Je me suis laissé porter par le canal d'émotion jusqu'à atteindre le moment où, je l'espère, Dylan prendra son courage, à deux mains. À vrai dire, j'ai pu noter que l'époux était rentré chez lui, cette nuit-là. Cependant, il n'a pas osé réveiller sa femme. À l'aube, il s'est précipité pour quitter sa demeure.
Je me suis projetée plus loin, dans le temps. Dylan se cherche encore des excuses, à l'instant où il doit tomber sur sa femme. Et quand il la contemple avec son supposé ami, le fameux Tony, une carrure d'athlète, une mâchoire carrée, des lunettes en bois, il ne se donne point la peine de jouer les époux jaloux. Il peste dans son coin et ravale tout ce qu'il aurait voulu dire. Mais un jour,...
Je suis arrivée au-dessus de la rue des Drapiers. Elisa est froide tel un cadavre et dure comme une brique. Elle est irritée — Il y a de quoi — Une tempête s'abat sur la ville. Elle venait de finir ses achats du jour et voilà qu'elle est bloquée sous un immeuble. Je ne suis pas sûre que ce soit le meilleur endroit pour traiter leur problème. Le concerné n'est même pas sur les lieux.
Je fais néanmoins confiance au canal qui conduit inexorablement vers un endroit précis, pour une bonne raison.
Elisa n'en peut plus. Elle en a marre d'être debout à attendre. Je souligne de l'exaspération, la couleur jaune, près de son visage. Il y a une autre boule lumineuse de couleur rouge. Elle est d'humeur colérique. Elle se déplace de son abri et accepte de recevoir les gouttes de la tempête, accompagnées d'un froid détectable au premier contact. Au son des klaxons d'automobiles qui vont et viennent, elle se rapproche du trottoir.
- Taxi ! hèle-t-elle, en faisant des signes de la main.
Rien. Les véhicules jaunes sont tous pleins. Elle tente l'expérience, plus d'une fois. C'est un échec. Elle s'interroge sur le pourquoi de sa hâte, finalement. C'est vrai, pourquoi ? Pourquoi s'est-elle pressée au lieu d'attendre que l'averse se soit calmée ? Pourquoi n'a-t-elle point trouvé le moyen de parler avec Dylan depuis ? Pourquoi tout lui tombe sur la tête ? Pourquoi n'est-elle pas heureuse ? Bon sang, qu'est-ce qu'elle fait là ? Pourquoi se sacrifie-elle ? Pourquoi ?
Soudain, elle remarque une silhouette s'avancer vers elle. Il possède un parapluie assez grand, pour contenir deux personnes. Il est dans un costume noir. Son regard est pointé sur elle. C'est Dylan. Il est là, avec une main gantée et les traits légèrement détendus. Il finit par s'arrêter devant Elisa, la couvrant de son parapluie.
— Je crois que je tombe à point nommé, Madame, déclare-t-il, avec un sourire radieux.
— Tu étais dans le coin, je ne savais pas... C'est pour le travail ? répond-t-elle, en jetant un œil aux affaires qu'elle tient fermement depuis sa plongée, sous la pluie battante.
Il ne dit rien et se contente de la fixer. Lorsqu'elle relève la tête, elle constate qu'il l'observe.
— Tu peux partir, ne t'en fais pas. Je vais ramener tout ça. Je prends un taxi et ça ira.
L'homme s'incline, porte une main aux sacs, entre les doigts d'Elisa et s'exclame en voyant le mouvement de protestation de sa partenaire.
— Ne te donne pas cette peine, dit-elle, calmement. Je vais tout ramener, vraiment.
— Elisa...
— Non, ne dis rien. C'n'est pas en jouant les maris dévoués maintenant que tu m'aideras, je t'assure...
— Elisa...
— Écoute... suis ta route, ok. On se revoit à la maison. Je...
— Eli ! s'écrie-t-il, en la prenant par le bras. Je sais que tu te retiens, tout comme moi. Je...
— Dylan, qu'est-ce que tu me fais ? interroge-t-elle, en le fixant.
Elle cherche à s'assurer à elle-même qu'il ne veut rien arranger. Pourtant, elle espère au fond d'elle qu'il est toujours à elle, quelque part. Quatre grosses boules tournoient autour d'elle. J'observe de la colère dissimulée dans un rouge coquelicot ; une exaspération dans un gris ; une passion prête à exploser dans un rouge vif et un bleu clair, symbole d'un espoir encore vivace.
Elle veut que tout s'arrange entre eux, mais dans le même temps, elle sent une vive colère monter en elle. Une aversion qu'elle tente de refouler du plus profond de son cœur.
— Eli ! Rentrons à la maison. Et pour aller plus vite, donne-moi ton poids.
— Ah non, écoute ! Je m'occupe de cela depuis belurete et je ne t'ai jamais vu venir faire les courses avec...
— Y a un début à tout, Miss monde. Vos enfants ne vous ont pas fait perdre de votre vigueur... Et...
— Arrêtes de jouer... ce n'est pas avec ça que l'on va s'entendre.
— Mais je fais et je dis c'que j'veux, ma p'tite dame.
Un sourire en coin apparaît sur son visage mouillé par l'averse.
— Espèce de macho, va !
— Ça se dit encore, ce genre de chose ? sourit-il, à son tour.
Il lève la main pour prendre le relais de sa compagne, la main tendue, tandis que l'autre, tenant le parapluie accueille un des sacs de course plutôt léger. Au bout de quelques tentatives désespérées, il finit par s'arrêter en conservant un silence déplaisant à son goût.
Ils ont envie de reprendre la conversation. Elisa supplie pour ne pas arriver au moment où il prononce un mot. Mais dans le même temps, elle fulmine et crie dans son sein qu'il remette cela.
— Dis...
— Dis...
Les deux personnages s'étaient rapprochés et avaient articulé, dans la seconde, le même début de phrase. C'est à présent des yeux accusateurs qui s'échangent une bataille sévère, pour espérer entendre l'autre continuer.
Cependant, pas un mot ne sort à nouveau. Les iris inquisiteurs s'abaissent. Le silence reprend sa place. Un taxi achève de rompre l'attente. Deux corps se glissent pour rejoindre la demeure restée vide.
Ce soir-là, le dîner se passa avec des termes nuancés et des sourires dévorées par des partenaires, évitant de briser ce semblant de plaisir retrouvé. Chaque mot bien outillé et examiné à l'avance s'achemine pour offrir le plus de gaieté possible.
Subitement, le téléphone sonne. C'est celui de Dylan. Les yeux se rencontrent. Elisa semble tendre sa main, mais son regard lance un ordre à son mari, d'assumer sa tâche.
L'homme prend le digital et le place à l'oreille après avoir soupiré, un instant.
- Oui, Lindsey...
Le visage d'Elisa se décompose, l'espace d'une seconde. Une boule dans sa gorge et des questions commencent à naître dans son esprit. Je peux très nettement entendre le « garde tes questions pour plus tard » tourner dans sa tête.
Je m'étonne de visualiser la même pensée, dans le cortex de son conjoint.
- Non... Merci pour ta sollicitude, mais je vais devoir annuler notre rendez-vous de la semaine prochaine... Si, si ! J'en prends l'entière responsabilité... Oui, tu peux annuler mon discours avec le bailleur de fond sur ce terrain, ça ne m'intéresse plus... Merci pour tout...
Elle évite de le regarder droit dans les yeux, mais cela lui est difficile. Son mouvement du bras droit indique qu'elle cherche à se lever. Lui aussi, après un bref regard lancé à sa femme. Il reprend son dîner comme s'il ne s'était rien passé, laissant un blanc pendant près de deux minutes.
— J'ai annulé mon rendez-vous de la semaine prochaine, commence-t-il, en profitant de ses dernières bouchées.
— Je vois...
— Lindsey est en charge des négociations...
— Ok...
— J'ai décidé de rester cette semaine. Ça... le ferait un peu de bien... d'être avec toi...
— C'est toi qui voit.
Il reste silencieux quelques secondes alors que sa femme se lève et se dépêche de débarrasser la table de son plat, direction la cuisine. Dylan se lève à son tour et prend la même direction.
Je suis subitement retirée de la scène. Tout devient flou. Je me retrouve longeant le canal d'émotion, aux multiples couleurs. Lorsque je rouvre les yeux, je suis face à l'e-motio de la jalousie. Son masque s'est effrité par endroit, mais il demeure toujours aussi sinistre. Je me rapproche de lui avec le désir de pouvoir le toucher.
Le fait de caresser doucement la créature m'apaise quelque part. Je commence à palper chaque côté du visage de l'animal. Je découvre sous sa carapace, un animal tendre et fragile. Je suis près de ses prunelles, de la taille de mon poing.
Je remarque un creuset en plein sur son front. Cette ligne verticale qui donne sur cet itinéraire. Je me rends compte que la flamme qui étreint les deux êtres doit être entrain de vaciller.
Je me surprends à entendre des voix. Ce sont celles de Dylan et d'Elisa. Je ne suis pas sûre, mais plus l'ambiance est agréable, plus leur voix se distinguent.
— Eh ! Eh ! Que dirais-tu de danser avec moi ?
— Non, laisse tomber, j'n'ai pas envie...
— Allez, juste une seconde... Non, non ! Ne me fais pas ce regard... tu l'aimes bien nos danses, déclare Dylan, en enlaçant sa femme.
Celle-ci, dont la mine reste boudeuse, se met petit à petit à sourire même si une rage susurre encore son être. J'arrive à apercevoir, même un court instant, cette danse liant ses corps au visage rayonnant de joie. Cela leur rappelle quelque chose, oui, ce quelque chose qui était indiqué dans la musique du forgeur de Carthage. Oui, quelque chose.
Leur mouvement coordonné laisse place à une action déjantée et frivole. Ils permettent le rythme d'entrer en eux, comme un liquide. Si le vin s'était invité à la fête, peut-être ceci aurait triplé d'une cadence. Les pas ne sont pas encore très enjoués, mais le veulent par moment. Une timidité à nouveau installée dans ce couple étonnant, tentant de renouer le nœud de la complicité par un geste, juste un seul.
Le masque de l'e-motio s'effrite une fois de plus. L'animal s'est couché près du bord, les pattes dans le lac et le corps frémissant. S'ils ne passent pas à la vitesse supérieure, l'animal va mourir.
À l'instant où je m'en rends compte, une voix prononce quelques mots, qui me saisissent sur le moment :
— Si les choses étaient à refaire, pourrais-je mériter de te seconder, capitaine ? dit l'homme.
Je ne vois rien. Je n'ai plus accès au canal. Je ne comprends pas pourquoi l'animal se meurt. La situation n'est pas dramatique. Subitement, cela me saute aux yeux. L'un d'entre eux rumine toujours cette histoire dans son esprit. « Une traîtrise », voilà ce qui se dessine dans son esprit.
— Si les choses étaient à revoir, serais-tu prêt à voler avec moi ?
Cette voix appartient à Elisa. Ces sentiments doivent être troublés. Séparés entre la confiance et la méfiance. S'aimer ce soir et réaffronter les soucis, demain.
— Me rattraperais-tu ?
— Sans hésiter...
Elle n'y croit pas une syllabe, je peux me le figurer. Et cela se conforte par l'état de dégradation que je constate sur le corps de l'e-motio. Je commence à comprendre. La bête n'est pas entrain de mourir : elle se loge dans un processus de durcissement.
Ce processus fait opposition avec celui de l'évolution ou de la croissance. L'e-motio est entrain de répondre aux sombres sentiments du titulaire. Il va devenir un e-motio dévoreur bien plus difficile à abattre de ce fait.
La cause de ce changement est que l'un des partenaires feint d'être heureux. Et il va rester cloîtré dans cette logique. Le danger dans cet acte, c'est qu'il conservera ses peines pour lui-même et se mettra plus vite à avaler des informations erronées, sans jamais chercher à donner son réel point de vue. C'est l'engrenage parfait pour la rupture des âmes.
L'e-motio se met à trembler de tout son être dans un geste époustouflant. Deux heures plus tôt, je n'aurai jamais cru qu'un e-motio pouvait présenter autant de mimiques faciales. Je suis comme figée sur place, non par peur, mais par inquiétude de perdre le peu de conscience que l'animal m'a affiché.
J'assiste impuissant à cette action. Avant même de trouver la réponse à cette envolée d'énergie, je suis interpellée par une suite de mots distincts :
— Si jamais je me perdais... Elisa... Serais-tu prête à me retrouver ?
— Je...
Je n'entends pas la suite tout de suite. Puis, brusquement :
—Dylan ! Si tu me promets de me revenir... si tu m'assures que tu les regardes,c'est moi que tu vois...
— Écoute, je te l'ai déjà dit... rétorque-t-il, en fermant son visage.
— Écoute-moi jusqu'au bout, s'il te plait ! Que ce soit vrai ou non, je vais te le dire... Je veux que tu saches... que je n'suis pas capable de te haïr ou de te foutre hors de ma vie ou quoi que soit d'autre du genre... Alors, je vais t'assurer une seule chose...