Lettre de désespoir

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1ère place - seven-hearts

Lettre de désespoir

Cher amour,

Je t'ai vu ce soir.

Je te vois tous les soirs, chaque fois que je ferme les yeux.

Mais ce soir tu étais là, je t'ai reconnu malgré la terre sur ton visage et le sang sur tes mains.

Je me souviens de la première fois où nous nous sommes rencontrés, et toi ? Tu portais ce manteau bleu marine, un peu trop grand pour l'adolescent chétif que tu étais. Le col remontait jusqu'à la moitié de ton visage et avec ta casquette bien vissée sur la tête, on ne devinait que tes yeux sombres. Quels yeux mon ami. Ils me hantent encore, mon amour.

Chacun de nous fuyait quelque chose, loin de chez lui. Et alors que je n'avais plus ni maison ni bien, tu m'as fait me sentir en sécurité, toi qui avais dû quitter un pays auquel tu ne croyais plus. Un jour nous n'avions plus rien, et ensemble nous avions tout.

J'ai tué un homme aujourd'hui. Un soldat.

Mes parents ne m'ont pas élevé comme ça, pour ça, pour en arriver là. La balle l'a atteint en plein cœur. Et si le sien ne bat plus désormais, le mien se tord de douleur. Je crois que je suis mort aussi, je crois que je ne serai plus jamais celui que tu as aimé.

Peut-être que c'est le prix à payer ? Les mots de mon père résonnent en moi, surtout ce soir, sous cette lune lugubre et dans ce froid mordant. Quand il disait que les hommes comme nous ne méritaient pas de vivre, que les hommes comme moi étaient une honte pour leurs familles. Lui ai-je donné raison aujourd'hui ? Je le crois en pensant à qui je suis à présent.

Je t'ai vu ce soir, je sais que je ne te verrai plus.

Je t'ai vu ce soir et j'espère, j'espère de toute mon âme, que tu n'as pas eu le temps de me voir aussi, de me reconnaître et de comprendre que j'étais le soldat qui avait tiré sur toi. Je prie les dieux et les diables pour que tu n'aies pas eu le temps de réaliser...3

Ton sang est encore sur mes mains.

Je suis resté auprès de toi, j'ai tant pleuré que mon visage est presque propre. Et dans l'eau sombre et sanglante j'ai vu mon reflet avec le masque de la douleur. Je ne me suis pas reconnu. Alors peut-être que toi non plus ?

Je fais le vœu sans espoir que la dernière image que tu gardes de moi soit nos adieux. J'ai peur de fermer les yeux à nouveau... Car je te voyais me sourire sous tes larmes en promettant, de tes mots hasardeux et ton accent prononcé, que nous saurions nous retrouver car nous avions su nous rencontrer. Malgré les frontières et les obstacles, le destin nous avait réunis. Je sais ce que je verrai la prochaine fois que je fermerai les yeux, je sais de quoi sera fait mon enfer et je sais le goût du vide.

Mon ami, mon amour, je suis perdu. Je me demande, sous cette lune qui m'éclaire comme pour me trahir aux yeux des tiens, si je ne ferais pas mieux de me lever et de hurler en traversant ce champ de bataille pour les supplier de mettre fin à mes souffrances.

Mais si j'ai peur de vivre sans celui que j'aime, j'ai encore plus peur de mourir et que ça ne me ramène pas vers toi.

Le ciel est-il encore bleu au-dessus des nuages gris ? Le soleil nous a t-il abandonné ? Notre lit est-il encore chaud ?

Ma mère et ma sœur sont-elles seules à la maison ? Est-ce qu'elles attendent mon retour ?

Je crois que plus personne ne m'attend chez moi. Et je crois que je ne serai plus jamais nulle part à ma place. Ces mots n'arriveront jamais jusqu'à toi, car tu n'es plus là.

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