Chapitre II partie 1

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Mesha était assise auprès du feu, passablement ravie. Elle avait un excellent repas, de ceux qu'elle n'avait plus mangés depuis des lustres ; elle avait trouvé du bois à peu près sec entreposé dans une hutte pour alimenter une charbonnière abandonnée en pleine forêt qui lui donnait désormais un beau feu.

Elle avait mis une bonne distance entre elle et la bourgade hantée, se fendant d'un détour vers l'un des villages voisins pour en alerter les habitants du sort subi par le petit patelin d'Ibma. Ceux-ci avaient été alerter à leur tour la maréchaussée qui devait entreprendre les actions qui lui incombaient, parmi lesquelles fermer les routes menant à l'endroit ravagé et ériger des palissades autour de la bourgade. Sous quelques jours, Ibma serait un village fantôme et l'on rosserait quiconque oserait en évoquer le sort funeste ; ceci afin de prémunir les quolibets qui se répandraient sans cela et entraîneraient l'horreur et la peur dans les villes voisines, attirant les Sans-Âmes comme autant de mouches.

Satisfaite de son alerte au village voisin et leur faisant confiance pour s'occuper du reste, elle avait ensuite repris la route et était parvenue à avancer à bon rythme, son bagage mieux réparti depuis qu'elle avait récupéré le percheron. Elle avait même fini par se débarrasser de nouveau de son armure, qu'elle avait ajoutée aux bâts de son nouveau compagnon de route pour conserver une tenue plus confortable pour la marche. Comble du bonheur : il n'avait pas plu de la journée, malgré un ciel humide et menaçant.

Ce soir, donc, elle avait déharnaché les deux chevaux, leur offrant un repos et une bonne ration d'avoine bien méritée. Elle se réchauffait les pieds et les mains sur son feu en faisant rôtir le lapin déniché le matin, aromatisé des herbes fraiches qu'elle avait ramenées, fourré de morceaux de panais et de carottes. Elle jubilait et elle en avait l'eau à la bouche. Il semblait que rien ne pouvait plus entamer sa bonne humeur.

Jusqu'à ce sentiment désagréable, visqueux, gluant, qui picotait l'arrière de sa nuque : celui d'être observée.

Pas déjà, songea-t-elle avec désespoir. Pas si loin... non. Je ne me sens pas observée quand ils me regardent. C'est autre chose... quelque chose qui a une âme. Mais qui en est peut-être pire...

Elle tendit lentement la main vers son épée au fourreau, enroulée dans son ceinturon d'armes, posée non loin. Elle ne perçut pas de réaction, mais ses yeux ne distinguaient pas l'inconnu. Il était tapi dans les taillis, à n'en pas douter ; certainement derrière elle. La clairière où elle avait établi son maigre campement était cernée d'arbres et de fourrés offrant un couvert idéal pour un maraudeur, et elle n'était pas bien loin de la route qui menait à Ardeville. Son feu avait pu attirer un curieux de passage qui lorgnerait sur ses provisions autant que ses biens de valeur.

Elle rapprocha ses pieds de son séant, prête à bondir dessus pour se redresser, s'assura de la présence de son coutelas dans sa ceinture – plus pratique que l'épée si elle devait se battre contre un voleur à la dérobée qui s'approcherait de trop pour la longueur d'allonge de cette dernière. Puis elle fit semblant de rien et revint à la cuisson de son lapin, qui était pratiquement prêt, dans l'attente que l'autre se décide à passer à l'action pour se montrer.

Tu comptes m'épier toute la nuit, mon grand ? Ça ne va pas me plaire du tout, je n'ai presque pas dormi la nuit dernière, je vais être d'humeur massacrante si tu me voles aussi le sommeil cette nuit...

Elle retourna le lapin sur le feu et eut une idée : son acolyte devait avoir le ventre vide. Ne jamais sous-estimer les protestations d'un corps affamé... Elle sourit avec malice et découpa une cuisse du lapin en prenant soin de laisser le fumet de la viande cuite se répandre généreusement dans les environs, faisant couler quelques gouttes du gras de viande assaisonné sur les flammèches, laissant un morceau de peau croustillante l'y accompagner en grésillant l'instant suivant... elle déposa le tout sur une tranche de pain frais emporté du matin, extirpa un fragment de panais du ventre de l'animal et le mit avec. Si avec ça je ne t'entends pas affamé, c'est que tu as plutôt bien mangé dernièrement... ça me contrarierait de me faire voler par un enfoiré au ventre plein incapable d'apprécier le fumet d'un bon lapin rôti au feu de bois !

La Compteuse d'Âmes [publié en Auto Édition]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant