Partie 1

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Il est 8h15, me voilà sur les quais à attendre ma correspondance. Comme à l'habitude, mon regard se perd au loin, à scruter celui pour lequel mon cœur s'emballe...

La première fois, c'était un jour de grève, les quais étaient noirs de monde, la foule prenait d'assaut les derniers trains qui circulaient.

Je suis montée, emportée par la marée humaine, et me suis retrouvée acculée contre la paroi du train, compressée par la masse ...

Les portes se referment, nous voilà parti pour quinze minutes jusqu'à la prochaine station. Malgré l'angoisse et l'étouffement, une sensation étrange s'empara de mon cœur, un souffle chaud caressait mon cou, une présence enivrante...

Je n'ose regarder derrière moi, par pudeur, mais je sens ce corps étranger me communiquer sa chaleur, ses vibrations ... Tout d'un coup, une voix douce pleine d'assurance me dit derrière l'oreille :

- " Désolé, j'espère ne pas vous écraser ?"
Je tourne la tête légèrement pour regarder brièvement son visage et lui répond :
- " Non ça va aller, je dois vous gêner également ! J'en suis navrée."
Mon regard croisa le sien, l'espace de quelques secondes, mais mon souffle se fit soudain plus rapide, à fleur de peau, je sentais un plaisir intense et inconnu envahir tout mon être...
Depuis ce moment, le regard croisé, ce qui était inconfortable et pénible me paressait si plaisant et agréable...

Je n'en revenais pas, je désirais sa présence au point de profiter de la situation pour me presser davantage contre lui à chaque mouvement de la foule compactée. Je sentais son bassin collé derrière moi, mon imagination se mit à éveiller un désir qui allait au-delà du simple incident, je voulais le sentir davantage, je réclamais intérieurement son regard sur moi...

J'appréciais chaque seconde, je voulais ce voyage interminable, je le sentais partager le dialogue de mon corps, il répliquait par des petits mouvements telle une chorégraphie en accompagnant la gestuelle de mon corps contre le sien. Je sentais une bouffée de chaleur monter tout le long de mon ventre, mes joues étaient devenues rouges et la transpiration me gagner...

Un rêve, une parenthèse hors du temps... Lui, moi, et le silence. La foule  qui s'efface doucement...

Dans ce train il n'est plus que nos deux corps fébriles, enivrés par une chorégraphie voluptueuse.

Un instant de grâce.

Comme si des années lumières nous avaient séparé, mais qu'aujourd'hui, par la force du destin, nous nous étions retrouvés... Et que nous savourions ces retrouvailles.

Certes étrangers l'un pour l'autre, mon corps contre le sien me semblait être une évidence, et son contact, une réminiscence de jours heureux que j'avais dû connaître dans une vie antérieure...

N'avez-vous jamais eu l'impression d'être prisonniers de votre vie ? Cette existence qui passe derrière la vitre, au fil des jours, au fil des saisons, au fil des stations. Parfois, je ne sais plus pourquoi je me lève le matin. Et je me sens misérable, dans mon imperméable et mes escarpins honteusement chers. Je réalise que je n'ai rien accompli de mes jours, rien qui en vaille vraiment la peine. Une espèce d'automate, au sourire figé, aux gestes stéréotypés. Une esclave, comme il y en a des milliers dans ce train. Le dernier téléphone, mon petit sac à main qui faisait rougir de jalousie mes collègues, un corps brutalisé par d'éternelles frustrations, une image. Voilà ce que je suis, une image. Rien d'autre. Pas de profondeur, rien pour me tenir chaud quand je me sens seule, quand je ne veux plus jouer cette mascarade...

Mais contre lui, j'avais l'impression de vivre un répit, un moment de vie. Un moment vrai.

Il s'aventura soudain à poser sa main sur la mienne, contre le barreau du train. Et pour répondre à ce geste téméraire, j'écartais légèrement mes doigts pour qu'il puisse les entremêler aux miens. Un feu d'artifice silencieux se produisit dans ma poitrine et je ne pus résister à tourner mon visage vers le sien, comme pour m'assurer que tout ceci était bien réel. Et quelle ne fut pas ma surprise lorsque je vis le trouble voiler son regard, et un sourire gêné s'esquisser de manière presque imperceptible sur ses lèvres.  Les yeux dans les yeux, les mains entrelacés, nous poursuivions un voyage qui ne dura qu'une vingtaine de minutes en tout.

Quand le train s'arrêta pour décharger les voyageurs, et que la cohue vint nous arracher à notre rêverie, et nous séparer brusquement, j'eus une envie folle de crier, de le retenir, mais les portes se refermèrent déjà, et je le vis m'observer, immobile sur le quai. Ses yeux semblaient vouloir mémoriser mes traits tant ils s'accrochaient à moi. Puis il s'évanouit dans le brouillard, me laissant bouleversée et incroyablement vide.

Depuis ce jour, son visage occupait mes pensées nuit et jour. A la gare, je scrutais chaque visage, en espérant tomber sur le sien. Mais les jours s'enchaînaient sans que jamais je ne le recroise.  Je n'ai jamais cru au coup de foudre, pourtant c'est bel et bien ce qui m'est arrivé ce jour-là. Personne ne m'avait dit que cela pouvait être si violent, émotionnellement.

Comment vais-je le revoir ? Tout c'est passé si vite ... Je n'ai qu'un espoir, je prie déjà pour que demain je puisse le retrouver à la même heure sur ce quai dans ce train ....

Le dernier trainOù les histoires vivent. Découvrez maintenant