Partie 10

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Je ne trouve pas mes mots pour le convaincre vu sa situation, ma gorge se noue et de ma bouche seul le silence s'exprime... Mon cœur est bouleversé, les battements cognent de plus en plus fort dans ma poitrine, toutes ces révélations qui se bousculent dans ma tête. J'en perds le nord. J'ai l'impression d'être emportée par une vague où le rivage devient flou ...

Süleyman a un fils! et c'est un migrant sans papier! L'un de ces hommes que je voyais d'un œil presqu'indifférent aux informations, l'un de ces hommes qui a traversé terre et mer, au péril de sa vie, pour finir parqué dans un camp de fortune, comme un chien errant, comme un renégat... Cette masse humaine qui afflue de par le monde, oui ceux là même qui fuient non pas la misère mais bien nos bombes, nos avions, nos drones avant tout, traînant avec elle sa misère, dont on ignore tout, mais qui nous semble contagieuse, tant on les fuit et les méprise.

Je dévisage Süleyman, et mes yeux se remplissent instantanément de larmes. Je fais mine de tourner la tête pour regarder dehors, je ne veux pas qu'il voit mes larmes, je ne veux pas qu'il pense que sa situation me fait souffrir... Soudain je comprends tout, cet air gêné lorsqu'il me parlait de son travail, ce costume qu'il porte tous les jours... Son malaise à la gare... C'est comme un coup une claque que l'on m'assène au visage, une douleur qui me brûle de l'intérieur.

Il est tombé ce matin, parce qu'il n'a sans doute plus rien, pour se remplir le ventre. Ses vêtements sont les mêmes, car il n'en possède pas d'autres...

Je ne vois plus le Süleyman que j'ai rencontré dans un train, un jour de grève. Je vois un homme digne, un être humain qui se débat contre le malheur. Je l'attrape par le bras, je réalise que je tremble de tout mon corps. J'en ai des frissons tellement je suis en admiration devant sa personne de ce qu'il est en réalité. Il n'y a plus de doute à mes yeux, il incarne l'idéal que je me fais d'un homme à la hauteur des responsabilités face aux épreuves que la vie impose...

"Süleyman... Je viens avec vous..."

Süleyman se braque, retire brusquement son poignet et me répond sur un ton qui me surprend et me fait peur :

"Vous ne savez pas ce que vous allez voir là-bas, vous n'avez pas la moindre idée de ce qu'ils peuvent nous faire, on est plus des humains pour eux ! Des bêtes ! C'est ce que nous sommes pour eux! Pour certains d'entre vous !"

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"Vous ne savez pas ce que vous allez voir là-bas, vous n'avez pas la moindre idée de ce qu'ils peuvent nous faire, on est plus des humains pour eux ! Des bêtes ! C'est ce que nous sommes pour eux! Pour certains d'entre vous !"

Sa voix se brise dans un sanglot silencieux. Il pose sa main sur sa bouche comme pour signifier qu'il en a trop dit, qu'il m'a blessé... Il reste immobile un instant avec son regard qui cherche à fuir le mien...

Je suis abattue. Il a raison comment puis-je le comprendre de là où je suis. Je n'ai aucune idée de ce qu'il a pu subir, vivre, de ce qu'il doit traînailler comme souffrance... J'ignore tout de la faim, du froid, de l'ignominie, de la misère, si ce n'est les histoires de mon père lorsqu'il me raconte le vécu de mes grands-parents leur enfermement dans le ghetto de Varsovie, puis Auschwitz, la libération et la misère, tout reconstruire à partir de rien, l'errance ... oui je n'ai que la théorie, des "on dit", des images, des articles sans odeur, sans vécu comme expérience de la misère... De ce combat pour une vie digne, qui décime des milliers d'hommes et de femmes à travers le monde. De cette volonté folle d'atteindre une terre où l'on pourrait les traiter avec respect, leur offrir un peu d'humanité, les réparer de l'intérieur.

Le dernier trainWhere stories live. Discover now