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Taehyung rencontra Sunhi un jour de pluie.
Ce matin-là, l'averse tombait du ciel dans un fracas assourdissant, elle explosait de rire sur le bitume, frappait les parapluies dégainés et la carrosserie des voitures. Ces folles trombes d'eau, qu'on aurait pu prendre pour des nymphes hilares, saccageaient tout sur leur passage.
Derrière les gouttelettes étalées sur les fenêtres de sa salle de classe, Taehyung consultait son téléphone. Il s'était installé dans un coin de la salle, en retrait. Parfois, il sentait des regards glisser sur lui.
Depuis qu'il avait rencontré son responsable trois jours plus tôt, il se creusait vainement la tête pour dénicher un sujet. Malheureusement, rien ne l'inspirait vraiment par ici, ni les gens, ni les lieux, ni les mots. Chaque embryon de projet était plus banal, terne et ennuyant que le précédent. Taehyung était nerveux. Et le délai de monsieur Lee entretenait cette nervosité, il n'arrangeait vraiment rien.
Pour autant, une idée, ça peut surgir à n'importe quel moment. Alors, pour provoquer l'étincelle, il se nourrissait de tout. Il parcourait la presse avec plus d'attention, s'était mis à regarder de nouvelles séries, essayait d'écouter davantage Jimin lui parler de son quotidien. De cette manière, il tentait d'éveiller sa conscience, de la connecter au monde et aux autres. L'inconvénient était qu'il se sentait sombrer dans un flot continu d'informations. Alors, il doutait parfois de cette manière de faire. N'était-elle pas contre-productive ?
Soudain, une voix délicate et régulière interrompit le flux de ses pensées.
– Excuse-moi... Taehyung, c'est ça ?
En levant les yeux de son écran, Taehyung reconnut aussitôt l'une de ses camarades, debout près de sa table. Il s'agissait d'une jeune fille aux longs cheveux noirs, très calme et discrète. La lumière jaunâtre de la pièce lui conférait une apparence presque maladive, comme si elle baignait dans un soleil criard.
– Je peux m'asseoir à côté de toi ? renchérit la brune avec un sourire timide.
Depuis l'arrivée tardive de Taehyung dans la promotion, leurs regards s'étaient souvent croisés. Et s'il avait d'abord pensé qu'il intriguait la jeune fille, voire qu'il l'intéressait peut-être, il avait rapidement compris qu'elle était de nature observatrice, tout simplement, juste comme lui. Et ce fut peut-être ce simple détail qui influença sa réponse, un léger hochement de tête.
Alors qu'elle s'installait silencieusement, Taehyung en profita pour mieux observer les alentours : effectivement il ne restait plus beaucoup de places de libres. Si lui s'isolait de son propre chef, la mise à l'écart de cette fille ne semblait pas relever de sa volonté. Elle était sciemment ignorée et méprisée. La raison ? Seul un aveugle aurait pu la manquer.
Pour les gens d'ici, cette fille était grosse. Dotée d'une silhouette généreuse, elle avait des formes charnues qui rebutaient plus qu'elles n'attiraient. Pourtant, elle avait un visage adorable, un peu rond, avec des joues rebondies, de grands yeux en amande, et un sourire craquant qui jetait quelques fossettes sur son menton.
– Je m'appelle Sunhi, souffla la brune tandis qu'elle déposait ses affaires sur sa table.
En tournant plus franchement la tête vers elle, Taehyung l'observa mieux. Sunhi portait un jean à la coupe élargie, comme les filles d'ici aimaient s'habiller, et un pull mauve qui lui allait au teint.
– Tu étais aux États-Unis l'année passée, c'est bien ça ?
– Los Angeles, acquiesça-t-il en plongeant ses yeux dans les siens.
– C'était bien ? Tu as aimé ?
– Vraiment oui...
– Tout doit être plus libre là-bas.
Ça semblait difficile à croire sur le coup, mais ces mots venaient d'éveiller quelque chose en Taehyung. Cette fille était la première qui semblait envier la grande terre de l'Est pour les mêmes raisons que lui. Le voyage intrépide américain sonnait-il comme un chant de sirène pour elle aussi ? En général, les gens d'ici s'extasiaient parce que les États-Unis, parce qu'Hollywood, parce que les stars, parce que La La Land, parce que les burgers, parce que la plage, parce que le surf, parce que...
