Je me retourne soudainement. Je viens de m'introduire dans le district de la hache de la colère. Pourtant, pas une seule créature ne s'est encore présentée à moi. C'est illogique. On m'avait pourtant assuré qu'elles étaient bruyantes, pour la plupart.
Le décor ne me paraît pas si exotique. La quasi-totalité du sol est composée de terre rouge. Il y a des arbres aux feuilles rouges noires et violettes. Pas d'herbe au sol, juste du sable. Il se trouve qu'il y a une seconde, une voix venait de se faire entendre. Je tente de vérifier dans mon champ de vision s'il n'y a pas de bête se cachant.
Je me creuse les méninges, en adoptant une position défensive. Si les monstres me surveillent, il me faut rester à l'affut d'une possible embuscade.
Sans crier gare, je me retrouve près d'un port. Les bateaux amarrés en ligne brisée ne m'interpellent guère. Pourquoi suis-je-là ? Je n'ai même pas encore croisé d'e-motio.
Subitement, elle m'apparait, marchant d'un pas frôlant l'accélération. On dirait qu'elle désire de tout son cœur quitter cet endroit, tout en conservant un semblant de calme.
— Emy, baragouiné-je.
Je me dirige vers elle. Le soleil à son zénith peste sur toute ma chevelure. J'en sens la chaleur presqu'insupportable sur ma peau. Le bruit des vagues frappant le bord des yachts, me parvient comme le son d'une claque ratée. Je la rattrape. Au moment où j'espère qu'elle lève les yeux pour me considérer, cette dernière me dépasse et continue sa route.
Je reviens sur le sentier me menant vers le centre du district de la hache de la colère. Je ne peux cependant me contenter de cette pâle image, dénudée de sens. Si la jeune fille m'est réapparue, c'est qu'elle a un rôle à jouer.
J'observe le ciel ombrageux. Une averse se prépare dans ce ciel. Et toujours pas de ligne de connexion. En quelques secondes, je laisse ma langue articuler le nom de l'adolescente :
— Emy...
Je perçois un craquement. Il provient de l'autre côté. En entendant le souffle saccadé de l'étudiante, je comprends que c'est à elle que je dois ses bruits.
Brusquement, le mouvement s'accélère. La fille pose de lourd pas sur le sable avant de rejoindre la grande voie où elle repère un fast-food. Elle n'entre pas habituellement là, mais elle a un plan derrière la tête. D'un signe au serveur qui lui affiche un sourire, elle fonce droit vers les toilettes pour dames. Vérifiant qu'il n'y a personne, elle se rue au lavabo où elle tourne le robinet. Elle se rince avidement le visage avant de se contempler dans la glace. Elle semble soulagée de ne rien constater d'anormal. Elle se passe une main sur ses narines pour emporter une goutte d'eau. Elle ouvre son sac noir pour en tirer son discret maquillage. Elle vérifiera plus tard si elle a pris un coup de soleil.
— Emy !
Elle sursaute. Elle fixe la glace, reculant un pas après l'autre.
— Non, non... non ! maugrée-t-elle, le teint de plus en plus pâle. Ça ne peut pas être vrai... j'ai rêvé ce jour-là.
— Tu en connais beaucoup qui hallucine à ton âge ?
— Tu n'es pas réelle, non...
— Cesse de trembler. Tu vas finir par y rester. Prends ton sac et place-toi de suite dans l'une des cabines.
La jeune fille réfléchit une seconde avant de finalement s'exécuter. Elle pénètre au pas de course dans la cabine du fond, tandis qu'une femme haute et large, pénètre, une joie dissimulée dans la voix. Elle n'est pas seule et profite de ce moment pour discuter avec ses compagnes.
— Je suis ton amie, je crois te l'avoir dit, non ? lui dis-je.
— Personnellement, je ne discute pas avec les esprits, moi, chuchote la jeune étudiante.
— Je suis désolée de te décevoir, mais je ne suis pas un esprit.
— Ah oui ? Et t'es quoi ? Un ange gardien ? Ah oui, tu me l'avais dit...
— Le courant ne passe pas encore entre nous... je comprends. Mais je te conseille de ne pas t'alarmer pour autant... elles ne viendront pas ouvrir ta cabine.
— Ce n'est pas comme si je ne le savais pas... il y a quelques mois, une dame croyait naïvement que les femmes qu'elle avait entendu entrer dans les toilettes étaient de simples passantes. Grossière erreur... elles étaient venues se débarrasser de la petite cachée...
— Laisse-moi deviner, c'est un film, n'est-ce pas ?
— Je n't'ai rien demandé.
Elle entend finalement que les femmes sortent de la pièce. Elle se dépêche d'en sortir et sans attendre, s'engage vers la sortie du restaurant, ne tenant point à ralentir le mouvement acharné de ses jambes pour fuir le plus loin possible.
— Emy !
Aucune réponse. L'adolescente continue à marcher tentant de ne pas croiser le regard des passants. Elle a peur que l'un d'entre eux décèle le malaise qui la serre.
— Emy !
— Toi, je ne te pas parle pas, me chuchote-t-elle, le visage tiré. Les gens vont croire que je suis folle...
— Alors, contente-toi de m'écouter. Il se trouve que je ne suis pas... enfin... je ne suis pas d'ici, tu vois ?
— Oh, ça oui... J'avais remarqué... T'es quoi, une extraterrestre ?
— Cela s'apparenterait à cela, en effet. Je suis venue...
— Alors dis-moi, coupe Emy, en fronçant les sourcils. C'est pour bientôt l'invasion cosmique ?
— Emy !
— Ils sont où, vos vaisseaux spatiaux ?
— Emy !
— Vous avez décidé de nous envahir maintenant ou après la Saint-Valentin ?
— Emy, je ne viens pas pour ton monde... Je suis là pour toi.
En entendant cela, la jeune fille tire de son sac, son portable et le plaque à l'oreille. Elle prend l'air de téléphoner.
— Bon, dis-moi... quand dois-je partir ?
— Pourquoi tu devrais...
— Ah, et je tiens à ajouter que je ne donnerai pas d'information sur la terre sans obtenir quelque chose en échange.
La petite est bien plus difficile à gérer que je ne le croyais. Nous débattons ainsi pendant près de deux heures. Pour ne pas flancher, je me suis adossée à un arbre.
Rien de bien particulier à l'horizon. Tout m'a l'air si calme. J'aurai même cru tomber sur un classique, mais pas une seule âme qui vive dans cette partie de la forêt.
Sur terre, il est déjà bien tard. Emy m'a expliqué très clairement ne pas me faire confiance. Difficile d'aller plus loin dans ce cas-là. J'ai besoin de me reconcentrer sur mon voyage. L'entrée dans la Toile m'a demandé une bonne dose d'énergie, je ne sais si mon prochain défi ne me demandera pas bien plus qu'un dépassement physique.
Emy s'est murée dans son silence. Elle ne veut plus m'adresser la parole. Elle paraissait timide au début. Fort craintive, puis-je dire. Lorsqu'elle s'est habituée au son de ma voie et que cette réalité inconnue est devenue presque passable pour elle, elle a émis le besoin de m'éloigner de sa vie, ne désirant certainement pas la compliquer davantage.
Je me remets sur la voie. Pas un seul e-motio en vue. J'entends subitement une voix résonner dans ma tête. Ce n'est pas Emy. Dans le ton, celui-ci est plus aiguë et plus tendre aussi.
— Inutile de me chercher.
C'est une voix de jeune fille et à l'entendre, elle est encore une adolescente. Serait-ce un nouveau titulaire ?
— Bonjour, Alpha ! Excuse mon entrée quelque peu immature et impolie.
— Qui es-tu ? tonné-je, avec un poil de méfiance.
— Je suis une connaissance de Mentio.
— Toi, tu connais Mentio ?
— Oui, oui... Je suis là pour t'empêcher de commettre une erreur...
— Comment ça ?
— Eh bien... tu es nouvelle dans ce monde... Tu dois encore te donner du mal afin de pouvoir t'orienter.
— Je ne suis pas très ouverte au changement.
— Je suis avec toi, Alpha...
— Si c'est le cas, pourquoi je ne peux te voir ?
— Parce que je suis retenue prisonnière, tout comme l'était Mentio !
Cela me fait l'effet d'une douche froide.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— La vérité... Mentio s'est fait enlever pendant que tu étais en train de marcher, en parlant.
— C'est ridicule... Mentio n'aurait pas pu se faire prendre si près de moi. C'est un spirituel. Il ne craint presque rien. De plus, s'il avait été attaqué, il aurait été préférable de m'enlever vu que j'étais à portée de main...
— Mentio est un déviant. C'est un hybride. C'est un classique et un spirituel. Le corps de Mentio a toujours été ici. Dans l'antre de la honte. Dans les catacombes de la demeure des dévoreurs évolués. Il n'est pas le seul à y être. Si je ne puis créer un corps astral comme lui, je puis toutefois te parler, même à distance.
— Et comment étais-tu sûre de me trouver ?
Je l'entends glousser avant qu'elle ne reprenne la parole :
— Je savais que je te trouverai. Mentio te décrivait à longueur de temps. Et puis, j'ai appris récemment que tu as développé tes talents. Ceci m'a facilité la tâche pour te contacter.
— Qu'essaies-tu de me dire ? Pourquoi Mentio n'est plus capable de produire un corps astral ?
— Il vient d'être envoyé dans une autre cellule que la mienne.
— Je ne comprends pas, explique-toi.
— Le mieux est que je t'explique en marchant pour ne pas perdre de temps. Un e-motio peut être déjà entrain de te surveiller.
Je débute ma marche sans attendre. Je ne lui demande pas tout de suite plus d'information. Je me suis aperçue que le cannibalisme est aussi un fléau dans la Toile. Et l'endroit où cela est perpétré, n'augure rien de bon.
Je marche doucement tout en lançant des regards perçants, dans toutes les directions. C'est trop calme... beaucoup trop calme.
— Je vais t'expliquer tout ce que tu dois savoir... reprend-t-elle, avec un soupçon d'enthousiasme.
— Donne les détails sur Mentio, en premier lieu, rétorqué-je sèchement, les yeux droits devant.
— Eh bien... Tout a commencé il y a quelques mois. Nous sommes tous les deux originaires du flot de la tristesse et avons atterri dans l'antre de la honte. Nous avons eu énormément de problèmes pour survivre dans ce monde.
» Comme tu le sais, le territoire le plus dangereux après celui de la mort et de la bagarre, enfin... Là où tu te ballades en ce moment, c'est l'antre. Ici, c'est dévorer ou être dévoré. La règle est respectée par la majeure partie des habitants. Cependant, il existe, comme dans tout district, un gouverneur et ses acolytes. Et ces monstres sont pires que tous ce que tu as eu droit à rencontrer. Il se trouve que lui et moi, nous nous sommes retrouvés enfermés dans l'une des geôles de l'un de ses seigneurs.
— Il existe même des geôles maintenant ?
— Oui, c'est un peu le garde-manger d'un de ses monstres. Il vient prendre une bonne partie d'entre nous et nous ne les revoyons plus. C'est ainsi que nous nous préparons à la fin.
— Et donc, que s'est-il passé pour lui ?
— Eh bien ! Ce matin, il a été emmené. Il n'a pas eu le temps de lutter car...
Je perçois un murmure suivi d'un soupir.
— Qu'est-ce que c'est ? Tu parles à quelqu'un ?
— Désolé, j'ai l'habitude de me faire un brin de causette, alors c'est devenu instinctif. Pour n'importe quoi... enfin... Tu vois la chose...
— Et donc, que voulais-tu dire tout à l'heure ?
— Ah, si tu voyais dans quel état sont nos corps... Tu comprendrais à quel point aucun de nous n'est capable de résister lorsque l'on vient l'enlever. Lorsqu'il s'en allait et que je criais telle une démente, il m'a demandé de te guider et de te protéger de certaines créatures aux propriétés bien abrutissantes.
— Je vois... qu'est-ce qui m'assure que ce que tu dis est vrai ?
— Lorsqu'il t'a rencontré, il t'a dit que tu étais la seule pouvant sauver la vie de l'e-motio de la jalousie, n'est-ce pas ? Il t'a suivi parce qu'il s'est assuré que tu possèdes quelque chose de spécial... Et... Il doit t'avoir donné raison en tout point, n'est-ce pas ?
Je l'ai écouté passivement. Mentio est assurément meilleur qu'elle. Mais s'il n'est plus, inutile de continuer à espérer.
— Très bien, tu le remplaces officiellement. Commence déjà par me dire ce que tu sais sur cette forêt et les créatures qui...
À cet instant précis, un tremblement de terre renversant me plaque au sol. Je me redresse promptement. Avant de comprendre la situation, un immense animal de plus sept mètres de long me frôle de quelques mètres. Son poids et sa corpulence ne laissent aucun doute quant à sa nature.
— Un dinosaure, ici ?
Avant même l'assimilation de cette information, je vois une bête relativement plus petite, mais dont les épaules étaient partagées par deux cous et deux têtes. Elle s'attaque à la première, lui mort le cou de ses deux têtes, la victime se met à hurler de douleur. Le bruit s'apparente au mariage d'un beuglement de vache avec celle d'un éléphant. Le corps titanesque du premier s'échoue au sol dans un fracas effarant. Le sol en tremble encore.
— Impressionnant, déclaré-je, en me relevant, la lame à la main.
J'entends soudain un petit cliquetis me forçant à me retourner. Ce que je rencontre de plein fouet me met sur la défensive. Deux secondes, le temps de cligner les paupières et de comprendre que je viens d'être repérée par un œil gigantesque d'un rouge éclatant. Je n'ai pas le temps de bouger le petit doigt que je me retrouve immergée direction la terre, par le passage du canal d'émotion.