Je baisse les yeux vers le sol et y découvre une petite plaque d'immatriculation que je ramasse, l'observant un instant avant de la mettre dans ma poche, sans même savoir pourquoi. Le croassement d'un corbeau résonne dans l'air et je lève les yeux vers le ciel qui s'assombrit peu à peu. La nuit est sur le point de tomber et je décide de retourner à la tranchée. Je pourrais m'en aller, partir loin de ce no man's land, mais je passerai pour un déserteur...

Une fois de retour dans la tranchée, j'allume un feu pour me réchauffer et m'assois sur une caisse près du feu. Je fixe les flammes un long moment, commençant à somnoler, quand soudain, une voix aux intonations furieuses m'interpelle :

-Hé toi ! Redonne-moi ma plaque !

Je lève les yeux et par-dessus les flammes, je vois une silhouette qui s'approche de moi. Il porte l'uniforme Boche et aussitôt, je saisis le fusil que j'ai appuyé contre le mur à mes côtés, braquant l'intrus avec.

-Halte ! Je m'écris, le cœur battant de peur tandis que l'homme continu d'avancer.

-Pas la peine, tu n'y arriveras pas ! Me répond-il avec son accent.

Je lève les yeux vers son visage et soudain à la lueur des flammes, le reconnaît. C'est le soldat... l'a... l'allemand...empalé sur son pieu ! Bordel de merde !!!

-HHHHAAAAAAA !!!!! Mais tu es mort !!!

Je lâche mon arme et recule précipitamment, chutant violemment de ma caisse pour me retrouver dans la boue. Un rire s'élève et surpris, je lève les yeux vers l'allemand qui rit aux éclats.

-Oui, je suis mort! Et foutre-Dieu, je ne savais pas que les Calmüser* étaient si trouillards ! Mais trêve de plaisanterie, redonne-moi ma plaque !

Je regarde le gars qui me face et me mets debout en tremblant.

-Ta...ta plaque ? Non je ne l'ai pas !

-Lügner* ! Je sais que tu l'as ramassée, je t'ai vu ! M'accuse le soldat. Redonne-la-moi ! Sinon, à cause de toi, on va me prendre pour un déserteur ! Et ma famille va être humiliée et mon nom déshonoré !

-Je m'en fous, ce n'est pas mon problème ! Je réplique en reprenant contenance. Ce n'est pas le fantôme d'un orchidoclaste* qui va m'y obliger.

-Täuschen* ! Redonne-la-moi sinon, je vais venir te hanter jusqu'à la fin de tes jours ! Me menace le soldat alors que j'éclate de rire à mon tour.

-On est en guerre, je te rappelle. Je peux mourir demain !

-Mais elle est finie ta guerre ! Mon pays a signé la capitulation aujourd'hui même ! M'apprend le fantôme.

-Quoi, que dis-tu ? Je lâche en fixant son visage sérieux. Tu mens !

-Non, c'est la vérité. Rétorque le fantôme avec une moue dégoûtée. J'étais chargé de délivrer le message de reddition au commandant Schäfer, mais l'obus qui s'est abattu sur le champ de bataille m'a empêché d'exécuter ma mission. Ajoute-t-il en sortant une lettre de sa sacoche.

Il déplie la missive fantomatique pour me la montrer par-dessus les flammes et je peux y lire noir sur blanc, la capitulation totale de l'Allemagne.

Je me laisse tomber sur la caisse, complétement abasourdi. Bordel, c'est vraiment finie. Je mets quelques instants à réaliser et fixe le fantôme face à moi.

-Personne d'autre que moi n'est au courant ?

-Non et personne ne le sera avant plusieurs jours. Répond l'homme en s'asseyant sur une caisse de l'autre côté du feu. A part toi, le Franzosen*, il n'y a plus personne de vivant sur ce champ de bataille.

A ces mots, je sens mon cœur se serrer. Je suis le seul survivant. Je pourrai mettre en doute ses paroles, mais le silence qui règne autour de moi confirme ses dires.

-Tu es mort sans avoir pu délivrer ton message... Je murmure d'un ton compatissant. Tu es mort alors que cette fichue guerre est enfin terminée...

-Ja... Il y a mieux comme fin, je te l'accorde. Rétorque-t-il en haussant les épaules.

-Comment tu t'appelles ? Je demande après quelques secondes d'hésitation.

-Qu'est-ce que ça peut te faire, le Franzosen ?

-Bah, quitte à ce que tu me hantes jusqu'à la fin de mes jours, autant savoir comment tu t'appelles ! Je réplique d'un ton presque amusé.

-Je suis Adrien Wurst. Répond le soldat après m'avoir examiné. Et toi ?

-Maxime Lambert.

-On dirait un nom de fromage. Rigole le fantôme. Camembert... Lambert... ça sonne pareil !

-Quand on a un nom qui veut dire saucisson, on se tait ! Je rétorque en joignant mon rire au sien.

A partir de ce moment-là, nous avons commencé à discuter de tout et de rien, sans aucune retenu. Tout au long de la nuit, nous avons ri et pleurer aussi, oubliant nos rancœurs, oubliant que l'autre était hier encore, un ennemi. Adrien m'a raconté sa vie, m'a appris qu'il avait une femme et deux gosses, que ses parents étaient fromagers, ce qui a relancé notre fou-rire. Je lui ai à mon tour parlé de mes parents aubergistes, de la fille du boucher que j'aimerai bien bécoter et de la fabuleuse voiture que j'achèterai quand j'aurai assez d'argent. Nous nous sommes moqués de nos commandants, de leurs mimiques et attitudes souvent ridicules, d'Hitler et de Pétain, de la nourriture et de la vie dans les tranchées.

-Mon ami... Je vais devoir te quitter. Il est temps pour moi de partir. Murmure Adrien en regardant le soleil se lever sur un nouveau jour. N'oublie pas ta promesse... Termine le soldat allemand en me souriant, disparaissant peu à peu.

Je fixe un long moment l'endroit où se tenait Adrien et me lève, ramassant au passage une gourde qui traîne au sol. Je bois une grande rasade d'eau et après un dernier regard, remonte sur le champ de bataille pour me diriger vers l'endroit où repose le corps de l'allemand.

Je m'approche d'Adrien et doucement, presque avec délicatesse, place sa petite plaque d'immatriculation dans l'une des poches de son costume gris. Je pose ma main sur son épaule et laisse une larme couler sur ma joue alors que je lui fais mes adieux.

-Toi, l'ennemi d'hier devenu l'ami d'une nuit... Comme promis, je t'ai rendu ta plaque, je t'ai rendu ton nom. Je ne t'oublierai jamais. Repose en paix, on se reverra un jour Adrien... mon frère...

                                                        Fin


Note de l'Auteur

*Calmüser : Terme pour désigner les soldats français.

*Lügner : Menteur.

*Orchidoclaste : Vient du grec. Orkhis ; testicules et klastos ; brisé. (Limpide, n'est-ce pas ?)

*Täuschen : Abruti.

*Franzosen : Français.

Toi, l'ennemiWhere stories live. Discover now