– Je crois que j'aurais adoré y aller. Mais je ne suis pas assez courageuse.
Un silence s'invita, le temps qu'elle précise sa pensée.
– Je veux dire, partir toute seule, vivre loin de ma famille pendant un an...
La pluie résonnait fort dehors.
– Tu viens d'où ?
Elle coulait partout.
– De la campagne, au sud. Près de Daegu.
– Vraiment ? s'écria Sunhi en écarquillant les yeux, ce qui arracha un petit rire à son camarade.
– Quoi ?
– Je ne sais pas, tu ne m'inspires vraiment pas la campagne...
Assez intrigué, Taehyung haussa un sourcil, se demandant bien ce qu'il pouvait inspirer... D'ailleurs, il s'apprêtait à lui retourner sa question mais l'arrivée du professeur l'interrompit dans sa lancée. Alors le cours débuta et le bruit de la pluie dehors fut peu à peu recouvert de définitions, d'exemples et de questions.
Au bout de vingt minutes, un peu ennuyé par ces notions qu'il connaissait déjà, Taehyung dériva vers sa voisine. Elle était occupée à dessiner un petit narval sur son cahier. Alors, naturellement, il s'approcha un peu et lança en murmurant :
– En fait... Là-bas, personne ne juge personne.
Sunhi cessa aussitôt son activité pour l'observer, avide.
– Enfin, je veux dire, sur le physique... Et même, de manière générale, il n'y a pas de barrières. Je ne dis pas qu'ils sont parfaits cela dit. Très égocentriques...
La jeune fille pouffa de rire quand Taehyung tira la grimace. Ils s'attirèrent le regard sévère et appuyé de leur professeur qui accepta tacitement leurs visages inclinés en guise d'excuse. Le silence s'installa donc à nouveau entre eux, et chacun fit mine de s'intéresser à la leçon en cours. Sunhi fut la première à poursuivre, en chuchotant.
– Je pense que j'aimerais quand même visiter...
Taehyung acquiesça. L'échange aurait pu s'arrêter là, mais l'étudiante l'intriguait soudain, et il voulait en savoir plus.
– C'est quoi ton projet de fin d'études ?
Avec un sourire timide, sa camarade hésita puis murmura sa réponse.
– Un café livres, avec des thèmes éphémères par saisons.
– C'est une belle idée.
À ces mots, elle rougit légèrement avant de reprendre ses gribouillages, attirant l'attention du châtain, qui la trouvait mignonne avec ses pommettes toutes écarlates.
– Et toi ? Tu as déjà validé ton projet avec monsieur Lee ?
– Pas encore. J'hésite, répondit-il en fixant le dos d'une fille devant eux, qui venait de leur jeter un coup d'œil.
– Tu as une passion... ? Peut-être que tu peux en tirer quelque chose.
Qu'est-ce qu'il aimait ? Taehyung réfléchit un instant, fixant toujours sa camarade, à l'avant, qui discutait désormais avec son voisin.
– J'aime bien la photographie. Et l'année dernière, je me suis spécialisé dans les produits de luxe, finit-il par dire.
– Ah oui ?
De là, ils échangèrent sur les campagnes publicitaires des grandes marques de parfumerie et de haute couture, glissèrent sur le domaine de l'art, jusqu'à regretter que ces marchés soient souvent hors de portée pour les amateurs.
– Tu pourrais imaginer un concept plus accessible, souffla finalement la brune en replaçant une mèche de ses cheveux derrière son oreille.
Il croisa ensuite le regard froid et dédaigneux d'une autre jeune fille qui s'était retournée pour les observer. Rapidement, elle baissa les yeux, mais on lisait déjà sur son visage...
...le début d'une rumeur.
– Des expositions en plein air, ce serait incroyable, déclara enfin Sunhi.
C'était une classe de pourris, Taehyung le sentait à des kilomètres. Une classe qui laissait vivre les « on-dit », une classe qui jugeait sans savoir, une classe qui se moquait. Une classe mortelle.
Une fois le cours terminé, Taehyung rangea ses affaires tranquillement, car il préférait éviter la cohue des élèves. Un peu plus loin devant lui, Sunhi piétinait vers la sortie. Sa tentative, qui n'avait rien de discret, l'amusa profondément.
– Tu m'attendais ? ricana-t-il en la rejoignant.
– N-non !
En guise de réponse, il esquissa un faible sourire, puis s'avança dans les couloirs, laissant sa camarade le suivre.
– Tu as pris quoi comme options ?
En discutant un peu, tous deux constatèrent qu'ils partageaient plusieurs cours ensemble pendant le premier semestre.
– Tu déjeunes où, demain ? questionna la jeune fille quand le sujet fut clos.
– Je ne sais pas.
Mais Sunhi n'insista pas, et Taehyung comprit qu'elle était le genre de personne qui attendait toujours, en silence, une réponse, un sourire. Juste un signe. Une autorisation.
Certains sont ainsi.
Et ça dévastait Taehyung, de se le dire.
– Il paraît qu'il y a un restaurant de ramyeon pas très loin, indiqua-t-il en se remémorant la conversation avec Jungkook et Jimin de l'autre jour. Ça te dit qu'on y aille ?
La pluie poursuivit son ouvrage jusqu'au lendemain, continuant d'engloutir la capitale, ce qui avait commencé à inquiéter Taehyung : des inondations allaient-elles l'empêcher de rentrer chez lui ? Pour le moment, il tentait d'ignorer ces craintes, occupé à éviter les grosses flaques d'eau sur le chemin menant au bâtiment des Arts.
La veille au soir, il avait longuement cogité à propos de son projet, ce qui l'avait mené à cette situation. Il avait un trou avant le déjeuner du midi, et son instinct lui soufflait de revenir par ici.
Dans le hall d'entrée, son parapluie gouttant sur le sol en lino, il ne put s'empêcher de chercher du regard le voile de Jungkook. Et comme la première fois, il lui sembla que l'œuvre le fixait.
Elle l'attendait.
Taehyung trouva qu'elle ressortait comme un diamant au milieu des pierres grises.
Reprenant ses esprits, l'étudiant se dirigea vers le plan du bâtiment. Il tenta de mémoriser son trajet puis emprunta l'escalier principal pour monter au premier étage. Quand il parvint au fond du couloir, il lut et relut la plaquette fixée sur la dernière porte. Taehyung inspira, rajusta son sac en bandoulière, puis toqua deux fois contre le battant.
Le silence retomba avant qu'une voix féminine ne le perce.
– Entrez !
Quand il s'exécuta, l'étudiant découvrit une grande pièce chaleureuse, décorée de plantes et d'une large baie vitrée qui révélait à ce moment le paysage pluvieux. La salle était calme et possédait quatre bureaux, dont trois déjà occupés. Parmi les têtes brunes qui dépassaient à peine de leurs écrans ou dossiers empilés, Taehyung remarqua le visage d'une femme qui l'observait calmement. Elle portait de grosses lunettes sur son visage carré.
– Oui ? demanda-t-elle sans se lever.
Taehyung s'inclina respectueusement avant d'enchaîner d'une voix douce.
– Bonjour. Je suis Kim Taehyung, j'étudie l'économie. Je ne sais pas si vous connaissez monsieur Lee, mon professeur référent.
– Hum, possible...?
Rapidement, la professeure lui fit signe de s'approcher, ce qu'il fit après avoir refermé la porte derrière lui.
– Dites-moi, invita-t-elle en s'enfonçant dans le dossier de son siège, les bras croisés sur la poitrine.
– Je suis en quatrième année. Pour obtenir mon diplôme, mon responsable me demande de monter une affaire. J'aimerais bien explorer la piste de l'art. Puis-je feuilleter des books de vos étudiants ?
Tandis que le châtain s'expliquait, la femme, elle, ne décrocha pas un mot, haussant simplement les sourcils d'un air entendu.
– Minjae !
L'un des professeurs resté assis un peu plus loin se leva soudain. Taehyung tourna la tête et découvrit un grand homme sec vêtu d'une chemise blanche légèrement froissée, rentrée dans son pantalon noir. À vue d'œil, il avoisinait probablement la quarantaine. Taehyung lui trouva un certain charisme.
– Bonjour monsieur, salua l'étudiant quand l'homme fut assez près.
Le professeur se contenta de lui adresser un signe de tête. Malgré son petit mutisme, une certaine bienveillance se dégageait de lui.
– Ce jeune homme voudrait consulter des books de tes étudiants. Tu pourrais lui montrer, s'exprima la professeure.
