Après avoir pris en considération ces paroles, je m'en retourne à ma discussion laissée en suspens.
— Tu m'as fait peur, ma petite... j'ai cru qu'il t'était arrivé quelque chose, prononce mon maître dont je me figure les cheveux blancs, formant une vague qui m'a toujours plu à vrai dire.
— Je discutais avec un e-motio...
— Ah, parce que tu peux même discuter avec eux ? C'est renversant. Je suis fier de toi. Tu n'as pas manqué de me faire honneur en préférant le dialogue à la violence.
Je me retourne pour jauger le degré de pression des iris e-motios, à mon égard.
— Oui, on peut dire cela. Vous comprenez qu'une discrétion s'impose, n'est-ce pas ?
— Il t'en empêche ?
À cette interrogation, je peux imaginer le regard grave que mon enseignant doit arborer. C'est un ancien soldat dont la science a permis de se consolider une place dans le Saint-Empire. Et bien évidemment, ses mérites en tant qu'archange ne viennent qu'en dernière position, car il y a fort longtemps qu'Éris ne s'est sérieusement levé pour entrer dans un quelconque conflit.
— Je viens auprès de vous, pour vos conseils.
— Oui, mon enfant... tout ce que tu veux.
— Il m'a été informé que l'e-motio de la flamme d'Atlanta ne serait autre que l'e-motio patriarche... qu'en pensez-vous ?
— Je... C'est une question délicate... Il ne nous est jamais clairement apparu, cependant, nous avons eu droit à un signe pouvant concorder avec cette description.
— Et aussi... avez-vous la possibilité de localiser les deux anges de la physique et de la métaphysique ?
— Je suis désolée, ma fille. Ces deux-là, comme tu le sais, sont très différents de ce que tu peux t'imaginer. Elles sont frivoles et se désintéressent des autres. Tout ce qui les tient à cœur, c'est pouvoir s'amuser à travers la Toile aux côtés des e-motios.
— Je vois...
— Ma chérie, excuse-moi si je ne puis faire grand-chose pour toi, les concernant.
— Ce n'est pas grave...
La question tant attendue, qui me brûle les lèvres se démène pour sortir.
— Est-ce qu'Adlann parle encore de moi ?
— Je savais que tu allais en arriver là... Tu sais, il est encore en mission sous les ordres des archanges supérieurs. Tu ne pourras sûrement pas échanger avec lui. Tu sais bien que...
— ...que les connexions sont impossibles dans le Saint-Empire. Oui, ne vous en faites pas, je comprends.
— Je suis navré. Cependant, il avait anticipé la chose, maintenant que j'y pense. Attends une seconde...
Je l'entends lâcher un soupir alors qu'il se lève de son habituel fauteuil en cuir, donnant certainement un aperçu sur le paysage de l'une des plus puissantes cités de tout Lodart.
— Il s'est donné la peine de me supplier que si jamais je ne pouvais le faire... en cas de connexion, je devrais le brûler pour que « tu sais qui » n'y touche.
— Il a pensé à tout.
— Que veux-tu !? Ce n'est pas un Desprier ² pour rien. Ah, le voilà.
Je patiente, le temps que le maître ouvre la lettre tout en lisant la lettre.
— Une minute que je retourne m'asseoir, mon enfant. Tu sais bien que je déteste rester debout inutilement.
Il avait beau savoir qu'un ange, ça ne se fatigue pas, à force de contempler les humains le faire, il a chopé cette manie. Il m'avoua un jour que si l'homme prenait le temps de réaliser de bonnes œuvres dénudées d'arrière-pensée envers autrui et réciproquement, il y aurait moins de points noirs dans l'horoscope terrien et même dans les autres.
— Allons-y ! J'espère que tu es bien assise, car cela risque d'être lourd.
Mon étoile,
Je sais que tu longes en ce moment, le couloir de l'enfer qu'est le monde e-motio, en chemin pour reprendre notre bien.
