— Mais c'est pas moi, c'est elle ! se défend-elle en me pointant du doigt.

Je me fabrique un visage innocent et regarde Marc.

 — Moi ?

Mais il n'est pas dupe et j'ai droit à une remarque, comme quoi je suis la plus grande, la plus mature et que ce n'est pas de mon âge. Iseult a un air satisfait et je me retiens de lui tirer la langue.
Nous attendons encore quelques minutes jusqu'à ce que les musiciens fassent s'élever les premières notes du chant d'entrée. Je déplie ma feuille de chant et commence à chanter. Père Benoît arrive dans mon champ de vision, avançant lentement. Il se penche devant les marches, les monte puis contourne l'autel. Il l'embrasse et va ensuite se placer devant son siège en velours rouge. Les voix de la petite assemblée se mélangent pour ne former qu'une, puis le silence tombe. Père Benoît s'avance jusqu'au micro, ouvre ses bras vers nous et dit :

 — Le Seigneur soit avec vous !

 — Et avec votre esprit, répondent les fidèles.

La célébration commence enfin. Je me concentre entièrement sur ce que dit le prêtre. La première partie de la messe se finit, ouvrant le pas sur la liturgie de la Parole. C'est généralement le moment où je commence à décrocher. Pendant la première lecture, j'arrive plutôt bien à suivre mais à la deuxième, mes pensées dérivent. Pas bien longtemps puisqu'il faut se lever juste après. Nous entonnons un chant, celui qui précède l'Evangile.

 — Alléluia, alléluia, alléluuuuuia !

Je ressens toute la joie que mettent les gens à chanter. Enfin, sauf Alba. Elle n'a pas l'air de chanter et ses sourcils sont froncés. Ma sœur, dans toute sa splendeur ! Père Benoît commence à lire et j'essaie de me concentrer, en vain. Mon regard dérive vers le côté droit. Il y a d'autres rangées de chaises mais je ne les aperçois pas toutes. Je ne peux voir que le premier rang, où, étrangement, un garçon est assis. Je parle de fait étrange puisqu'il a l'air d'avoir mon âge et qu'il est seul. Un jeune venant seul, de son plein grès, à la messe ? Je n'ai jamais vu ça ! En plus, je suis tous les dimanches à la cathédrale et je ne l'ai jamais vu.

Sa peau est bronzée, plus claire que celle de Lucille et Iseult, et ses cheveux sont brun foncé, épais et décoiffés. De loin, je ne parviens pas à voir la couleur de ses yeux. Dommage que je ne sois pas pourvue d'un super-pouvoir. Il dégage quelque chose de mystérieux et de grand. Ou alors c'est juste moi qui invente. Je le vois se lever et partir sur la droite, dans l'arc de cercle qui amène à des chapelles. Déçue, je reporte mon attention sur la cérémonie. Pile au même moment, l'Evangile est levée et nous pouvons nous asseoir. Néanmoins, Père Benoît continue à parler.

Dans ma tête, je tente de reconstituer son visage. C'est un exercice assez compliqué vu que je n'ai pu le voir qu'un moment. Pour être tout à fait honnête, ce garçon était assez agréable à regarder. Pour ne pas dire, un dieu vivant. Enfin non, considérez que je n'ai jamais dit ça. Parce que le seul dieu qui existe est mon Dieu. Du coup, l'inconnu ressemblerait plutôt à un ange. Aussitôt, une image de lui avec des ailes blanches derrière le dos m'apparaît, et je me retiens d'éclater de rire.

 — Qu'est-ce qu'il y a ? me demande Lucille en se penchant vers moi.

Je crois que je ne suis pas très discrète.

 — Je me suis fait une blague dans ma tête, je chuchote.

 — Je peux l'entendre ?

 — Non, je te la dirai à la fin.

Evidemment, je ne lui avouerai pas ce qui m'a déconcentrée.

[...]

Les cloches sonnent et tout le monde se lève. La messe est finie. J'ai presque envie de dire "enfin", parce que pendant tout le reste de la messe je n'ai pas revu l'inconnu. Peut-être qu'en sortant, je l'apercevrais. Une idée me vient soudain.

 — Iseult, donne-moi un chiffre entre 1 et 10, fais-je à haute voix, puisqu'on le peut à présent.

C'est un truc que je fais souvent avec elle. Quand je ne sais pas me décider, je demande à Iseult de choisir un chiffre et le hasard tranche pour moi. Une fois, je ne savais pas si je devais apprendre une définition de mon cours d'histoire. J'ai demandé à Iseult et le hasard a voulu que je ne l'apprenne pas. Malheureusement, elle était dans le contrôle et j'ai perdu deux points. Ma mère me reproche souvent de laisser le destin "pourrir" ma vie. Ce sont ses mots.

Bref, dans ma situation actuelle, si Iseult dit un chiffre pair, je vais parler au garçon et s'il est impair, je le laisse tranquille.

 — C'est pour quoi ? veut-elle savoir.

 — T'occupes. Donne juste un chiffre.

Elle souffle, comme toujours, et finit par me répondre trois. Tant pis, ce ne sera pas pour aujourd'hui...

 — Eh ! Alba, arrête de parler pour moi. Je voulais dire le six !

 — Sérieux ? je m'étonne.

Derrière elle, Alba est en train de ricaner. Je ne sais même pas reconnaître les voix de mes sœurs. Il faudrait que je m'achète de nouvelles oreilles.

 — Oui. Six, je te dis six.

Heureusement, personne ne peut me voir sourire puisque je m'éloigne déjà.

Nos sentiments voilésWhere stories live. Discover now