*Le narrateur est le vieil homme
—*—*—
Je suis toujours autant fasciné par cette histoire que notre chère aventurière ne cesse de nous conter dans ses lettres. Depuis la cité d'Achlys, elle n'a pas cessé de se préparer, en vue de ce voyage. Cela bien-sûr, elle nous le narrera à la première personne, comme toujours.
Nos chers voyageurs ont connu une fin abrupte. Le cœur glacial de ma petite Alpha me peine beaucoup. Je crois qu’au fil des lettres, le ton qu’elle emploie doit vous l’avoir désigné. Libre à elle de le confirmer.
Bordos, Eskiell, Nsenga, Oyphul et Selphor. En relisant ses lettres, une chose me saute aux yeux. Qui était Bordos exactement ? Et Eskiell ? Que désirait le prêtre ? Quelle relation liait Bordos et Selphor ? Que dire de leurs profondes intentions ? Quels étaient leurs réels objectifs, au final ?
Pour répondre à ces épineuses questions, pourquoi ne pas nous plonger dans leur passé respectif, avant de pouvoir poursuivre la suite de notre récit. Je suis certain que vous brûlez d'envie de savoir, si l'un des personnages ne serait pas par la grâce de la providence, sauvé in extremis.
Plongeons-nous en premier lieu, dans le passé d'Eskiell :
Il est né à Haemmer ; terre des armures argentées. Il a grandi à Pallarya. Ce fut une heureuse nouvelle pour sa famille, lors de sa venue.
À ses sept ans, il a grandi à Sofiane, juste à cinq mille kilomètres de la capitale. Stupéfait, je suis d’apprendre qu’il a assisté si jeune à une des connexions d’engrenage d’un des bras de Carthage. Alpha en avait parlé au début de son aventure : il s’agit des quatre titanesques ponts, reliant une quinzaine de point à travers Lodart, à distance
inégale. Ces points sont des gros rochers verticaux où s’est établie une communauté, qui a vite fini par devenir une ville avec une population variant entre vingt et quarante mille habitants. Un des ponts est trois fois plus long que les trois autres. Et ces derniers font le tour de Lodart, en stoppant net sur un des rochers.
Il serait préférable de vous donner un petit aperçu : Prenons que nous ayons quinze verres de table formant un cercle, dont le milieu accueillerait un autre de même taille. Sur ce verre, nous plaçons quatre lattes de taille disparate. Nous déplaçons une des lattes dans le sens des aiguilles d’une montre et qu’elle finit sa course sur un des verres de mon choix qui se forme le cercle. Nous sommes d’accords ? Bien ! Maintenant, déplaçons certains verres, brisant de ce fait, le cercle. Quelques-uns se retrouvent bien éloignés du centre, d’autres s’en rapprochent quelque peu. Déplaçons à nouveau nos lattes au gré de notre volonté et arrêtons le mouvement sur le verre qui nous plait. Eh bien, voilà ! Nous avons le royaume de Carthage.
Ceci n’est encore que la partie abstraite de la représentation. Revenons maintenant sur Lodart et observons notre démonstration, d’un peu plus près. Le verre central est la capitale. Les autres sont les villes qui ont reçus la dénomination de province. Achlys, par exemple, est la province au Sud-Est de la capitale. C’est dans cet ordre que nous situons Sofiane, la ville d’Eskiell qui assiste à la connexion du pont arrivant tout droit de la capitale. Pendant un temps indéfini, la province aura accès à la capitale. Cela permet entre autre de faire du commerce, de remplir ses caves, se quérir de l’actualité du royaume, de se déplacer sans besoin de silfers (petits vaisseaux électriques).
Comment pouvait se mouvoir une telle structure indépendamment de la volonté de ses concepteurs ? Il n'était même pas de cette époque. Si vieux mais si fonctionnel. Cela l'avait captivé.
Il se retourna et demanda à sa mère quel était ce pays qu'il voyait se rapprocher, puis se lier de tous ses engrenages à leur cité. À la réponse de sa mère, une idée se mit à germer dans l'esprit de l'enfant : celle d’en voir beaucoup plus, bien plus loin que sa propre terre.
Il s'ensuit qu'à ses vingt ans, il s'enrôla dans l'armée d’Haemmer. Il n'y fit qu'un an. Ce fut suffisant pour lui afin de se décider à tracer sa propre histoire.
Il débuta avec de simples missions de récupération à Carthage*, avant de pouvoir revenir en homme fier. C'est à cette époque qu'il se lance dans la recherche des disparus, dont les agences et certaines familles lui desservaient la tâche.
Il y eut pourtant un échec qui lui brisa le cœur. Ce fut le temps des manques à gagner. Lui qui rêvait de grandeur, le voilà réduit aux quelques miettes qui tombent sur sa table. Il faut dire qu’il dépensait plus qu’il n’en fallait. Il s'est finalement décidé de retourner sur sa terre natale, espérant y régler deux ou trois petites affaires pouvant le remettre sur la voie.
C'est alors qu'il rencontre Oyphul, un vieux collègue avec qui il avait échangé deux ou trois verres ainsi qu’une mission suicide, qui lui a valu ce qu'il possède aujourd'hui. Ce dernier lui propose une opportunité florissante à laquelle Eskiell a réfléchi consciencieusement et s'est lancé.
Eskiell était un homme fier de ce qu'il détenait, mais ne pensait pas à assujettir les autres. Souvent possessif avec les femmes et essayant toujours à avoir gain de cause. Il détestait la disette et perdait son calme face à ses ennemis.
Rembobinons notre histoire à ses débuts afin de mieux cerner sa pensée.
—*—*—
*Point de vue d'Eskiell
« Ne pas la blesser. Ce serait un affront de supprimer un si joli minois. »
Le chef me fait signe de lâcher prise. Je me lève de suite. Il est certain qu'elle n'est pas banale. Oui, très belle.
— Je suis ici pour mon propre compte... vos affaires ne me concernent pas.
Et rebelle en plus. Elle sait ce qu'elle veut. Des cheveux noirs avec une touffe blanche proche du visage, iris bleus, nez plat, des lèvres alléchantes et même une silhouette princière. Elle cadre avec mes goûts.
— Eh ! Oyphul ! Ramène-toi, on lève le camp, lancé-je.
Je l'observe une dernière fois. Je ne peux m'empêcher de lui afficher un sourire. J'espère qu'elle nous accompagnera. Enfin, ce serait une bonne nouvelle. Nous sommes avantagés en nombre et puis, je pourrais la protéger.
— Vous allez dans quelle direction ? prononce la voix féminine. Je pivote pour constater que mon souhait a été exaucé.
— Plein Nord pour l'instant, lui répond le chef.
Je n'entends qu'à moitié la suite, obnubilé par la chance qui me tombe dessus. Peut-être même que je ne dormirai pas tout seul dans les jours qui viennent. Je ne suis pas du genre à harceler une femme. Il me faudra être avenant avec elle.
Nous rejoignons nos deux autres compagnons. Bordos fait les présentations. Le prêtre et le masqué la saluent de façon évasive — C'est
vraiment monstrueux — Mais cela va me placer comme seul soutien à cette fleur enivrante.
Alpha, elle s'appelle, hein ? Beau prénom — Elle ne dit rien. Elle a l'air ailleurs.
— Au fait, Alpha !... Tu es de la capitale ? Ça se vend difficilement dans la capitale...
— En effet, répond-t-elle, cette information ne saurait servir à préciser mes objectifs.
Sa voix ! C’est comme une pluie douce et attendrissante. Elle doit troubler le cœur de bien des hommes. Et quel calme, c'est sidérant
J'engage la conversation sans attendre. Elle a du caractère. Elle ne me répond que vaguement sur certaines questions posées. Elle finira par s'adoucir au fur et à mesure que nous cheminerons dans cette vaste forêt.
*
* *
Première attaque
Nom de Dieu — Nous avons failli y rester. Ils n'ont pas attendu longtemps pour réapparaître, ces créatures. Toute la Toile en est truffée. Avec ça, le prêtre qui se retrouve touché. Oyphul, de même. Je peux m'estimer heureux d'être toujours intact.
Mais cette attaque inopinée me pousse à me demander si nous arriverons finalement à notre objectif. Je ne me sens pas capable de vivre chaque seconde comme un gibier et cela sans que rien ne puisse — Non, tu es
fort, tu peux traverser cela — Une femme nous accompagne maintenant, il faut garder ton sang-froid.
Dans le pire des cas, je peux encore rebrousser chemin. Il me faut juste conserver les lignes du parcours et les marques que je laisse à certains endroits. Mien sera le trésor, mais seulement si j’en sors vif.
*
* *
Embuscade
J'ai affreusement mal. Cela me déchire de l'intérieur. Par pitié, arrêtez la douleur. Je transpire à outrance. La priorité est d’enlever cette aiguille.
On pousse du mieux qu'on peut, mais je me sens toujours prisonnier de la douleur. C'est insoutenable. Comment font les blessés de guerre pour survivre à ce genre de calvaire et supplie que l'on vienne les sauver pendant deux ou trois heures d'affilée ?
J'essaye d'endiguer le mal. Le prêtre me serre toujours la paume. Son visage me surplombe. J'ai l'air d'avoir perdu un moment connaissance.
Entre le corps d'Oyphul et les oscillations sur les épaules de Bordos, je ne me sens pas très bien.
La douleur me donne envie d’abandonner mon corps, l'espace d'une minute. Une heure, ce serait judicieux, voire un jour, le temps que cela s'atténue. Oh, Oyphul !
Je passe une nuit assez difficile. J'ai eu droit à un dilemme. Oyphul nous a abandonné. J'ai beau n'avoir pas été longtemps avec lui, il était un frère d'arme. Mais si lui a pu se faire massacrer par ses bestioles, comment être sûr qu’un sort aussi funeste ne peut m’attendre.
Je me demande si je ne me suis pas trompé sur ton compte, Bordos. Tu es différent de nous. Pourquoi n'as-tu pas agi ? Je me suis souvent demandé pourquoi le vœu du chef est de trouver une fleur dans la forêt ?
Je me réveille subitement. J'ai une petite migraine, mais j'arrive à me redresser. Je suis blessé ; meurtri dans l'âme. Bordos... Bordos...
Je veux qu'il me dise... Qu'il me dise la vérité...
— Nous avons été négligents, prononce une voix que je reconnais.
Alpha est là. Elle converse avec le chef. Je n'arrive pas à tout réceptionner. Je me lève, quelque peu. Je suis traversé de spasmes infernaux. Je tremble des lèvres. Une envie me vient de me recoucher sur l'herbe. Il y a cette sensation nouvelle qui me turlupine : « suis-je réellement capable de continuer ce voyage ? »
Je tourne mon regard en direction du ciel. Où vais-je ? Pourquoi ? Pour une fortune inconnue du monde ? Comment puis-je parler de force, si je me retrouve blessé à la moindre altercation — Quoi ? — Non, j'ai été vraiment faible — Si ça avait été quelqu'un d'autre, il aurait certainement su s'en sortir.
— Que me chantes-tu là ? murmuré-je, dans ma solitude.
J'ai brusquement envie de me déplacer, mais n'y arrive pas, comme pétrifié par ma peur. Tu crois que je vais juste écouter tes conneries de gonzesses ? Je suis un soldat, murieff* ! Je ne peux pas être un faible. Ce sont les autres qui ne m'ont pas couvert au bon moment.
Sans savoir pourquoi, je me mets à chercher mes mots : Je... Oui, je sais... Je...
Bordos... son vœu somme toute dérisoire. Un guide si faible... Il aurait dû prévoir cela. Et ce prêtre dépité... son incompétence nous a amené à cette situation.
* murieff : l'ami. Dialecte utilisé par les soldats d'Haemmer.