Je suis moi-même entrain d'achever mon long voyage pour les terres angéliques. Je ne pourrais malheureusement plus te contacter. Il va de soi que je t'interdis d'être tête brûlée et de vouloir inlassablement te mêler de soucis qui ne te concernent pas.
Je rends compte de mes agissements dans un journal pour t'en faire part. Je suis un flemmard tout ce qu'il y a de plus non recommandable. On me dit ambitieux mais réservé. Toi et moi savons ce qu'il en est.
Je me demande si tu doutes à présent ? Lorsque le maître te lira cette lettre, as-tu déjà récupéré tes souvenirs ? T'es-tu perfectionnée ? Te crois-tu plus à même de nous expliquer ce que tu ressens, de ton point de vue ? Possèdes-tu les mêmes sentiments à mon égard ?
J'ai hâte de connaître tes nouveaux projets, en cet instant. Je te souhaite de vaincre sur ta route, Alpha.
Adlann, fils de Demalius et ton bien aimé.
Adlann est un ange de deuxième division espérant atteindre l'élite. Enfin, c'est ce que tout le monde croit. C'est par mes incessantes récriminations qu'il s'est décidé à revoir ses objectifs. Pour être clair, c'est un sans-objectif-précis. Il est bon dans tous les domaines, du moment qu'il s'y donne un minimum de temps. Mais ça s'arrête là. Sa vraie passion a toujours été de contempler un paysage saturé d'êtres vivants, cherchant repentance et faisant pénitence pour leur péché.
— Je dois te dire que le monde est un tantinet plus petit quand il écrit.
— Est-ce que cela t'a fait plaisir ?
— J'ai de ses nouvelles, c'est l'essentiel.
En prononçant ces mots, je me souviens des raisons qui m'ont poussé à entrer dans la Toile et revois la question que m'avait posé l'e-motio de l'orgueil : « que cherches-tu ? »
Lorsque je conclus ma discussion avec le professeur, je retourne me coucher sur l'herbe mousseuse. C'est l'instant où mes pensées se mélangent.
Lorsque j'ai plongé dans l'océan Atlantique ce jour-là, je n'avais que six ans. Je contemplais la majorité des gens se noyer dans cette immensité. Nous étions des dizaines, peut-être des centaines. Impossible de le savoir. J'avais froid et peur. Je ne voyais rien. Je ne percevais rien, juste ce froid qui me dévorait peu à peu.
Je finis pourtant par percevoir de la lumière. Une sorte d'horizon se dessinait au loin. Une trace blanche brillant tel le ciel illuminé par les rayons solaires. Avant même de comprendre quoi que ce soit, je vis un corps passer devant moi, il était glacé et inerte. Je distinguais un veston noir dans tout ce blanc qui l'entourait.
Soudain, je fus comme attirée vers cette lumière lointaine. Plus je m'en rapprochais, plus des images me traversaient. Des cercles impressionnants se dessinaient dans mon esprit et m'effrayaient. Le mouvement se stoppa d'un seul coup. Je me retrouvais à nouveau m'enfonçant. Je me croyais morte. J'étais si proche de cette bande lumineuse que je croyais être un esprit ; que je suppliais à qui pouvait entendre ce hurlement intérieur, que je voulais disparaître et rejoindre le créateur.
Brusquement, je vis un être m'apparaître telle la lumière elle-même. Elle me tendit une main, mais je ne pouvais absolument pas bouger. Je ne sentais même plus mes dents, ni le froid, encore moins l'eau tentant de pénétrer mes pores. À cet instant, je perdis connaissance.
À mon réveil, je me trouvais dans une pièce spacieuse, aux murs dessinés de fresques et de graffitis montrant un partage de cœur et de paix. Deux êtres liés, entourant plusieurs enfants tout autour d'eux. Et cette odeur, un parfum framboise emplissait la pièce jusqu'à m'étouffer. Je ne me souvenais pas avoir été sauvée. Avais-je rêvé ? M'étais-je construite une route vers cet emplacement ? Comment avais-je pu atterrir ici ?
