Nous longeons les contours d'un lac. Le soleil atteindra son point culminant dans quelques minutes. La température n'est pas clémente. Je ressens l'ardeur de l'étoile jusque dans mes bottes. La canicule aura raison de notre humeur, tout simplement.
Je ne suis pas la seule, on dirait. Eskiell n'arrive pas à rester calme. Il gigote toutes les deux secondes, espérant endiguer son malaise. Les autres ne cessent d'arborer ce fameux et énigmatique visage d'aigreur.
Il a plu dernièrement, mais le cycle va bientôt recommencer. Il nous faudra choisir où nous devrons camper. J'ai beau pivoter ma tête dans tous les sens, je ne vois pas un seul e-motio. Pourtant, une sensation bestiale me parvient. Mais d'où proviendra la surprise ?
— Bien, les amis ! débute Bordos, exténué au premier coup d'œil. Nous allons camper ici.
Soudain, il pâlit. Ces orbites s'agrandissent.
— Oyphul ! Ton bras ! s'écrie-t-il, en indexant le concerné.
Ce dernier lève ses mains mécaniquement et s'aperçoit de l'horreur que lui présente son membre dominant. Son bras droit est couvert de gale jusqu'au coude. Il recule. Il cherche un appui, n'en trouve pas et se laisse aller sur l'herbe mousseuse.
— Qu'est-ce que c'est que ça ? demande-t-il, en tremblant de tout son être, les larmes prêtes à jaillir.
Il se met à crier pendant que nous nous mettons tous en position de défense formant un cercle, dont il était le centre.
— Selfor ! Ne te retiens pas, ordonne fermement le chef. Oyphul, je sais que tu souffres, mais c'est le moment de nous filer quelques armes en plus.
Oyphul ne répond pas, mais ne se lamente pas non plus. Il fait fi de sa douleur et libère péniblement trois grosses mitraillettes à propulsion électrique.
— Tenez ! lâche-t-il, la douleur au rendez-vous.
Bordos somme tout le monde de se munir d'une arme à longue portée immédiatement. Moi, je suis déjà en position avec mon arc en fer noir et cherche des yeux le danger qui se tapit prodigieusement.
— Que fais-tu, petite ? Tu n'as pas de flèche avec toi. Prends une de ses armes.
Il lance le propulseur* qui atterrit dans la main d'Eskiell et qui me le tend.
— Allez, Alpha ! Je serais beaucoup plus serein si tu prenais ceci.
— Eskiell ! On n'est pas ensemble. Donc, ne t'occupe pas de moi. Je sais me défendre.
Il ne répond pas et se met en position, me dévisageant une dernière fois l'air de s'assurer de ma détermination.
Le silence s'installe. Plus personne ne bouge. Le vent lui-même a subitement pris congé. Moi-même, je n'en suis plus aussi certain. Y a-t-il réellement quelque chose tapis dans l'ombre ?
— Aaaah ! Hurle Oyphul, brisant ainsi le flot de penser de l'attroupement.
— Je t'ai dit de résister, mon v...
C'est comme l'effet d'une bombe assourdissante qui nous brise littéralement l'ouïe. Nous nous flanquons les mains aux oreilles — Je le sais — C'est de derrière notre dos, du bras d'Oyphul que vient le coup. Nous sommes présentement, vulnérables à une attaque surprise.
Je tente de garder ma concentration. C'est là que je vois émerger du lac, un dévoreur de taille imposante. Un mètre de plus que moi, tout au plus. Les premières choses qui me frappent sont les longues pattes munies de quatre griffes qui propulsent la bête juste devant moi.
— Ah, qu'est-ce que c'est ? lance Bordos, assailli par des petits cloportes que je reconnais être des e-motios.
Le son strident s'estompe, mais ses séquelles sont notables. Je n'arrive plus à tenir correctement mon arme. La bête aux longues pattes n'attend plus une seconde et tente de m'écorcher avec ses griffes acérées. Eskiell repousse l'attaque du poing, avant que je ne puisse réagir. Je reprends le contrôle de mes bras, supporte le vertige qui me dérange et décoche une prise fatale, touchant la créature en pleine poitrine. L'animal recule avec des pas saccadés.
Nous n'avons même pas le temps de nous replier que je vois les fameuses bestioles aux bras de Bordos remplir la surface du sol, dévorant les herbes au passage.
Je précise mon tir, direction le sol, à deux mètres. Je lâche ma prise qui produit une explosion, faisant voler en éclat toute l'herbe aux alentours.
— Eskiell ! hurle l'explorateur. Passe l'arme en mode flamme et construit nous un rempart de flamme et vite.
— Bien...
— Attends ! dis-je, le plus sereinement que je pus en levant la main gauche.
Je m'avance vers ces e-motios de taille de vermine et enlève de la poche de mon sac au bras gauche, un métal de la forme d'une balle. Je décroche la protection au-dessus avec mes dents et lance l'objet dans le lac, près de l'autre bête récupérant de la déchirure que je viens de lui faire subir.
Les petits e-motios ne prennent pas de temps pour virer à droite, complètement obnubilés par la force d'attraction que produit mes capteurs de lumières.
De leur passage à quelques centimètres de nous jusqu'à l'immersion dans le lac, les insectes occasionnent un impressionnant vacarme, nous abrutissant.
Je les observe y plonger pour rejoindre le capteur. Soudain, je suis attirée par un craquement au loin, derrière les arbres. Un autre malabar se dévoile, plus ou moins de même stature que le premier, mais possédant des caractéristiques distinctes.
Je fais le tour du paysage — C'est sans équivoque — Ce sont tous des e-motios. Le premier dans l'eau, aux cornes et aux longues pattes est un dévoreur happé par l'envie ; les petites bêtes, ressemblant à des guêpes ayant une corne sur leur tête, sont des e-motios de la tentation. Et le dernier, qui vient de faire irruption est un dévoreur possédé également par l'envie. Ou peut-être pas, en fin de compte. Ses caractéristiques ne me sautent pas tout de suite aux yeux. Quelle sorte est-ce là ?
— Faîtes attention ! s'écrie Selfor.
Mes réflexes me sauvent d'un coup violent. Je suis accroupie, le visage assistant au passage abrupt d'un tronc d'arbre, m'étant destiné. Sans crier gare, la terre se met à se soulever telle une colline de quelques centimètres, avant que surgisse une épaisse racine qui m'oblige à me caler sur le côté.
— C'n'est pas bon, ça... dis-je, à voix basse tout en conservant mes yeux vers le fouet qui s'apprête à nous tomber dessus.
D'un bond, je pousse le prêtre en arrière pour l'empêcher de recevoir l'écrasante frappe qui s'annonce. La plante passe. Tout le groupe est par terre. Tous, l'ont évité.
— Tu vas bien ? me demande Eskiell en me rejoignant, le dos courbé.
J'acquiesce de la tête et m'attaque à un problème évident qui me dévore : Comment autant d'e-motios peuvent se trouver au même endroit ? Il me faut stopper prioritairement leurs offensives si je tiens à répondre à ma curiosité.
Je suis prise d'une vive volonté. Je me lève et contemple les trois types d'e-motio. Je prends une brève inspiration et abaisse les paupières. En les ouvrants, je me projette directement dans le canal d'émotion du dévoreur, assailli par ces insectes à présent. Il se débat tant bien que mal, mais n'arrive pas à s'en débarrasser.
Je reste concentrée sur son flux et tente d'interpréter sa nature.
J'ai appris très jeune qu'il est possible de reconnaître un type d'e-motio, en examinant son physique et sa gestuelle. Mon premier spectacle d'e-motio fut le plus important de tous. J'en ai appris plus en cette journée que durant toute une vie. Je suppose qu'aujourd'hui, le vieil homme doit être au repos complet.
Sa tête ressemble à un masque de mime avec deux traits fins, tels des yeux dont un dessin en cercle jaune à la surface, venant les entourer, représente le masque de la vie. Sur ce même visage, une gueule en pointe semblable à celle d'une araignée, illustre sa faim. Je devine des ailes derrière son dos, recroquevillées sur elles-mêmes. Je n'arrive cependant pas à en comprendre l'importance. Les multiples pattes munies de griffes, représentent son désir de toucher à tout. Plus de doute à avoir.
———voracité———
C'est un e-motio dévoreur classique. Sa peau blanche me précise son avancé dans l'affliction. En temps normal, il me faudrait comprendre tous les paramètres pour réagir, mais je ne suis pas en position de faire l'analyste. Je prends en compte notre faiblesse et le nombre de menace me faisant face.
J'ai peux les abattre en prenant appui sur leur talon d'Achille, mais tuer un e-motio n'a aucun sens, même en cas de nécessité. Le blesser est plus judicieux. Mais ceci bien-sûr, serait déjà réalisé. Je n'ai pas le choix. Je vais devoir briser le titulaire de l'émotion, de telle sorte qu'il ne s'en remette pas.
Je lève mon doigt, indexe le vorace en le fixant intensément des yeux.
— Les gars ! dis-je, fermement. Protégez-moi... Je risque de ne pas être apte à me défendre, pendant un moment.
Bordos réagit en premier, ayant saisi mon geste. Cela me prouve par la même occasion qu'il connaît le mode opératoire des aventuriers.
— Eskiell ! défend la gauche d'Alpha pendant qu'elle s'occupe de cette bête... Selfor !
— Je sais... coupe l'autre sèchement, en s'avançant derrière moi, à quelques pas d'Eskiell. Si jamais cette bête veut se faire découper les tripes, je me ferais un plaisir de lui arracher la tête.
Cette vulgarité ne me plaît absolument pas. Non que je chérisse la vie dans sa totalité, mais cela en dit long sur l'état d'esprit de ce personnage, bâti comme une armoire à glace et sur son calme, le rendant plus énigmatique. C'est surtout la première fois que j'entends sa voix. C'est elle qui m'a distraite, l'espace d'une seconde. Rauque et sèche mêlée d'une touche de patience dans le ton, comme s'il narrait un récit.
— Toi, t'as pas changé, pouffe le chef, du mieux qu'il peut, toujours au sol tenant sa main droite, son chapeau au sol et ruisselant de sueur. Vas-y petite ! me crie-t-il, le visage dur.
Sauf que les ordres m'horripilent. Je passe outre, cette fois-ci. D'un regard assuré, j'exerce une pression sur le flux d'émotion. Des images m'apparaissent, immédiatement : Une femme, tenant un verre, déclarant haut et fort qu'elle atteindra le sommet quel qu'en soit le prix ; un homme corpulent, obligeant sournoisement ses confrères à signer des documents frauduleux, voués à s'endetter.
Je présente la paume de ma main, puis commence à rapprocher mes doigts en poing.
La créature se met à gémir. Elle ne se contrôle plus et se débat, produisant des énormes bourrasques de jet d'eau sur le lac.
Le canal d'émotion est tel un fleuve, aux multiples couleurs, dont les nuances viennent rajouter l'infinie incertitude des actions d'une vie. En amont, elle est plus intense et se remarque par la forte lumière qui illumine l'aura d'un humain. Au niveau de l'e-motio, elle est couverte de milliers de couleurs et de nuances le rendant complexe et donnant sa forme aux e-motios.
Je tire de ce canal, une myriade de couleur et conserve ma prise. J'en choisis une : du bleue*. Je la serre fortement contre ma paume au point de provoquer une congestion, auprès du dévoreur. Il cherche à apaiser les brûlures qui le déchirent, tente une plongée dans le lac — Il est trop tard — Je passe ma main vers ma gauche, produisant un réel engouement sur l'état de la créature. Soudain, elle commence à hurler avant de s'arrêter en grimaces, le souffle coupé, les veines saillants et les sclérotiques de plus en plus noirs.
— Eh, t'as fini ? me hurle Eskiell. On commence à faiblir là...
Je reviens à moi, prenant vite état de la situation. Un centimètre de plus et une aiguille fine m'aurait transpercée. L'e-motio à ma gauche est arrivé à mon niveau et atteint dix fois ma taille. Des dizaines d'aiguilles, sorties en lot, provenant de sa peau, ont déferlé sur tout le paysage à ma droite. Je m'aperçois que tout le monde y met de sa contribution pour stopper la bête qui grimace sans gémir, tel un chien en cage.
Son volume s'étend du bord du lac jusqu'à trois mètres vers un arbre de la forêt. Tout son buste est d'un noir profond et ses aiguilles ajoutent un certain décor à toute sa voluptueuse fourrure. Je le confondrais avec un ours, mais son buste ressemble plutôt à une étoile de mer et sa tête est la représentation d'une affliction poussée.
Je repère deux grosses extensions en forme de cône, au niveau de ses épaules. Ces deux pointes s'allongent subitement, comme animées d'une vie et manquent de me transpercer. J'ai le réflexe de me coucher mais cela, je le sens, est inutile.
À ce moment, une grosse détonation fait virevolter mes cheveux dans tous les sens sous un violent vent, projetant le reste des membres pointus de la bête dans toutes les directions.
Eskiell, la main tendue, transpire de tout son torse musclé où une aiguille a réussi à passer au travers. Il hurle de douleur. Sa voix est couverte par celle de la bête qui pointe avec ferveur sa profonde sensation, ne s'exprimant non par une crispation douloureuse, mais par un hurlement de rage, pouvant décourager plus d'un.
Ce soupçon de rage lui a octroyé une volonté, l'obligeant à ployer petit à petit vers moi.
Je me lève, obnubilée par ce visage, manifestement manipulé dans un cirque mélodramatique, à l'aide d'un scalpel et d'une aiguille à tricoter. Une tête ovale dont une sorte de masque finissant en pointe, s'accroche au visage, arborant un œil à demi-fermé laissant couler des larmes, sous un front fermé. Ceci n'étant que la partie gauche car le vrai visage se compose de veines parcourant une tête sans cheveux, d'un œil sans sourcils ni paupières, présentant des cernes tout le long de son organe visuel. On dirait qu'il est pris d'une profonde peur le dévorant l'âme. Il possède des canines énormes, placées dans un ordre croissant.
— C'n'est pas possible, dis-je, en me redressant.
Eskiell s'égosille à nouveau, emportant le flot d'informations me traversant.
— Alpha ! Fais quelque chose... vite... s'écrie douloureusement Bordos.
Je prends une forte inspiration et me calme par tous les moyens.
— Vous tous ! débuté-je. Que personne ne bouge ! C'est un e-motio de la jalousie... Il est certainement déterminé à nous annihiler. Faites un effort de ne pas bouger pendant quelques secondes...
— Sans blague ! Et tu commences quand ? Dans dix ans ? vocifère Eskiell, le visage crispé, cherchant à surpasser la douleur.
— Maintenant.
Jelève mes pupilles vers l'e-motio et le fixe sans bouger d'un iota. Il ne fautpas que je me rate.