Premier jour.

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Esmée arrivait à un âge où on peut commencer à leurer sur sa vie.
Ce matin là, comme chaque matin,elle se réveilla d'humeur morose.
Quand elle ouvrit les yeux, l'idée de se lever et d'aller travailler lui parut insupportable. Pourquoi ne pouvait-elle pas passer sa vie à danser toute le nuit, sans se soucier de la gagner le jour.

Du haut de ses vingt-quatre ans, Esmée n'était plus une minaude et pas encore une femme,mais une créature d'entre deux temps,effrayée par l'existence.
Elle n'était pas à proprement parler
«une beauté», elle était mieux que ça.
Un corps svelte et sec, une belle allure de danseuse la faisait ressembler à un félin de salon.
On disait des filles comme elle qu'elles étaient intéressantes et Esmée l'était vraiment, dans tous les sens du terme, au physique comme au figuré.
Elle avait un charme indéniable et une dégaine sans nulle autre pareille, mais elle avait surtout un esprit hors du commun.
Drôle et désespérée, heureuse et pessimiste, douce et passionnée, Esmée était un soleil noir, un oxymore.
Ses long cheveux bruns encadraient d'une large frange un minois de chat sur lequel était dessinée une constellation de tâches de rousseur.
Son petit nez pointu surmontait une fine bouche ronde et rose, et elle avait, pour regarder le monde de grandes iris noisettes qu'elle maquillait souvent à l'excès.
Elle ferma les yeux, tenta de se rendormir, mais n'y parvient pas.
Elle attendit que sa bonne humeur habituelle vienne balayer sa quotidienne mélancolie,mais elle n'y arriva pas.
Elle s'assit sur son lit et fit un état des lieux.
Non, la tête ne la faisait pas souffrir, elle
n'avait ni la nausée ni les neurones ramollis, ses membres n'étaient pas engourdis et ses idées étaient bien en place.
Elle se trouva trop sérieuse, fit quelques
grimaces, esquissa un sourire, et constata que son visage était tout à fait souple.
Elle se laissa retomber sur l'oreiller, remonta sa couette et s'y emballa, et
ainsi bien calée, les yeux au plafond elle s'accorda encore trois minutes.
Le bruit des passants dans la rue pénétrait par ses fenêtres laissées ouvertes.
Les voix étrangères qui arrivaient à ses oreilles, joyeuses et légères, lui donnèrent
envie d'être une autre.
Comme elle aurait aimé être une de ses touristes en villégiature, découvrant le Sacré-Cœur et projetant de petit déjeuner,tranquille,sur une des terrasses de la place du Tertre.
Être en vacances dans sa propre ville, être en congé éternel, en voilà une idée de luxe!
Cette pensée commença de la dérider.
Elle sentit enfin courageuse et se décida
à se lever.
D'un grand coup de jambes, elle envoya la
couette en l'air, et d'un bond sortit de son lit.

«Compte à rebours!
Combien de temps vous reste-t-il,petit soldat ?»
se questionna-t-elle à voix haute.

Le réveil affichait 9h 17, 16 Octobre.
Esmée sentit son cœur lui remonter à la bouche.
Comme une enfant perdue au bord d'une piscine, elle grelotta et croisa les bras sur sa poitrine.
Elle chercha du regard un peignoir pour se couvrir et, ne trouvant rien, s'assit sur son lit et s'enroula à nouveau dans sa couette.
Dieu, qu'elle détestait les 16 Octobre.
Pour toujours et à jamais !

Elle aurait voulut être absente à elle-même, ou bien mourir un jour par an, mais en tout cas ne plus jamais revivre ce date-là.
Paralysée au bord du lit, les yeux pleins de larmes, elle se laissa traverser par le souvenir de cette nuit où elle avait tout perdu sur un coup de tête, une provocation.

C'était sept ans auparavant.

Jour pour jour.

Ce soir-là, ils s'étaient donné rendez-vous à vingt heures, au Petit Zinc, rue Saint Benoit.
À dix-neuf heures,elle s'était servi un verre de pouilly-fumé tout en inspectant sa garde-robe.
Elle avait mis un disque de jazz.
Nue, une cigarette à la main, elle dansait dans le salon,ne sachant pas encore ce qu'elle allait se mettre.
À dix-neuf heures quinze, elle opta pour une robe achetée à la boutique vintage de la rue des Martyrs.
Une robe blanche à fleurs bleues qui lui
donnait l'air de sortir d'un film italien des années cinquante.
À dix-neuf heures trente-cinq, elle se servit un deuxième verre de vin.
« It's a good day for singing a song»
,chantait-elle à tue tête avec Peggy Lee qui tournait sur la platine.
L'heure avançait, elle se savait en retard,et, pour la première fois de sa vie, elle s'en ficha.
Elle fit virevolter sa robe comme le font les petites filles,
«Prise par le temps, tu es prise... par le temps, se dit-elle, alors fonce! »
Dans sa course contre l'horloge, elle chaussa,cahin-caha, ses petites bottines vernies, enfila gracieusement son perfecto de cuire noir et attacha, à toute vitesse, sa longue chevelure brune en queue de cheval.
«Cheval, cheval»,
prononça-t-elle à voix haute et en hennissant, tout en se faisant des grimaces devant le miroir tandis qu'elle «babylissait»
le bout de sa queue.
Elle appliqua une ligne d'eye-liner sur ses yeux noisette, du rimmel à outrance et dessina sa bouche.
«Rouge, rouge-gorge, rouge sang, prends garde à toi »,
se dit-elle à voix haute en riant avant d'exécuter un pas de danse,
«c'est une musical comedy, une musical tragedy »chanta-t-elle sur l'air qui parvenait du salon.
Elle admira son reflet, prit des poses, fit dès moues et, se trouva fort à son goût.
Le disque devient muet et, soudain, son cœur s'arrêta de battre.

𝒞𝑖𝑎𝑜  𝒜𝑚𝑜𝑟𝑒. Kde žijí příběhy. Začni objevovat