J'écarquille des yeux, à l'entente d'une voix. C'est celle d'Emy. Elle m'appelle.
— Emy ? lâché-je, le corps horizontal, profitant de la vue étoilée que m'offre le firmament.
— Ah, je n'ai donc pas rêvé alors ?
Sa voix semble enrouée. C'est bel et bien Emy, mais elle pleure. Comprenant cela, j'engage la discussion :
— Tu as eu une sale journée, pas vrai ?
— Comment tu sais ? me répond-t-elle, le son couvert par des sanglots coincés dans la gorge.
— Dans ces moments-là... on a juste besoin de vieillir un peu... de prendre quelques rides... et... chercher à parler à quelqu'un... tout en ayant honte de sa faiblesse...
— Tu crois que je veux te parler ?
— Tu n'as pas besoin de me le dire... Tu n'as qu'à commencer sans te prendre la tête...
Un silence pour le moins sévère. À quoi pense-t-elle ? Lui aurai-je ôté l'envie de se confier à moi ?
— Parle-moi de ton monde... lance-t-elle, plus calme que tout à l'heure.
— Eh bien, il y a un peu de tout. C'est un endroit que tu pourrais qualifier de magique ou encore féerique... il y a une multitude de couleurs et... même des talents extraordinaires...
— Vous avez des palais en or ou un truc du genre ?
— Oui... dans notre monde, il n'est pas difficile d'obtenir ce qui s'apparente à de l'or.
— Parce que ce n'est pas exact ?
— Ici, cela permet à polir bien des matériaux... il existe même une ville qui en est complètement recouverte.
— Tu l'as déjà vu ?
— Non, malheureusement...
— Pourquoi ?
— Tu as déjà été admirée les geishas dans ton monde ?
— Non... en effet. C'est logique. Il y a un tas d'endroit dans mon propre monde que je n'ai jamais visité.
— Les seuls endroits que j'ai visité, pour ma part, sont Carthage, une ville possédant de larges ponts qui mènent à l'autre bout de Lodart...
— Ah, c'est comme cela que s'appelle ton monde ?
— Oui, c'est cela.
— Et comment arrives-tu à... je veux dire... à te lier avec notre monde ?
Je prends le temps de lui expliquer le long parcours du canal d'émotion, à travers la voie lactée. Elle semble mieux comprendre de quoi il en retourne. Elle arrive même à donner des exemples sur des événements du quotidien, où elle croyait avoir affaire à une force surnaturelle, qui la susurrait d'exécuter une action particulière.
Je lui explique que ce n'est pas toujours dû à l'influence des aventuriers. Je l'assure aussi qu'il y a des forces bien plus importantes que celles détenues par le canal. Cela m'emmène finalement à parler de moi et de mon passé.
Je fais mon possible pour qu'Emy se sente en confiance pour mieux se dévoiler. Je donne alors mon récit et la formidable traversée vers Lodart.
— Le lit sur lequel j'étais, n'était point différent de ceux que j'avais eu l'occasion de voir et de toucher au cours de ma courte vie, lui déclaré-je.
Je l'entends rire aux éclats. Elle ne manque pas de commenter par moment, ce qui me conforte dans l'idée d'arriver à sympathiser davantage avec elle.
— Lorsqu'on vint me visiter, je découvris les premiers anges brillant dans leurs tuniques dorées et leur symbolique blason de feu. Ils m'expliquaient que j'avais été noyée, l'espace d'un instant. Mais qu'à l'endroit où j'avais atterri, se trouvait une brèche menant à Lodart. C'était le moyen le plus rapide pour voyager de mon monde au leur.
» Le lieu où je fus repêchée se situait entre Carthage et Prisma. Les archanges volant dans cette partie de l'océan parallèle furent pris d'effarement, en distinguant des silhouettes sous l'eau et exceptionnellement, ils se risquèrent à plonger dans cette immensité et nous sauvèrent, ce jour-là.
» Nous étions deux à avoir survécu : un jeune homme de dix-neuf ans et bien évidemment, moi. Le jeune David McCartin perdit l'usage de ses jambes et nous fûmes obligés de l'amputer, en découvrant une infection virulente due à son passage, à travers la brèche. Mais elle était surtout due à son trop long contact avec les substances toxiques sous l'océan.
» Je ne fus pas très bavarde à mes débuts et c'est durant ces premiers mois que l'on m'avoua être proche d'un apathique, mais que mon cas se rapprochait plus d'une alexithymie : j'ai du mal à interagir avec autrui, même les anges ; je me contente de décrire les choses, les actions et les techniques professionnelles objectivement ; j'ai des difficultés à même rêver, en plus de ne pas réussir à exprimer mes sentiments.
— C'est triste, commente-t-elle. J'aurai voulu être là pour te serrer contre moi. Chez nous, nous ne connaissons le paquebot que par la voie du cinéma et les découvertes de l'épave... le célèbre film de James Cameron... Titanic... bon nombre d'entre nous ne peuvent s'empêcher de pleurer, en visionnant ce film.
— Je crois qu'il ne vaut mieux pas que vous vous sentiez responsable plus que de raison... vous avez appris de vos erreurs et vous avez évolué...
— Mais des gens ont perdu ce bien précieux qu'est la vie... tu sais... je ne sais pas ce que je deviendrais si l'on annonçait à ma famille pareille nouvelle... c'est une épreuve...
— Oui, c'en est une... Mais elle reste dans le passé... et... je sais que je ne suis pas la mieux placée pour en parler, mais...
— Non, ne dis pas cela de toi... tu... tu as traversé plus d'une épreuve de force... c'est... j'n'sais pas, moi... inconcevable... Tu es une survivante, Alpha... Et que s'est-il passé ensuite ?
— Il fut alors décidé de me trouver une famille d'accueil dans une des provinces de Carthage. Et le choix se porta sur Achlys. Malgré la blancheur de mes cheveux qui plaisaient énormément aux anges, j'eus droit à un aller direct pour la fameuse ville. Et c'est là que je rencontrai cet homme.
» Le vieil homme dont je ne saurais peut-être jamais le nom, m'avait enseigné une vérité qui bâtit ma carrière, durant toutes ces années. J'avais eu droit à un spectacle qui m'enseigna que quoi qu'on fasse, il est possible d'obtenir gain de cause si la persévérance et les atouts sont de mises.
» Je savais que j'allais devoir rentrer dans une nouvelle famille. Je n'étais pas angoissée. Je ne savais plus ce que cela signifiait. Je voulais simplement profiter de la scène. Lorsque je vis toutes ces lumières et toutes ces émotions dessinées, je compris ce petit quelque chose à quoi je pouvais me raccrocher : un but. En plus de cela, une révélation fit irruption dans ma vie. De toutes les créatures, seuls les e-motios provoquaient en moi, un afflux — minime, certes, mais suffisant — d'émotion nécessaire pour me guider.
» Lorsque l'homme me donnait ses conseils pointilleux, je l'imaginais être mon nouveau papa. Un peu ouvert à l'alcool, c'est vrai.
» Lorsque je vis atterrir ma tutrice Denailis, je compris que ce ne serait pas lui. J'espérais cependant qu'en lui demandant (à elle), je pourrais être sous la garde du vieil homme. Je pensais qu'en lui expliquant, elle irait demander à l'homme et ce dernier accepterait.
» Ce ne fut pas le cas. Mais j'eus droit à un cadeau de sa part et ce petit rien, est gravé sur mon arc comme une forme de motivation.
» À ma grande surprise, nous rentrâmes à Éris. Là-bas, on m'avoua que le haut conseil avait débattu sur mon cas, durant leur réunion et j'eus droit à porter un nouveau nom. Ce nom serait mon titre et ma marque. Je me devais de construire une image très puissante de moi, pour mériter ce nom. Pour les anges, rien ne vaut la grandeur et l'honneur. Ils m'octroyèrent un toit et m'acceptèrent parmi eux. »