je tente de rendre le plus naturel possible.
    
C'est moyen, mais ça fera l'affaire.
    
— Ouais, un jeu entre nous, c'est une excellente idée, accepté-je en quittant la pièce.
    
— Erwan, t'es sûr que ça va ? 
    
— Oui, pourquoi ça n'irait pas ?
    
— Tu t'es enfermé dans une salle de bains.
    
— Ah ça. Il fait une chaleur de malade dans cette baraque avec tout ce monde, je suis juste venu me mettre un coup d'eau sur la tête et pour pas être dérangé, je me suis enfermé. Tu sais que certains sont tellement bourrés qu'ils prennent la salle de bains pour les chiottes et dégueulent dès qu'ils ouvrent la porte.
    
— Ouais, pas faux. Tu veux parler de ce qui s'est passé tout à l'heure ?
    
Je me retiens de lever les yeux au ciel. François tente à chaque fois de se prendre pour un psy, sauf qu'il est assez nul dans ce rôle. M'enfin, il essaie, c'est déjà bien.  
    
En effet, personne ne me comprend ni ne fait réellement attention à moi.
    
La plupart du temps, je crie mon désespoir ainsi que mon mal-être en me comportant comme un gamin ou en mettant mon masque islamo-arabophobe, malheureusement mes amis sont sourds à mes cris, car ils préfèrent m'engueuler, me punir ou pire, m'envoyer chez le psychologue sans penser une seule seconde que ce n'est pas d'un professionnel que j'ai besoin.
   
C'est d'attention, d'écoute.
    
— Un arabe m'a pris à partie. Ce n'est pas la première fois que ça arrive ni la dernière, François.
    
— Je ne peux qu'être d'accord avec toi, malheureusement. En revanche, si de ton côté, tu apprenais à répondre par l'ignorance, ça serait déjà pas mal...
    
— Tu m'as pris pour un soumis ? Quand on m'agresse, je me défends.
    
— Je comprends, le problème, c'est que si Andrew et Karim n'avaient pas été là, le mec se serait retrouvé à l'hôpital. Être indulgent quand c'est nécessaire ne peut pas te tuer.
    
On a tué mes parents, les attentats sont de plus en plus nombreux aux quatre coins du monde, mais il faudrait que je sois clément envers les arabes ? Rien que d'y penser, ça me fout la gerbe. Pourquoi devrais-je l'être ? Ils ne l'ont pas été pour mes parents ainsi que pour les milliers d'autres victimes qui sont mortes ou blessées lors des attentats survenus ces vingt dernières années.
    
Je suis profondément meurtri qu'il me balance ça en pleine figure. Surtout que contrairement à mes amis que j'adore, François je l'aime, il a une place à part dans mon cœur puisque c'est mon cousin.
    
Malheureusement, nous avons pris des chemins radicalement différents. Au décès de Marc, il a choisi de prendre sous son aile le nouveau champion, celui que je considérais comme le responsable de la mort de mon frère.
    
Cela a été la première fêlure dans notre relation ; d'autres sont intervenues au fil du temps.
    
Hélas, bien qu'aujourd'hui nous ayons crevé l'abcès, nos deux vies continuent d'être à l'opposé l'une de l'autre.
    
Cela se remarque dans nos interactions.
    
On ne se comprend plus.
    
Peut-être est-ce à cause de notre différence d'âge, ou parce qu'il ne comprend pas la haine que je voue aux arabes. Tout ce que je sais, c'est qu'à chaque fois qu'on discute, on finit toujours par arriver à une impasse. Pour tout dire, j'ai plus de discussion avec Saidi qu'avec lui, ce qui est un comble.
    
— T'es sérieux là ? J'en ai rien à foutre de ce mec. Moi vivant, je ne laisserai pas un arabe, ou n'importe qui d'autre, me provoquer ou m'insulter sans me défendre.
    
— OK, c'est bon, on arrête cette conversation, j'en ai marre, soupire François. Sinon, dis-moi, tes séances de psy sont intéressantes ?
    
— Ouais...
    
Depuis qu'il m'a obligé à aller consulter à notre retour d'Irlande, il ne cesse de me poser cette question. De mon côté, j'ai toujours la même réponse. Ça fait plus d'un an que je consulte malgré moi. En quinze mois, j'ai rencontré trois professionnelles parce que je stoppe les consultations après quelques séances, ce à quoi François répond par un nouveau rendez-vous. Au-delà du fait que mon cousin n'a pas compris que me forcer ne sert strictement à rien – pourtant, ce n'est pas faute de lui avoir fait remarquer – il choisit surtout très mal les psychologues. 
    
La première était une jeune de vingt-trois ans qui venait d'être diplômée. Pour tout dire, j'étais son tout premier patient. La pauvre, elle n'a pas eu de chance. Avec elle, j'ai tenu huit mois. Elle m'amusait à essayer de paraître expérimentée alors qu'elle faisait erreur sur erreur.
    
Avec la deuxième, j'ai arrêté après à peine un mois. À soixante balais, elle me prenait de haut tout en étant aussi aimable qu'une porte de prison.
    
Là, je suis suivi par une troisième psychologue depuis six mois environ. Elle est compétente et agréable, même si j'envisage d'arrêter une fois encore les séances pour diverses raisons. 
    
Si je continue ces foutues séances qui mènent toujours à une impasse, c'est parce que François appelle constamment le secrétariat de ma psychologue pour savoir si j'ai fait acte de présence.
    
Un jour, une grosse dispute éclatera, car ce flicage m'insupporte de plus en plus.

The past, T4 : (Se) Pardonner pour aimer (BxB)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant