Nous nous sommes cambrés derrière un arbre fort sombre. Des fleurs énormes entament leur repos, repues de la lumière du soleil qui présente une teinte jaune et rouge plaçant le reste du ciel à la merci d'un violet accru.
- On n'aurait pas dû le laisser là... Il a cheminé avec nous... Il méritait au moins une tombe digne de ce nom.
- Ah ! lâche l'explorateur, en s'asseyant sur un rocher.
« Et je suppose que tu étais en bonne position pour réaliser ce travail ? »
- Nom de Dieu ! C'était à toi de nous guider. Tu t'es loupé. Enrage l'aventurier en pointant Bordos.
- Eh eh ! intervient Nsenga. On se calme...
Il met ses bras latéralement tout en regardant Eskiell.
- Te mets pas sur mon chemin, toi... Et tant qu'on y est, c'est toi qui nous as orientés dans cette partie de la forêt... On aurait pu prendre un autre chemin moins périlleux et tu le savais.
- C'était la route que les runes m'ont indiqué... allez, allez... C'était le moins dangereux possible.
- Eh, toi ! Tu gueules beaucoup, mais je te rappelle que tu étais supposé être au départ, un aventurier expérimenté, commente l'explorateur en levant la face emplie de dédain.
- Tu veux dire que tu nous as envoyé dans ce guêpier exprès ? s'écrie Eskiell, en essayant de s'extirper de la défense de Nsenga.
- Nous sommes tous épuisés... Mettons les accusations à une date moins pressante, achève Selfor, replaçant son sabre dans son fourreau, derrière son dos.
- Reposons-nous, c'est le mieux pour le moment, dit Bordos en soufflant.
Eskiell s'affale ; Il résiste depuis un moment à sa blessure. Il est temps de s'y mettre.
- Doucement... Suggère Nsenga en portant assistance à Eskiell s'allongeant dans l'herbe mousseuse.
Je ne prononce pas une syllabe depuis notre départ du champ de bataille. Je garde un souvenir glacial de ma connexion avec l'e-motio. Les émotions s'étant exprimées en elle firent un boom retentissant encore en moi. Je ne cesse d'y penser. Et ce regard... L'e-motio voulait me dire quelque chose.
Je m'assois à mon tour dans l'herbe et caresse mon arc. Je ne pense qu'à cet instant. Un regard porté à Eskiell lançant un hurlement alors que Nsenga enlève vigoureusement le bout d'aiguille niché dans ses côtes.
Je me désintéresse de cette scène peu ragoutante pour étudier ce fameux Selfor dont la dextérité au combat attise ma méfiance. Son masque taché par une goutte de sang, n'avait point reçu de dommage. Il n'a pas l'air d'en avoir bavé. De nous tous, il est le seul à tenir debout. Au vue des incessants ordres lancés par Bordos à son intention sans qu'il ne réagisse, j'en conclus qu'ils se connaissent. Reste à savoir quel est leur but respectif. Les seules informations en ma possession, sont celles qu'Eskiell m'a laissé comprendre. Connaître cela m'est fort crucial.
Selfor rejoint le chef et lui souffle quelque chose. Je suis trop loin pour en déceler l'importance - Je ne suis vraiment pas habituée aux équipes - je me méfie de tout et de tous. C'est en partie la raison qui me pousse à la jouer solitaire. J'ai beau le nier, c'est une évidence ; j'ai envie de fuir à chaque fois qu'il y a un rassemblement similaire où que je sois. Je cherche à me fondre dans la masse, à m'y faire toute petite. J'ai étudié toutes les expressions du corps et ce que je ressens est commun, je le sais ; mais le vivre, c'est autre chose.
Mon fiancé me dit souvent qu'un jour, cela s'arrangera tout seul, si je reste en communauté - mon fiancé, c'est nouveau, ce terme pour moi - nous nous sommes promis l'un l'autre depuis bien longtemps mais c'était la première fois qu'il me disait qu'il m'aimait, lors de mon départ. Peut-être parce que je partais pour une quête suicidaire.
J'ai beau ne pas vraiment ressentir ce qu'il m'avoue mais je me souviens de chacun de mes réveils, de mes marches effrénées pour arriver avant lui. Être capable de voir et revoir une même personne plusieurs fois d'affilée sans jamais me lasser.
Je me perds une seconde dans le palais de ma mémoire sans prêter attention à mes lèvres qui se mettent à prononcer son nom: « Edlann ».
Soudain, un crépitement me ramène à la réalité. Un feu impressionnant s'adonne à une danse de haut et de bas. Bordos l'alimente alors que je vois revenir Selfor, quelques fruits dans une main et un jeune tvarak* dans l'autre.
Il est clair que nous allons nous coucher sur le sol. C'est Oyphul qui détenait les couvertures et les nattes. Je m'allonge dans l'herbe et ressens les infimes chatouillements qu'elle produit au toucher. C'est comme un lit d'occasion. Pas aussi agréable que l'original, mais facilement adaptable.
Je garde mes yeux grands ouverts. Il m'arrive de tourner de l'œil vers Eskiell, dont les bandages ont clos la majeure partie de la souffrance.
- Cette nuit, c'est moi qui serais de garde, lancé-je à l'intention de Bordos qui se retourne.
Il me fixe en mâchouillant dans sa barbe grise avant de me répondre tout en hochant la tête.
- C'est ok.
Je me lève subitement oubliant mon projet de repos. Je commence à faire le tour de notre camp. Il me faut enregistrer chaque arbre, chaque pousse, chaque insecte ; même l'orientation du vent est indispensable. C'est ainsi que je suis en alerte, même dans mon sommeil.
En y repensant, l'e-motio de l'envie s'était si aisément introduit dans mon refuge. Je me dois de me méfier au cas où il serait sur mes traces. D'ailleurs, le serait-il encore ? J'étais censée le pourchasser avant qu'il ne récupère. Maintenant, sa concentration doit s'être amplifiée.
La forêt ne manque pas de me surprendre. Je découvre presqu'à chacun de mes pas quelques herbes phosphorescentes et des plantes refermées sur elles-mêmes. Quatre voyageurs réputés, nous avaient vanté la beauté de ses grosses plantes aux pétales turquoise dont une rampante, garnie de fleurs blanches l'entoure. Cela n'est qu'en partie, une de ses nombreuses parures. Son parfum, se mélangeant à des fruits de lemuria et du veluvi, deux puissants arômes étant commercialisés à travers trois royaumes. Mais, aussi magnifique et envoûtant que puisse être cette plante, elle est avant tout vivante et sert d'habitation à un carnivore de petite taille, mais très féroce.
J'imprime les points stratégiques susceptibles de servir de cachette. Ils me serviront à la place pour différents pièges. Mon armement, jusqu'ici, n'a pas eu à souffrir d'un quelconque acharnement. Je n'ai utilisé qu'une cartouche de fer noir. Si nous sommes attaqués, je pense que je me rabattrai sur mon arc. Mon gant n'a pas subi de dommage non plus. J'ai récupéré de ma fatigue de ces derniers jours.
Je dois avoir passé un bon moment éloigné du feu de camp. Je n'entends plus un son provenant de cette direction. Je dois y retourner. Quand bien même, ce groupe ne me servira bientôt plus à rien. J'en connais plus qu'eux en matière de survie dans une forêt. Non pas pour me vanter, mais m'avoir à leurs côtés leur est plus qu'une bénédiction. Que serait-il devenu face à tous ces e-motios ? Et rien ne pouvait leur assurer qu'il s'en sortirait à nouveau, l'arme lancée contre un dévoreur fort vorace.
- Ah, te voilà ! m'accueille Bordos, la voix grave, presque toussotant.
Eskiell s'est endormi sûrement grâce au mélange de Nsenga et sa journée non recommandable. Le prêtre, à genoux, face contre terre direction la forêt, prononce des mots à peine perceptibles, sauf pour mon cas ; sa prière ne doit qu'être que plus intense en cette période. Près du feu, Selfor est assis en x tel un moine avec ses bras croisés. J'entends le bruit du souffle expiré de ses narines qui précise une respiration pour le moins régulière.
- Il est endormi... déclare le chef, en se tournant vers son collègue.
« Depuis le temps que je le connais, il ne sera pas des nôtres avant un bon bout de temps. »
Il sourit en lâchant un rire étouffé avant de reporter son attention sur moi, les mains jetées sur ses jambes.
- Cet arc... commence-t-il. J'ai remarqué...
Je le fixe silencieusement. Un peu, je le dévisagerai. Je n'aime pas qu'on en sache trop sur mon compte.
- C'est une de ses armes légendaires pouvant tirer sans flèche ? Un forgeur de destinée ?
Je ne réponds pas. Il perçoit certainement l'intensité de mon regard posé sur lui car très vite, il détourne les yeux en direction du feu crépitant. Quelques insectes insignifiants tentent la grande traversée.
- Ce sont des armes tellement recherchées qu'une seule en vaut pour un siècle à l'ombre comme un prince... reprit-il, en jetant une bûche dans le rouge du feu.
« Tu sais qu'il n'en existe que trois comme ça ? L'arme est toujours accompagnée d'un ensemble permettant sa polyvalence... Incroyable ! On s'est maintes fois demandé de quoi se constituait l'arsenal invisible de ces armes... Il arrive même, en brin de causette d'assurer qu'il est capable de balancer une dizaine de flèches ou de sabres simultanément. »
Il se tourne à nouveau vers moi et me regarde avec un air embêté, presque triste :
« Dis-moi ! Que penses-tu de notre situation ? »
- Nous avons été négligent, déclaré-je, sans me déplacer de ma position.
« Nous nous sommes aventuré à la vue de n'importe quel prédateur, c'est un fait. La chose n'est pas à répéter. »
L'explorateur prend une mine d'intéressé à mes propos.
- Et selon toi, penses-tu que nous rencontrerons à nouveau de telles bêtes ?
- Inutile d'espérer le contraire... Nous avons attisé la curiosité d'une bonne dizaine de leurs semblables... Il y a trop de grabuge... Quelle que soit la route que nous prendrons, nous n'en démordrons pas.
- Et selon toi, quel chemin serait susceptible d'abriter le moins possible de ses affamés ? demandait-il en baissant sa tête.
- Évitons les grottes et tout ce qui se rapproche d'un terrain dégagé... Prenons uniquement les allées aux plantes à haut sommet.
- Hum, je vois... Ah ! Il est certain que notre voyage va être un théâtre de marionnettes...
Je hausse un sourcil, montrant mon incompréhension. Il se lève brusquement en levant sa main sérieusement dévorée.
- Nous allons nous en sortir, reprit-il.
Il me fixe d'un visage déterminé, m'amenant à considérer ses yeux turquoise et ses mèches blondes en chignon. Pauvre chapeau perdu. Il devait y tenir.
- Nous sortirons de la Toile.
*Tvarak : animal propre à Lodart. Il y en a de toutes les sortes. Ils sont pour la plupart,parsemés d'écailles. Ce sont des herbivores, mais peuvent devenir carnivoressous certaines conditions. Ils peuvent devenir dangereux si vous les provoquer.