Toi, l'ennemi

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Le 8 mai 1945, 19h58.

Il faut que je me lève, que je marche, que je parle à quelqu'un... Alors, malgré le son strident qui résonne à mes oreilles, je me redresse difficilement, les jambes flageolantes, le souffle court.

L'obus qui s'est abattu sur nous a lâché son souffle dévastateur sur mes compagnons d'armes et les tranchées semblent désertes, abandonnées de toute vie.

Serai-je le seul survivant ?

Lentement, je vagabonde à travers la tranchée, le regard perdu sur les corps démembrés, sur les quelques objets que l'explosion destructrice semble avoir oubliée. Ici, une montre gousset dont le verre est brisée. Là, un casque percé et ici encore, un journal de bord abandonné dans une mare de boue sanglante.

Le son strident qui résonne dans ma tête s'efface peu à peu pour laisser place à un silence angoissant, pesant. Aucun bruit d'arme, aucune plainte ne me parvient de la zone de combat au-dessus de moi et je monte les quelques barreaux d'une échelle pour voir ce qu'il en est.

Je pose alors les pieds un champ de bataille silencieux et recouvert d'un léger brouillard. Tout n'est que chaos et désolation autour de moi. Le cœur battant sourdement, j'avance à travers ce no man's land, mon regard glissant sur les nombreux cadavres de soldats qui gisent sur la terre gorgée de sang. Quelques chevaux sont également couchés sur le flanc, leurs yeux ronds et noirs ouverts sur l'éternité. A quelques mètres à peine, d'étranges ombres se dressent, me faisant frissonner d'effroi.

Je marche sur des planches de bois pour éviter la boue, pour éviter les barbelés, pour éviter les pics acérés qui attendent qu'on vienne s'y empaler. Avec peine, je reconnais quelques soldats avachis sur le sol détrempé. Voici François et là-bas près d'une barrière, il y a Paul et plus loin encore, le caporal Patrick. D'autres corps encore sont couchés dans la boue, mais mon regard glisse sur eux sans s'y attarder. Ce sont des allemands, ceux que nous sommes venus combattre, ceux par qui cette foutue guerre arrive.

Le chemin de planche m'amène près d'une forme bizarre, qui se révèle être un homme empalé sur un pieu de bois. Son visage est levé vers le ciel et j'observe ses traits sans rien ressentir. J'ai l'habitude de voir la mort... Comme moi, le bonhomme doit avoir moins de trente ans. Son visage est un peu creusé et il est brun avec une courte barbe. Ce gars pourrait être un français, un ami, un frère d'arme... Mais il porte l'uniforme allemand. C'est un Boche, un ennemi.

Avec un regard empli de haine, je lui crache au visage en l'insultant, en insultant sa patrie venue décimée la mienne, en insultant ce Führer qui bousille nos vies. Et soudain, je ne suis plus que colère. J'attrape la lame d'une baïonnette qui traîne par terre et la lui plante dans le ventre, encore et encore, sentant ma rage diminuer et mes larmes envahir mes joues au fur et à mesure que je lui assène des coups. Bientôt, mes pleurs me brouillent la vue et je m'accroche à cet homme, à cet ennemi en pleurant à chaude larmes, le cœur en miettes, l'âme en perdition.

Je pleure les centaines de morts autour de moi, le chaos et la folie de cette guerre qui semble ne jamais vouloir finir. Voilà plus d'un an que je n'ai pas revu les miens... Voilà plus d'un an que je m'échine à survivre aux obus, aux tirs de fusils, aux maladies qui sévissent dans les tranchées, à la malnutrition... Voilà plus d'un an que je m'interdis de craquer, que j'encaisse sans broncher...

Mais là, accroché à cet ennemi mort sur son pieu, je laisse mes larmes me submerger et nettoyer mon âme de tout ce sang que j'ai versé. Au bout d'un long moment, je renifle et me redresse, observant son visage immobile, un peu honteux de m'être ainsi laisser aller.

Toi, l'ennemiWhere stories live. Discover now