Chapitre 1

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Le cœur d'Elven se gonflait, s'emplissait, se soulevait dans sa poitrine

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Le cœur d'Elven se gonflait, s'emplissait, se soulevait dans sa poitrine. Il voyait le sol s'éloigner lentement sous ses pieds, par-delà la rambarde de fer contre laquelle il s'appuyait et se penchait dans le vide. Et comme l'aéronef s'élevait lentement, l'esprit du jeune homme grimpait tout autant. La blancheur pâle du ciel nuageux, la silhouette dentelée de la ville industrieuse et crasseuse, tout cela commençait à sombrer peu à peu. Il réalisait à peine. Il ne touchait plus le sol. Il n'était plus à terre. Déjà, il était suspendu au ciel par un énorme ballon de toile et de fer, gonflé de gaz. Déjà, il éprouvait les balans de la vaste nacelle de bronze aux moteurs rugissants. Il était en vol. Pour la toute première fois de sa vie, il volait.

Non pas qu'il l'eût toujours souhaité, loin de là. Oh, combien avait-il pu le haïr, ce ciel si traître et si sanguinaire ! Jamais, au grand jamais, n'avait-il souhaité y faire un seul vol. Cette fois n'aurait pas dû faire exception.

Aujourd'hui, il réalisait à quel point haine et amour pouvaient être des sentiments proches, entrelacés comme des amants passionnés. Il le sentait. Le ciel. Il l'appelait. Il l'éprouvait dans ses entrailles qui s'ébrouaient, dans sa tête pleine de rêves à venir, dans son cœur embrasé. Il le ressentait dans le vent qui prenait une toute nouvelle saveur, agitait ses cheveux noirs, faisait larmoyer ses yeux d'ébène – ou était-ce l'émotion ? Il ne pourrait plus jamais revenir totalement. Il le savait. En cet instant, il le savait. Sans hésiter. Il réalisait déjà que ces sensations, nouvelles et infinies, allaient teinter son âme pour toujours d'une nouvelle saveur, d'une nouvelle passion, d'un nouveau désir. Qu'à jamais, il entendrait désormais l'appel du ciel.

Pour l'heure, il écoutait celui de la machine. Celui du moteur. Il vrombissait, vibrait dans toute la carcasse de la nacelle. Il étouffait les cris, les saluts et les hourras de tous les autres membres d'équipage qui partageaient le même pont et tâchaient de lancer de derniers aurevoirs à leurs familles. Il claquait, hurlait, grinçait et gémissait, déplaçant engrenages, arbres et pistons dans toute la partie arrière de la longue nacelle de bronze. Il entraînait en rotation les quatre immenses hélices contrarotatives qui propulseraient le dirigeable dans les cieux vers sa mission. Par les deux cheminées de bronze, le même moteur éructait des vomissures de fumées noires et poisseuses.

C'était pour entretenir cette machine-là qu'Elven avait rejoint l'équipage. Mécanicien de bord. Lui qui s'était toujours contenté de rester à terre, les deux pieds bien sagement rivés à la planète à réparer toute machine qui requérait ses soins, le voilà embarqué. Quelle guigne !

Mais quelle machine... l'Arcturus était formidable. Splendide. Flambant neuf, rutilant, ambitieux, fier. L'immense dirigeable sortait tout juste de son usine. Le ballon était grandiose, l'un des plus solides jamais construits. Sur son sommet reposait un entrelacs de filins et de câbles, une toile d'araignée à l'allure d'une précieuse résille à chignon ; ces câbles plongeaient alors dans le vide pour soutenir la nacelle, longue et élancée, racée, de bronze, de fer, d'acier et de verre. Le sommet de la nacelle servait de pont, bondé d'un équipage bruyant et d'un Elven silencieux. Quelle folie l'avait pris, d'accepter de monter à bord... quelle folie.

C'était sa rencontre avec Lord Lovencraft, qui l'avait décidé. Mû par la réputation de mécanicien hors pair que commençait à se tailler le jeune homme, l'aristocrate était venu frapper à la porte de son atelier, à peine quelques jours avant le décollage. Il lui avait proposé la mission, et un joli pactole à la clé. Fidèle à ses principes, Elven avait d'abord refusé. Encore dix-huit ans après l'accident, après la mort de ses parents dont il n'avait aucun souvenir, il persistait à demeurer à terre. Il ne commettrait pas la même erreur que celle qui leur avait coûté la vie : l'appel du ciel.

Mais Lord Lovencraft n'était pas n'importe quel patron, et la mission n'était pas anodine : le Cristal d'Opaline. Le mythique, mystérieux et disparu cristal du savoir absolu. Combien de fous, de prétendus aventuriers, de charlatans ou de doux rêveurs s'étaient lancés à sa poursuite ! Lord Lovencraft paraissait être de ceux-là : des doux rêveurs. Mais un doux rêveur riche et apprécié, ce qui faisait toute une différence. Un grand capitaine d'industrie, aussi. Il possédait ses propres ateliers de fabrication de dirigeables. L'Arcturus en était même siglé.

Et l'aristocrate, un quarantenaire élégant à l'allure altière et aux expressions mesurées, paraissait sûr de lui. Il émanait de lui un tel charisme, une telle prestance, une telle assurance, qu'il devenait impossible de mettre en doute sa parole lorsqu'il disait : « Je sais où gît le Saint-John ». C'étaient ces mots qui avaient convaincu Elven, plus que tout le reste. Ces mots, et le regard inébranlable de Lord Lovencraft.

Le Saint-John. Le dirigeable qui avait transporté les membres de la famille royale en possession du cristal et s'était écrasé, nul ne savait exactement où, cent cinquante ans plus tôt. L'épave n'avait jamais été retrouvée et avec elle, le cristal fut perdu à tout jamais. Cent cinquante ans de rêves, de mythes, de légendes, d'espoirs, de déceptions. Et avec eux s'était illuminé l'espoir enfoui d'Elven, avec eux s'était construit l'Arcturus, avec eux il s'élevait désormais dans le ciel.

Un dirigeable pour retrouver l'épave d'un autre. Que de mois de labeur, de construction, d'assemblage avait-il fallu pour donner vie à ce monstre céleste ! Elven n'y avait pas pris part, recruté sur le tard pour embarquer avec l'équipage, mais il savait. Mieux que quiconque, le mécanicien en lui appréciait la technologie, la science, le travail titanesque nécessaires pour mettre au ciel ce magnifique engin qui l'emportait désormais.

Pour la toute premièrefois, l'Arcturus volait. Il volait, bon sang ! Et avec lui,s'envolait Elven. Humain de chair et géant d'acier vibraient à l'unisson, encet instant, comme ils découvraient ensemble les caresses de la brise, ladistance de la terre, les appels des nuages. Comme ils appartenaient désormaisau ciel plus qu'à la terre.

Le Secret du Cristal d'OpalineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant