Nous avons déjà dépassé la frontière du district de l'aube de la surprise et nous nous engouffrons, pas après pas, dans la forêt terne et presque morte du district du souffle de la peur. Les e-motios de cette partie de la forêt ne m'apparaissent pas encore. Ce n'est pas si alarmant vu qu'il m'a fallu effectuer quelques longs pas pour tomber sur les premiers spirituels. C'est bel et bien un trou perdu, ma foi.
Je suis entourée de feuilles flétries et grises, d'arbres gigantesques mais sévèrement striés et dépossédés de vie, desséchés et solitaires. Une présence mortuaire se dégage de ses plantes, comme animées par une sorte d'onde attirant tous ceux qui se rapprochent de ce territoire. Et pas un signe de vie sur tout le long, que se passe-t-il donc dans ce district ? Je ne m'attendais pas à avoir un accueil chaleureux, mais l'air que l'on y respire est empli de gaz nauséabond donnant froid à chaque passage du vent sur la peau. Même si je suis entraînée à résister à ce type de climat, il n'empêche, c'est tout de même désagréable.
— Nous sommes à présent dans le district du souffle de la peur et...
— Dis... osé-je interrompre, tout en analysant les petits plis sur les feuilles et les petites cavités creusées de façon rudimentaire. C'est normal qu'il n'y ait pas même un chevreuil dans ce district ? Tout à l'air d'avoir été purgé par une force inconnue.
— J'allais y venir justement. Le district du souffle de la peur est surtout un vaste champ de fleurs mortes, tout simplement parce que ces résidents ont... heu...
— Fini ta phrase, ont ?
— Eh bien, ils craignent tous les êtres pénétrant dans leur partie, mais aussi... Ils ont l'habitude de se cacher des leurs, même s'ils les connaissent du bout des doigts. Ils se cachent même d'eux-mêmes.
— Tu n'as pas l'air de plaisanter...
— Bien-sûr que non, mais ne te repose pas trop longtemps ici... car dès que la nuit tombe, les monstres marchent avec frénésie sur leur terre et ont la fâcheuse tendance de s'entretuer.
— Alors nous avons affaire à plus d'une centaine d'e-motios, on dirait.
Le ton que j'emploie se veut complètement à l'ouest. Je me penche pour examiner une plante que je viens à peine de remarquer et qui brille d'une couleur blanche. C'est tel un champignon de trois décimètres ayant la forme d'un cône renversé. C'est là que je m'étonne de constater que l'environnement où il évolue est fort appréciable. Je me redresse au premier cri de l'e-motio.
— Quoi ?! Qu'est-ce qu'il y a ?
— C'est un nemsis, un poison qui glace les cœurs.
— Qui glace les cœurs ?
— Oui, un nemsis est dangereux du fait qu'il glace la poitrine de tous ceux qui l'ingurgitent. En d'autres termes, les battements de ton cœur vont de moins en moins être réguliers, mais le plus effrayant est certainement la suite de la transformation. Ton corps — qui n'est plus alimenté en oxygène — s'effondre, c'est clair, mais cela attire les dévoreurs qui ne vont pas se gêner de te faire du mal.
— Continuons alors...
Nous reprenons notre marche. À chaque pas, je reconsidère chaque information qu'il m'a donnée et essaie de les hiérarchiser de manière cohérente. La première des choses est certainement de se rendre au district du flot de la tristesse pour questionner l'e-motio du souvenir. Mais pour ne point disparaître, il est préférable de se dépêcher d'atteindre un coin de cette forêt, pouvant me servir de terrain stratégique pour la nuit.
— Dans cette partie de la Toile, les états émotionnels sont pour le moins troublés. Et cela indépendamment de la volonté de ces résidents.
— Explique-toi !
— Eh bien, les e-motios dévoreurs évolués dans cette partie connaissent des épisodes émotionnels très virulents ce qui les rend extrêmement instables. À cause de ces instants de malaise, dû à l'information entrant, les e-motios sont sujets à des humeurs comme une appréhension poussant à toujours réfléchir avant n'importe quelle action et à choisir l'option de réserve. Ils ont du mal à changer leur façon de percevoir ce monde. Je ne suis pas très étonné de constater qu'ils ne daignent même pas pointer le bout de leur nez.
Les épisodes émotionnels. L'homme le vit au quotidien : mariages, fêtes, cérémonies, commémorations et bien encore... Ces informations sont essentielles pour appréhender un e-motio. Lors de tels événements, l'homme montre plus d'empathie et différents traits émotionnels voulus et même anticipés. Le cas le plus connu est celui du cas du deuil. Tout le monde se sent obligé inconsciemment, voire consciemment compatir à la souffrance d'un semblable dans la société. L'état émotionnel (la tristesse, la dépression,...) commence souvent dans l'anticipation de l'évènement, se présente durant l'évènement et semble perdurer encore plus loin. C'est essentiel de trouver la réponse à ce besoin et de participer à l'évènement afin de mieux s'intégrer.
Pour les e-motios de cette partie, d'après ma compréhension, attendent déjà l'évènement, l'ayant déjà vécu. Mais là, nous tombons dans le sens d'une émotion rémanente du fait que l'homme se remémore au moyen d'images et de pensées, liées à un événement passé qui tente de refaire surface, par quelque moyen que ce soit.
Dans ce sens, l'évènement doit être des scènes violentes ou effrayantes poussant au trauma. Cette blessure mentale amène à un traumatisme. Ce qui veut donc dire que je vais devoir trouver un point de liaison pour mieux contrôler les émotions et les diriger de manière à servir d'arme plutôt que de bouclier statique.
— Il est bon de toujours se munir d'une arme dans ce district. Mais l'émotion y est figée, ce qui fait qu'on en rencontre de la même sorte, mais avec des histoires différentes. C'est un casse-tête de les manipuler, si tu préfères.
— Je ne crois pas. Nous n'avons qu'à comprendre à quoi il carbure pour couper les câbles d'alimentation de la douleur. Je suppose qu'il y a un tas d'être, sujet à la phobie ?
— Des dévoreurs de ce style, ça foisonne ici.
— Alors, notre voyage débute à peine.
Soudain, je m'arrête. Je prends en considération une bête qui vient juste d'apparaître, à vingt mètres de notre position. C'est un e-motio dévoreur. Quant à savoir s'il s'agit d'un évolué, il me faut me rapprocher. Je place un pas et m'avance. J'entends Mentio rouspéter et me prévenir de la dangerosité du contact.
— Si l'on ne tente pas d'avoir une ouverture, nous n'aurons pas d'informations... et pas d'information signifie que nous risquons de tourner en rond, sans trouver la frontière.
— Et comment fais-tu pour te défendre s'il décide de t'attaquer ? Ou pire d'ameuter tout le patelin ?
— On improvise, c'est évident.
J'entends un soupir émaner du bout de la discussion. C'est ainsi que je me rapproche pour aborder ce spécimen d'un mètre quatre-vingt. Le moins qu'on puisse dire, c'est que son aura paraît plus étriquée que la normale.
Je me pointe devant lui tout en ayant pris soin en chemin d'empoigner une de mes lames que je cache dans mon dos. Ce qui me saisit immédiatement, ce sont les effluves de transpiration qu'il dégage. Un parfum d'homme ayant parcouru un marathon, puis ayant rechigné un bon bain. La créature a le crâne rasé. Je distingue soudain une petite crête au-dessus de son front quand il se tourne subitement vers moi. Je constate une peau pâle et un corps amaigri. Des lèvres quelque peu noircies, des yeux marron dont les sclérotiques sont fort rouges, un nez plat, des cheveux gris.
Je m'arrête et m'étonne encore de le regarder m'aborder en premier.
— Mademoiselle ! Pouvez-vous m'aider ? Je crois m'être égaré...
Je ne réponds pas et attends qu'il s'approche. Son regard froid et détaché ne me plait guère.
— Je ne suis pas si alarmé... je sais, ce n'est pas normal... vous ne me connaissez pas,... pourquoi m'aider... ?
Je me décide finalement à entrer dans la discussion.
— Qui es-tu ? Où vis-tu ?
Il fait deux pas puis s'arrête la tête légèrement inclinée vers la droite, comme si ses forces avaient été happées par un trop fort usage. Il me sourit curieusement.
— Hah... Je vis tout au long au bout... vous voyez...
Il se met à pointer au loin dans le vide, vers la forêt s'étendant à notre droite.
— Je... Je me suis perdu... C'est là-bas, tout au fond... si vous pourriez...
— Pourquoi ne retournes-tu pas chez toi si tu connais si bien l'endroit ?
— Hah... vous allez rire. Il se trouve que j'hésite... Je ne sais plus... Je... Il y avait deux chemins... ça alors...
Il continue à pointer la forêt en y jetant un œil avant de revenir à moi, l'air bébête :
— Il y avait deux chemins. L'un d'eux donnait sur mon trou et l'autre dans une fosse où cette chère sorcière nous chante une musique insupportable... vous savez, celle du coin... Oh, s'il vous plait, aidez-moi...
Il y a quelque chose qui cloche avec cet e-motio. Je n'arrive pas à me connecter à son canal d'émotion. Je suis presque sûre qu'il brouille ma connexion. Est-ce possible ? Il me rappelle un demeuré cherchant à tourner autour du pot avant de se décider. C'est la première fois que je vois quelqu'un d'aussi perturbé.
Serait-ce de l'angoisse ? Non, il y a quelque chose d'autre. Il doit vouloir me tendre un piège.
— D'accord, alors je te conseille de prendre la droite, comme à ton habitude. Ne t'inquiète pas tout va bien se passer.
Je ne lui fais pas confiance. J'avais prévu d'échanger sur un autre sujet avec lui, mais il me semble plus déréglé qu'autre chose. Je n'y gagnerai rien.
— D'accord... merci m'dame... Je m'en vais... Je prends la route et sûrement... Je serai chez moi...
C'est étonnant à quelle vitesse la bête marche lentement, presque comme soumise à un stimulant ayant ralenti son mécanisme corporel, plus qu'autre chose.
— Est-ce que tu peux avancer plus vite ? le sommé-je, me méfiant de son attitude.
— Tout ce que vous voudrez, m'dame.
Il ne change strictement rien, mais je me décide de ne rien dire. Il s'approche devant un arbre donnant sur des ténèbres, me semblant plus profonds que toute la noirceur qui m'ait été donnée de voir dans ma courte vie. Brusquement, il s'arrête.
Je commence à serrer ma lame. Qu'attend-t-il maintenant ?
— Dîtes, mademoiselle... Cela ne vous dérangerait pas de m'y accompagner ?
— Que fais-tu ? Avance !
— Oui, m'dame...
Il tente de se remettre sur la voie avant de s'arrêter :
— Et puis, non... se met-il à parler avant de revenir vers moi avec une cadence pour le moins alarmant. Je vous en prie, aidez-moi, je...
En voyant le mouvement que je craignais se pointer, je lève ma lame et le menace avec un regard assassin :
— Fais un pas de plus... et je te saigne.
L'animal reste de marbre. Il reprend cependant ses demandes, sans s'arrêter :
— Enfin,... mademoiselle...
— Tu es sourd ou quoi ?
Je ne sais pas si c'est la folie qui l'embrouille l'esprit, mais il est clair qu'il ne tient vraiment pas à rester à sa place. Je ne suis pas prête à me laisser manipuler. Les dévoreurs sont très persuasifs du moment qu'ils ont une proie alléchante.
Que dois-je faire en cet instant ? Le repousser ? Jusqu'à quelle limite ? Si je décide de cheminer avec lui, il est fort probable qu'il attire l'attention de ses semblables. Et une arme en trait sur le dos d'un des leurs ne me fera pas bonne figure. Le laisser se rapprocher ? Mauvaise idée ! Il dégage carrément les pulsions d'un dévoreur affamé. Ne fût-ce que l'écouter est une erreur de procédure. Et même s'il est sincère, le temps de pouvoir soigner son mal, je ne sais combien d'e-motios peuvent être sur le coup.
La bête reprend sa marche dans ma direction. Le temps de le comprendre et de réagir, une vision d'horreur me paralyse : des enfants dans une pièce, coincés dans une torpeur indescriptible, il y a des corps baignant dans leur propre sang, la face explosée pour certains, balafrée juste sur un coin pour d'autres ; les enfants pleurent alors qu'une d'entre elles se lève, en ayant arrêté de sangloter et dans sa robe blanche tachée de sang et d'un liquide aux teintes blanchâtres, la blonde de huit ans se retourne vers ses quatre camarades du calvaire et déclare très distinctement : Eh ! Souriez... on a gagné.
Lorsque je reprends mes esprits, le dévoreur est sur moi. Je suis allongée dans l'herbe grise. Je tâte ma main et ses alentours pour empoigner ma lame. Je ne sais si c'est le moment qui me stresse, toujours est-il que je perds patience en tentant de l'avoir en main.
— Est-ce cela que vous cherchez ? me dit-il, en me fixant avec une voix plus effrayante qu'autre chose.
— Que me veux-tu ?
— Écoutez-moi, mademoiselle... Je ne vais pas bien... j'ai besoin d'aide.
— Commence par me laisser respirer. J'étouffe...
— Écoutez-moi, s'il vous plait, je...
— Maintenant, tu commences par m'obéir... et tu te dégages de moi, illico...
L'e-motio se met à trembler, tout en soupirant avec un son pour le moins enfantin, celui des petits boudeurs sentant qu'une larme va les faire craquer. Alors qu'il se lève, j'essaie de ne pas tarder à l'imiter pour prendre une nouvelle lame.
Brusquement, le monstre me monte dessus à nouveau, me plaque au sol et me serre fermement le cou. Je pouffe de douleur alors qu'il resserre son étreinte. Le plus effroyable et énigmatique est sans aucun doute, son visage : son crâne rasé, ses paupières tirées avec les contours noircis à la manière de l'ancienne Égypte, ses pavillons arrondies, dont deux minuscules bouts en bas, ont été coupés.
— Je vous ai demandé votre aide... vous ne voulez pas m'aider...
Il me hurle dessus. Peu à peu, je commence à avoir du mal à suivre ses récriminations. Qu'est-il exactement ? Ses actes sont dénudés de sens, pour moi. Serait-il névrosé ? Ou ai-je réellement affaire à un fou. Je ne l'entends qu'à demi. Je me concentre. Alors que ma main gauche tente de me libérer de son emprise, je lève la seconde main et espère vite lui sectionner la main.
Au moment où je pique vers son bras droit, il m'intercepte de sa main gauche et plaque la mienne au sol, tout en rapprochant sa tête. J'en ai connu des senteurs putrides, mais celle-ci met en vedette la face des misérables ordures pestilentielles.
— Tu ne veux pas m'aider... tu vas voir... Il ne faut pas me chercher... Il ne faut pas me laisser... oui, tu veux me laisser, hein... Comme tous les autres... tu ne penses pas à moi... tu veux me laisser, n'est-ce pas ? N'est-ce pas ?
Il y a un mélange de colère et de tristesse dans sa voix qui s'enroue à chacune de ses plaintes barbantes. Je me tourne vers ma gauche pour repérer mon e-motio. Volatilisé.
— Où crois-tu ?... regarde-moi... regarde-moi... allez...
Il me prend la mâchoire dans sa main et reprend à me lacérer.
— Tu n'sais rien de moi... et tu ne veux rien savoir...
Je n'ai aucune envie de demeurer plus longtemps captive. Il faut que je me débarrasse de lui.
— Vas-y, je t'écoute...
— Fais pas celle qui essaye de me comprendre... Je ne suis pas ton caniche... t'en...
Brusquement, une douleur vive le fait hurler à la mort. Il se presse de porter sa main à son front. Je dégage ma main droite et lui fourgue un crochet avec tout ce qui me parvient (comme force) dans la seconde. Il s'écroule à ma gauche. Je me dépêche de me lever et me place face à lui comme le soldat que je suis, les lames à la main.
—Malheureusement pour toi, e-motio ! On ne m'a pas assez inculqué la tendresse.