Je m'abrite par réflexe sous l'auvent de la supérette, puis enlève mon masque. Il est trempé de toute façon, je vais m'y noyer si ça continue.
Noah a les yeux rivés sur son téléphone, ses lèvres bougent et il tend le bras dans tous les sens pour se repérer.
— Noah.
— Quoi ?
— Le magasin est fermé.
Il lève la tête, me regarde comme si j'étais débile.
— Et ?
— Et c'est quoi que tu ne comprends pas dans « ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre » ?
— T'as vu le temps qu'il fait ? Les gens ont vidé les rayons et à mon avis, ils vont pas être réapprovisionnés avant un moment.
— Mais c'est bizarre, non ? Et pourquoi le taxi nous a ramenés pile ici ? On était super loin !
Noah soupire et je sens bien que je l'emmerde avec mes questions. Peut-être qu'il ne mesure pas la gravité de la situation. Ou peut-être qu'il pense que je suis en train de faire une crise de panique. Il aurait raison sur les deux points.
— La carte buguait et toutes les routes se ressemblent dans ce bled, tu as bien vu. Il a dû tourner en rond, voilà tout. Viens, c'est par là.
Je n'insiste pas et n'ose pas lui demander combien de temps on va devoir crapahuter sous la pluie. Je marche en silence dans les empreintes mouillées de mon frère qui malgré ses dires, ne brille pas non plus par son sens de l'orientation.
Nous avançons sans grand entrain, moi accablée, lui concentré. À part nous, personne ne s'aventure dehors et je comprends pourquoi : les arbres décharnés qui bordent la route foutent la frousse. Certains se cachent sous des nappes de brouillard épaisses, je m'attends à ce qu'on nous enlève et nous étrangle à chaque pas.
Ne pense pas à la dame blanche, ne pense pas à la dame blanche.
C'est plus fort que moi. Je sursaute à chaque éclair et manque de faire tomber mon téléphone plusieurs fois. Ce qui serait très con, puisque seuls nos flashs éclairent la route. Heureusement qu'on les a, et heureusement qu'ils ne prennent pas l'eau surtout.
Merci la technologie.
— Ah non, attends, c'est de l'autre côté.
Je pourrais râler mais au final, tourner le dos à la forêt d'Hansel et Gretel me plaît bien.
Noah bifurque à gauche, je le suis sans grande conviction.
Mes baskets ne sont pas étanches, mes chaussettes sont trempées et je glisse à cause de mon chargement.
Mais je ne dis rien.
À Montpellier, on n'a pas besoin d'acheter des trucs qui résistent à la pluie, c'est plutôt l'inverse. Je regrette le temps clément de la Californie, ma partie préférée du voyage.
Y penser me donne envie de pleurer.
— Comment on va faire si on ne trouve pas ?
— On va trouver Av'. Au prochain croisement, on prend à droite. Tu ne l'entends pas ?
— Qui ?
— La maison, elle nous appelle.
Je m'arrête, incrédule. Il a l'air de se rendre compte de son mauvais goût mais il me fait tellement pitié, caché sous sa capuche, que je n'ai pas le cœur à l'engueuler.
— Très drôle.
— Oh allez, on y est presque. En plus je déconne qu'à moitié, il paraît que les maisons comme ça ont une âme ou un truc du genre. Rapport à leur vécu, tout ça.
— Putain Noah, dis-le si tu veux que je meure tout de suite !
Il rit et je m'applique à le traiter de tous les noms dans ma tête. J'ai beau être sa jumelle, je ne comprends pas à quel moment il a pu trouver ça drôle. Son humour pourri m'amuse d'ordinaire, mais pas aujourd'hui. Là, j'ai juste envie de me rouler en boule de douleur et de frustration.
— C'était l'autre droite, demi-tour.
Cette fois, tant pis, je râle. Je me vois déjà errer sans fin sur une route déserte dans une nuit permanente. Si ça se trouve, on est morts et on avance sur les routes du purgatoire.
Mes semelles glissent et je manque de me rétamer plusieurs fois. Ça aurait été moins compliqué à quatre. François aurait chambré Noah tout le long sur son incapacité à se repérer et Gado... Non, Ava.
Gado avait si peur de l'orage qu'il nous aurait collés non-stop.
Ça suffit.
— C'était vraiment une idée de merde.
— Sois pas vulgaire. On arrive bientôt en plus ! On monte la colline, là, et c'est au sommet.
J'acquiesce et marche encore. Mode pilote automatique.
— On longe carrément le Mississippi, là, non ? Ça craint pour les inondations.
— Quoi ?
Noah s'arrête et attend que j'arrive à sa hauteur, pour répéter plus fort ma question. Traîner nos bagages et nos achats nous coupent le souffle, j'ai mal aux côtes.
— Non, on en est loin ! Et puis, t'as vu la tronche de la baraque ? Elle en a connu d'autres, t'inquiète pas.
Je m'inquiète quand même, vu son excitation trop intense pour être sincère. À mon grand soulagement cependant, les arbres finissent par se raréfier.
À part le tonnerre et la pluie, on n'entend ni voix, ni oiseaux, ni bruits de moteur. J'aimerais bien savoir depuis quand on marche. Je n'ai pas regardé, mais ça doit faire presque deux heures qu'on a quitté la supérette.
Durée ressentie : trois semaines.
Mes épaules et mon dos crient à la torture, je suis obligée de multiplier les pauses pour reprendre mon souffle. Si mes envies de chauffage et de lit douillet ne surpassaient pas ma volonté, je ne bougerais plus depuis longtemps.
— C'est là !
Je m'arrête d'un coup et reconnais en effet l'imposante grille en fer. Surprise, elle semble en bien meilleur état que sur les photos. La maison elle-même se cache au fond d'une allée bordée de chênes, on la voit à peine d'ici.
— C'est un vrai, tu crois ?
Je lève la tête vers le sommet du portail, les yeux plissés pour me protéger de la pluie. Un corbeau y est perché, immobile. Vu le vent, je suppose qu'il a été sculpté à même le fer.
Soit ça, soit il a des pattes en béton.
— Sympa. Toi qui espérais de la magie d'Halloween, tu vas être servi.
Noah acquiesce, ravi. Il s'avance et la grille s'ouvre dans un grincement sinistre. Je m'attends presque à entendre une voix macabre nous demandant de bien vouloir entrer. Mais rien.
— On dirait un truc à reconnaissance faciale, c'est trop classe !
Ça y est, il est surexcité.
Et moi, je n'ai soudain plus hyper envie de bouger.
— Passe devant.
Je le suis avec précaution, me tourne vers le portail.
Il se ferme en silence derrière nous.

Ceux qui restentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant