« Tu as perdu ta langue ? reprit la voix. Ou alors ce n'est peut-être pas le bon moment ? Excuse-moi, ça fait tellement longtemps que je n'ai pas eu l'occasion de faire la conversation que je n'ai pensé qu'à moi. Je vais te laisser tranquille.

- Non c'est bon. Vous ne me dérangez pas. »

Le prisonnier (ou la prisonnière à la voix grave) marqua un temps d'arrêt, visiblement surpris. A vrai dire, moi aussi j'avais été étonnée par mon intervention. Ce n'était pas dans mes habitudes d'engager la conversation, surtout avec un inconnu. D'ordinaire, j'avais plus tendance à me taire en restant dans mon coin et à ne parler que si j'avais quelque chose d'important à dire - Émie me le reprochait souvent, d'ailleurs, et mettait ça sur le compte de la timidité.

« Eh bien, tu m'en vois ravi ! s'exclama finalement la voix. Je suis heureux d'enfin parler à quelqu'un d'autre qu'Oca. 

- Oca ? relevai-je.

-Notre voisin de cellule.

-Celui qui murmure ?

-Celui-là même, confirma le prisonnier en riant. Mais Oca n'est pas son vrai nom, je l'ai baptisé ainsi en référence au prêtre fou. »

Curieusement, je sentis peu à peu cette boule au creux de mon estomac se dissiper.

« Quel prêtre fou ? 

- Tu ne connais pas l'histoire d'Oca ? fit le prisonnier, surpris. Je te la raconterais à l'occasion. »

Pourquoi pas maintenant ? aurais-je voulu demander. Mais des bruits de pas approchant nous firent taire. Un soldat, torche en main, passa devant nos cellules en nous lançant un regard noir. Pour la première fois, je me demandais si les prisonniers avaient le droit de discuter entre eux comme nous le faisions. Certainement pas, après réflexion. Le garde s'éloigna et une fois sûr qu'il ne nous entendrait plus, mon voisin de cellule reprit, comme s'il avait lu dans mes pensées : 

« Ne t'en fait pas pour les soldats. Ils aboient beaucoup mais ne mordront pas sans l'ordre d'un supérieur. Après tout, nous sommes au troisième sous-sol, aucune chance qu'ils ne prennent le risque de ne serait-ce que d'ouvrir la grille.

-Pourquoi ? demandai-je néanmoins plus bas.

- Eh bien, ils ont certainement peur.

-Peur ? Mais de quoi ? »

Le prisonnier se tut un instant et un bruit métallique m'apprit qu'il bougeait, tirant sur sa chaîne.

« Va savoir, soupira-t-il. Peut-être parce que seuls les prisonniers les plus dangereux ou instables sont enfermés au troisième sous-sol ?

- Quel est le rapport avec l'étage ?

-Tu n'en a jamais entendu parler ? s'étonna le prisonnier.

-Non. Je ne suis pas vraiment du coin, tout ça est un peu nouveau pour moi »

C'est le moins que l'on puisse dire.

« Hum... Laisse-moi t'expliquer dans ce cas, reprit l'homme. Tu as sûrement dû le remarquer mais le bâtiment semble petit vu de l'extérieur. Mais il se trouve qu'il s'enfonce profondément sous terre. En plus du rez-de-chaussée -où séjournent les soldats de garde -la prison se découpe en trois sous-sols : au premier sont enfermés les Élus, dans le second, les Maudits, et enfin dans le dernier -celui où nous nous trouvons- sont détenues les personnes "dangereuses" »

J'avais entendu les guillemets dans sa voix, mais cela ne m'empêcha pas de sentir un nouveau poids sombrer au fond mon estomac. Dangereuse. Voilà comment on me qualifiait. Je le savais, je savais que je représentais un danger, que cette chose était un danger. Et pourtant, l'entendre dire par quelqu'un d'autre rendait cet aspect concret, tangible. Il m'empêchait de m'y soustraire.

Lost in Another WorldWhere stories live. Discover now