Puis elle s'adressa à Taehyung.
– Je suis madame Cho, responsable des premières années. Comme je travaille avec des débutants, je n'ai pas beaucoup de matière à vous montrer, contrairement à monsieur Shin.
Taehyung hocha la tête tandis que le professeur Shin sonda leur échange avant de déclarer :
– J'arrive.
Les mains enfoncées dans les poches de son pantalon, Taehyung attendit tranquillement, surveillant du coin de l'œil monsieur Shin qui farfouillait dans ses affaires.
– Je vous laisse avec lui, il n'y a pas meilleures mains que les siennes ! confia madame Cho. Ses étudiants sont brillants. Et puis c'est un ancien critique d'art. Il a l'œil pour repérer les esprits les plus créatifs.
– Je t'entends, maugréa le professeur Shin.
Quand il revint, sa collègue ricana brièvement avant de retourner à son travail.
– Venez, ajouta l'homme pour Taehyung.
Tous les deux quittèrent la pièce pour retraverser le couloir dans l'autre sens. Une fois dans l'escalier principal, monsieur Shin interrogea Taehyung alors qu'il gravissait les premières marches.
– Comment vous appelez-vous ?
– Kim Taehyung.
– Des sensibilités particulières ?
– Pardon ?
Le professeur Shin se retourna sans s'arrêter, un petit sourire espiègle sur la figure.
– Peinture ? Sculpture ? Collage ? Dessin ? J'ai de tout.
– Je n'y ai pas trop réfléchi.
Ses mots semblèrent faire réfléchir le professeur car il ne dit plus rien avant de faire halte au troisième étage.
– D'accord. On va ratisser large alors.
Taehyung acquiesça en guise de remerciements, s'enfonçant dans un dédale de couloirs. Puis il ajouta :
– J'ai un peu de mal avec la peinture, je crois. Je veux dire... Je me sens vraiment curieux de découvrir d'autres médias.
À ces mots, le professeur Shin émit un rire bref et puissant qui ricocha contre les murs.
– Je comprends. Mais, vous savez, la peinture n'est pas à sous-estimer.
Il s'arrêta devant une porte, aussitôt imité par le plus jeune.
– Je vous fais confiance de toute façon, précisa Taehyung.
Il espéra soudain ne pas être passé pour un idiot négligeant. Le professeur ne dit rien, s'arrêtant simplement devant une porte qu'il s'empressa de déverrouiller grâce à son trousseau de clefs. Taehyung recula légèrement, dans l'attente, puis foula l'entrée derrière monsieur Shin.
La pièce sentait l'acrylique, le vernis et l'argile humide. Curieux, Taehyung détailla tour à tour le sol en linoléum, les murs couverts d'affiches et de dessins, des peintures pour la plupart, puis les établis, les pots de pinceaux et d'outils en fer. Cette vue lui rappela un post de Jungkook, sur son compte Instagram.
Soudain, l'étudiant fut tiré de sa contemplation par le bruit d'une fenêtre qu'on ouvre. Il se tourna alors vers monsieur Shin, plus loin, qui inspirait une grande bouffée d'air frais. Dehors, la pluie avait laissé place à une brume si intense qu'elle recouvrait complètement le paysage urbain.
– Je leur demande toujours d'aérer cette pièce, pour chasser les odeurs chimiques, mais ce sont de sacrés étourdis, maugréa le professeur, le visage tourné vers l'extérieur.
Ne sachant quoi répondre, Taehyung se contenta de sourire poliment avant de poursuivre son examen sur l'un des murs de l'atelier.
– Je vais vous montrer des books de mes étudiants les plus accomplis. Généralement, c'est en troisième et quatrième années que quelque chose se déclenche.
Sur ces mots, il s'avança vers une grande armoire en bois sombre.
– Venez ! appela-t-il.
Le professeur sortit des entrailles du meuble une pile de classeurs et de cahiers plus ou moins épais, qu'il déposa sur une table. En jetant un œil au premier tas, Taehyung nota qu'il s'agissait principalement de sculptures en bois. Il n'aimait pas.
– ...C'est pas mal ça, ajouta monsieur Shin en ouvrant un deuxième book.
Des dessins à l'encre de chine s'étalèrent sous les yeux de l'étudiant qui préférait déjà cette piste à la précédente. Un autre book contenait du collage, des bouts de magazines, de tissus et de matériaux naturels. L'ensemble brillait par son harmonie, mais Taehyung n'arrivait pas à entrer dans cet univers, qu'il trouvait bien trop dense et désordonné. Alors, il poursuivit sa quête. Son esprit s'arrêta sur plusieurs choses intéressantes, et d'autres complètement affreuses (mais bien sûr, il se garda de le manifester).
Cependant, malgré cet incroyable défilé, qu'il se devait de saluer, ses pensées ne cessaient de courir vers un être.
– Vous...
Taehyung s'interrompit, le temps de chercher ses mots. Il sentit le regard appuyé du professeur Shin sur sa personne.
– Vous connaissez Jeon Jungkook ?
Silence. L'homme haussa légèrement les sourcils, peut-être un peu surpris d'entendre ce nom.
– Bien sûr. C'est vrai son travail vaut le coup d'œil !
Rebroussant chemin vers l'armoire, il en fouilla l'intérieur pour en extraire une pochette noire.
– Son book, dit-il en tendant l'objet.
Rien qu'en découvrant la couverture, Taehyung se sentit... tomber. Il s'agissait d'un papier noir sur lequel on avait cousu au fil rouge des silhouettes aux angles étranges, pour former deux personnages, l'un au premier plan, sans doute assis, l'autre debout derrière, les mains posées sur les yeux du premier. Un peu plus bas figurait simplement le nom de l'artiste. Jeon Jungkook.
Taehyung caressa distraitement les fils qui s'entrecroisaient, se frôlaient, se heurtaient dans un enchevêtrement des plus esthétiques. Cela s'apparentait à un acte de douceur et de sauvagerie.
– C'est l'un de mes élèves les plus prometteurs.
Taehyung quitta des yeux la reproduction pour dévisager l'homme. Ce dernier lui adressa un vague sourire.
– Ce book... Même s'il lui reste du chemin à parcourir, Jungkook est un élève franchement fascinant.
Taehyung fronça les sourcils. Cette confession venait d'éveiller une curiosité bien plus forte en lui.
– C'est juste sa façon d'imaginer. En deuxième année, c'est si rare de croiser ce genre de maturité. Je pourrais le qualifier de génie...
Des doigts, il caressa le nom de Jungkook sur la couverture de son book. C'était un geste plein d'affection.
– Vous êtes allé voir notre exposition courante dans le hall ? reprit monsieur Shin.
Taehyung hocha la tête.
– Oui... Justement, j'ai vu le voile. Et je me demandais... Y-avait-il un thème... ?
– Contrainte technique. Il fallait créer quelque chose avec beaucoup de technique. J'estime que le challenge est relevé, ils ont tous bien travaillé.
Taehyung acquiesça d'un air absent, il n'était pas expert, mais il voulait bien croire l'homme. Depuis tout à l'heure, il le sondait, notant les pupilles dilatées et le sourire tendre. Une expression était purement admirative.
– J'ai vu son voile... « Cœur du vide », avoua-t-il soudain. Mais je n'ai rien compris...
– Les gens ont toujours du mal à comprendre Jungkook. Vous avez aimé ?
Aimé ? Pouvait-on réellement aimer une œuvre sans l'entendre ? Pouvait-on l'admirer sans savoir si elle était juste, ou vraie, ou suffisante ? Et si ce voile était un non-sens ? S'il n'existait que pour être beau ?
Que préférait-il... ?
Le signifiant ?
Ou le signifié ?
– Ça m'a fait une forte impression... Mais...
Mais il a l'air creux.
Mais il a l'air vide.
Mais il sourit trop.
– Pour vous, que signifie ce titre ? reprit Taehyung.
– Un éloge du vide, de l'insaisissable... C'est un travail sublime, qui a nécessité beaucoup de documentation et de technicité. Son titre a quelque chose de provoquant.
Provoquant ? Taehyung analysa cette réponse en silence, à la recherche de l'inconventionnel dans l'œuvre du voile bleu. Mais rien ne lui venait, alors il abandonna. Il se sentait appelé par ce qu'il tenait entre les mains : le book de Jungkook.
Peut-être qu'il sentait que l'histoire commençait à cet instant précis. Elle jetait son filet tout autour de sa personne, de cette pièce, de cette pochette. Et elle était plus forte que tout, l'avait convaincu avec les mots de Shin Minjae, les regards hasardeux de Sunhi, les pas de Jimin, le rire de Jungkook, le voile, les autres, le monde sans doute. Ou ce monde.
Le cœur battant, Taehyung tourna la couverture.
Il y avait beaucoup de dessins. De gorges. Des courbes aux veines saillantes, parfois fines, parfois plus épaisses... De mains aussi. De lèvres. Beaucoup de lèvres. Trop de lèvres, d'où s'échappaient une ribambelle de mots déformés et illisibles. Puis les tracés apparurent différents. Comme si cette fois, Jungkook avait utilisé une autre technique.
– Gravure, annonça le professeur quand il remarqua les longs doigts fins de l'étudiant caresser des feuilles noires. Son domaine de prédilection.
Taehyung ignorait peut-être comment cela fonctionnait, mais il devait reconnaître que c'était très joli, différent surtout. Plus brut. De son index, il effleura l'image d'un cœur.
Les pages tournèrent de plus en plus vite sous ses mains émues tandis que ses yeux dévisageaient les œuvres comme des affamés. Et c'était incroyable. Ça faisait grandir quelque chose d'immensément fou en lui.
Bon sang, comment Jungkook pouvait-il déborder de tant de choses ? Tout s'emmêlait, visiblement sans rapport, et c'était si déconcertant parce qu'au milieu de ce champ de bataille, les photos, les dessins, les images de sculptures, les coutures et les broderies sanguinolentes... Il y avait du sens. Et c'était digne de la voltige. Combien de domaines maîtrisait-il ?
– Il y a beaucoup de choses... souffla Taehyung. Je vous avoue que je me sens perdu.
– Jungkook a essayé plein de choses, il est curieux. Mais il reste indéniablement attaché à la gravure.
En faisant attention, l'étudiant comprit que cet artiste reproduisait souvent les mêmes choses, avec des motifs et des figures récurrents, mais de manières différentes. Finalement, il referma la pochette et la déposa sur la pile de books déjà examinés. Il ne voulait plus se sentir aspiré par ces images vertigineuses.
– Vous avez d'autres books ?
– Bien sûr.
Aucun ne satisfit Taehyung, du moins, pas après avoir vu celui de Jungkook. De toute manière, il ne servait à rien de mentir. L'étudiant demeurait irrésistiblement hanté par ce style aussi hasardeux qu'inimitable.
Et s'il s'était trompé ?
Et si Jungkook était... vraiment différent de ce qu'il avait projeté ?
Cette image, sur la couverture... Elle était si puissante. La représentation même de l'enfermement dans le creux des mains, là où se cache peut-être le monde, le monde de Jungkook, et les mots, les mots de Jungkook.
À midi, Taehyung avait poliment pris congé de monsieur Shin, puis il s'était rendu dans le hall pour visiter l'exposition éphémère. Son regard avait effleuré des œuvres très diverses, avant qu'il ne stationne un moment devant un carré de métal sur lequel on avait gravé, sculpté et peint. Ça rendait l'objet très singulier, mais absolument magnifique.
– Wow, souffla-t-il pour lui-même.
– Merci.
Pris sur le vif, l'étudiant sursauta légèrement puis se retourna pour identifier cette présence qu'il n'avait pas remarquée. Il s'agissait d'une jeune fille aux long carré roux, typée européenne. Plutôt élancée, elle avait les yeux clairs, entre le gris et le vert, et un petit sourire malicieux qui lui donnait l'air d'un lutin. Quelques taches de rousseurs piquaient sa peau.
– Pardon, je ne voulais pas t'effrayer ! Je m'appelle Jenny, enchantée. Je t'ai vu regarder mon œuvre, et j'avais très envie de voir ta réaction.
Un petit un accent anglais déformait légèrement ses mots mais Taehyung fut impressionné par son niveau de coréen.
– Taehyung. Je suis en quatrième année d'économie.
– Oh, tu es mon sunbae alors ! Ou oppa ? hésita-t-elle.
– Sunbae, plutôt.
– D'accord. Alors, ça te plaît ?
Taehyung cligna des yeux, quelque peu déstabilisé par ce manque de transition. Pour préciser l'objet de sa question, Jenny pointa du doigt son œuvre.
– Oh ! Oui, beaucoup.
– Merci ! J'ai remporté la sixième place.
– Parce que vous faites un classement ?
Jenny acquiesça vivement. Ce système compétitif n'avait pas l'air de la déranger outre mesure.
– On en a un tout au long de l'année pour chaque classe, et un autre lors des expositions.
Taehyung acquiesça en méditant.
– Qui est premier ?
– De cette expo ? Celui qui a réalisé le voile ! Tu l'as vu ?
Bien sûr. Peu surpris par cette annonce, et légèrement exaspéré, il fallait le reconnaître, l'étudiant manqua de lever les yeux au ciel.
– Jungkook a joué avec l'eau, un tissu et des encres spéciales pour ce travail.
– Tu le connais ?
– Il est dans ma promo, oui. Ses gravures sont très belles !
Mais alors que Taehyung allait lui en demander plus, Jenny jeta un œil sur la montre qui enserrait son poignet, écarquilla les yeux puis s'inclina brutalement sans autre forme de procès.
– Oh god ! Je dois y aller Taehyung sunbae, c'est l'heure du déjeuner et j'ai rendez-vous avec une unnie ! Désolée ! C'était un plaisir !
Aussitôt dit, elle tourna sur elle-même et courut vers la sortie, laissant un bref sillon de cheveux incandescents derrière elle.
– « Taehyung sunbae », ricana le châtain.
Attablé dans la petite cuisine de son appartement, loin du tumulte séoulite, Taehyung dégustait tranquillement une soupe de nouilles devant une émission coréenne. Pour autant, il se sentait complètement absent, la tête pleine d'œuvres d'art et de questions, toujours irrésolues, même après avoir vidé son bol. L'émission qu'il avait à peine suivie, se terminait maintenant dans un silence perturbé par un soupir bruyant.
Taehyung se leva pour rejoindre le salon, là où se trouvait son téléphone, puis pianota sur l'écran.
Taehyung à 19 h 57
Hey, tu n'aurais pas le numéro de portable de Jungkook ?
La réponse tomba quand il eut terminé de ranger la cuisine.
Jiminie à 20 h 12
Pardon je dînais avec un prof ! Oui je te l'envoie att
Jiminie à 20 h 13
Fiche contact Jeon Jungkook
Taehyung à 20 h 34
Merci ! :)
Taehyung enregistra le nouveau contact et s'occupa de rédiger un SMS à Jungkook.
Jiminie à 20 h 45
C'est pour quoi ? 👀
Bien qu'il esquissât un sourire amusé à la lecture de ce message, il l'ignora sciemment.
Taehyung à 20 h 47
Bonsoir Jungkook, c'est Taehyung, l'ami de Jimin. Dis-moi, tu serais disponible pour me rencontrer demain après-midi autour d'un café ? Ce serait pour discuter d'un projet scolaire.
Merci.
Taehyung
Une fois son message envoyé, il écrivit à Jimin.
Taehyung à 20 h 48
Je ne sais pas encore. Disons que ça dépendra de lui.
Jungkook ne mit pas très longtemps à lui répondre.
Jungkook à 21 h 05
Salut sunbae ! Oui pas de problème, on peut se retrouver à 18 h au Coffee club ? :)
Satisfait de la rapidité avec laquelle son hoobae lui avait répondu, à l'affirmative en plus, Taehyung confirma le rendez-vous avant d'éteindre son appareil. Il avait un cours à réviser pour le lendemain et un devoir à relire.
Cette nuit-là, il rêva qu'on lui gravait toutes sortes de dessins sur la peau, le cœur et la tête.
✵✵✵
La couverture de ce roman m'a inspirée pour celle du book de Jungkook. D'ailleurs, c'est une réécriture moderne des Liaisons Dangereuses que je trouve vraiment dingue !
Des exemples de gravures et linogravures, avec parfois de la peinture (sachez que cette technique sera mieux expliquée par la suite) :
Source : Pinterest
{-}
Bon, on va bientôt rentrer dans le vif du sujet de l'histoire (et heureusement ptdrrrr). J'ai conscience que ça peut vous sembler plat pour le moment, pas très intéressant même, mais vraiment il faut s'accrocher un peu ! Si vous ne comprenez pas quelque chose, n'hésitez pas à me le dire aussi ! Je vous dit à très vite pour la suite, prenez bien soin de vous et bon courage pour la semaine ! ♡
Forlasas