MOLOCH

By TheildamLochley

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Quand Hyacinthe Rightway, à 16 ans se ramène avec un bébé, du nom de Flower, dont il affirme être le père, il... More

PROLOGUE
CHAPITRE UN : OUVREZ LES YEUX
Chapitre Deux : Les Femmes qui Veillent
CHAPITRE TROIS : REPARER LES VIVANTS
CHAPITRE QUATRE : LES JOURS ÉCRITS
CHAPITRE CINQ : BAL MECANIQUE
CHAPITRE SIX : LA DERNIÈRE RONDE
CHAPITRE SEPT : VERS LE PHARE
CHAPITRE HUIT : SOUFFLE LE VENT DU NORD
CHAPITRE NEUF : DU SEL SUR TES LÈVRES
CHAPITRE DIX : UN VERRE ÉBRÉCHÉ
CHAPITRE ONZE : UN MONSTRE À L'INTÉRIEUR
CHAPITRE DOUZE : LES RESTES DE L'ORAGE
CHAPITRE TREIZE : ARDOISE
CHAPITRE QUATORZE : CE QUI M'EST INTERDIT
CHAPITRE SEIZE : LA TERRE PROMISE
CHAPITRE DIX-SEPT : SE DIRE LES OMBRES
CHAPITRE DIX-HUIT : ÉCOUTEZ NOS DÉFAITES
CHAPITRE DIX-NEUF : MÉMOIRE DÉFAILLANTE
CHAPITRE VINGT : CAPTE TON ABSENCE
CHAPITRE VINGT-ET-UN : DE SANG ET DE LUMIÈRE
CHAPITRE VINGT-DEUX : CLANDESTINS
CHAPITRE VINGT-TROIS : CRIE MON NOM
CHAPITRE VINGT-QUATRE : EFFACER LES TRACES
CHAPITRE VINGT-CINQ : LEURRER SON MONDE

CHAPITRE QUINZE : PARLE MOI DE DEMAIN

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By TheildamLochley

Bien le bonjour et bienvenue dans le chapitre 15 de Moloch. Au programme de la romance un peu, de la tristesse aussi (fin c'est Moloch vous connaissez la chanson). N'hésitez pas à commenter partager aimer, c'est toujours super cool. Vraiment, n'hésitez pas à venir me parler des personnages que vous aimez ou pas, je réponds à tous les commentaires comme je peux. Je vous keur et bonne lecture. 


***


Hobbes, 14h00, Samedi

« Je veux un rendez-vous. Un vrai. Limite avec les fleurs et tout. »

Hyacinthe dévisage Hobbes sur son palier, désemparé. Il est encore en pyjama, le visage pas démaquillé de la veille, les yeux dans le coaltar. Plus le temps passe, plus Hobbes le désire. Son expression paumée de mec qui ne comprend pas ce qui lui arrive le fait rire. Louis est avachi sur le canapé, un pot de glace dans les mains. Flower est assis sagement à côté de son oncle. Il semble dessiner.

« Je te laisse dix minutes. Pour te préparer. Et m'emmener quelque part. »

Hobbes arrive à voir Louis se retenir de pouffer de rire. Il hésite à croiser volontairement son regard, à s'en saisir, à le soutenir au fond de ses grands yeux noirs. Leur dernière rencontre l'avait bouleversé. Dans les marques terribles de sa défiguration, le charme atroce de son sourire timide, l'élégance de ses gestes et la finesse douce de son visage quand il enlève ses lunettes, Hobbes ne peut pas s'empêcher de le regarder furtivement. Il n'arrive pas vraiment à définir cette attirance. Et puis, hier, il est parti chez une fille. Et ce n'est pas le genre de Louis de faire ça, sauf s'il est intéressé. Une pointe de jalousie inconnue encore jusque là lui pique le cœur, lui bloque les côtes. Qui arrive à susciter l'intérêt d'un type aussi impénétrable que lui ? Qu'est-ce qui fascine cet homme de glace qui semble tout savoir du monde ? Mais lorsque Hyacinthe l'agrippe par le col de sa chemise pour le faire rentrer dans son appartement, ces questions s'effacent au profit de ce désir incontrôlable qui s'empare de son cerveau, du moindre de ses nerfs, de l'ensemble de ses membres. Hobbes vendrait des cristaux lunaires pour voir les yeux de Hyacinthe, pour être vu par Hyacinthe.

« D'accord. Attends ici. Je reviens. »

Hyacinthe traine des pieds jusqu'à la salle de bain dont il claque la porte bruyamment. Louis, toujours avec sa glace, taquine un peu Flo qui se met à rire doucement, pudique de sa propre voix.

« Tu viens de sauver mon samedi, je ne sais pas comment te remercier, Hobbes. Je vais pouvoir vivre ce jour de repos tranquillement sans l'entendre se plaindre toutes les cinq minutes. Tu es mon ange gardien.

—Tu crois que je fais bien de prendre les devants ? Ou c'est trop direct ?

—Si tu n'es pas direct avec Hyacinthe, tu peux attendre mille ans pour que ta relation évolue. »

Hobbes finit par s'assoir sur l'accoudoir du canapé aux côtés de Louis qui lui tend instinctivement son pot de glace. Sans se faire prier, Hobbes en prend une cuillère. Son visage est suffisamment près de celui du jeune médecin pour qu'il arrive à voir le bleu luminescent et magnifique de son œil gauche. Pendant une minute qui lui semble dix ans, Hobbes observe ses cils platines comme ceux de Hyacinthe, la transparence de ses paupières, l'incroyable perfection de ses traits, l'harmonie sublime de ce visage toujours caché. Il aimerait arracher ses lunettes affreuses comme il enlève les vêtements de Hyacinthe avant de lui faire l'amour. Hobbes ne se doute pas une seconde que Louis n'a pas besoin de son aide pour mettre le monde à ses pieds. Il connait son potentiel. Il le dissimule par principe. Contrairement à Hyacinthe, qui sort de la salle de bain, une tenue beaucoup trop habillée pour un modeste samedi de décembre, des paillettes partout sur les joues, un air supérieur, pleinement conscient qu'il est beau, qu'on l'idolâtre, qu'on va envier Hobbes pour être le privilégié à ses côtés, qu'il est ce héros impossible à séduire des comédies romantiques. Méprisant, condescendant, hautain, aristocrate dans sa démarche, Hyacinthe est supérieur, un roi sur un trône en or. Louis, modeste, intelligent, mordrait sa propre ombre pour pouvoir réussir à disparaître. Hobbes aimerait bien le voir rire, là bas, dehors, avec de jolis vêtements, une vraie coupe de cheveux. Il pourrait porter des jolis cache-oeil dans un style haute couture. Hobbes hésite. Que va-t-il réellement chercher avec un garçon aussi beau et insensible que Hyacinthe Rightway ?

« On y va ? »

Sans doute sa fougue, son envie de conquête, sa beauté à rendre aveugle, son audace. Au pas de la porte, prêts à partir, Hobbes jette un dernier regard à Louis qui lui rend un vague signe de main en guise de réponse. Il paraît tellement humain sous ce plaid épais avec sa glace et ses longues jambes qui viennent timidement embêter Flower juste pour le faire rire. Quand on les voit, on se dit que n'importe qui voudrait des enfants avec Louis Rightway. Hobbes referme la porte de l'appartement avec une certaine appréhension. Qu'est-ce que Hyacinthe attend de tout ça de son côté ? Est-ce qu'il a pas l'air un peu con, au final. Ils prennent l'ascenseur et s'installent dans la petite voiture d'Hobbes dans un silence religieux glacial et gêné. Hyacinthe, aujourd'hui, porte une certaine beauté morbide dans ses vêtements noirs et Hobbes n'arrive pas à voir que son mutisme et ses souffles gelés sont une preuve de début d'amour grandissant, il n'arrive même plus à se pavaner, paon avec la queue baissée entre ses jambes, Hyacinthe est timide, rougissant, il a envie de frôler ses doigts qui serrent le volant avec ferveur, chaque geste d'Hobbes lui donne une envie presque incontrôlable de l'embrasser, de le sucer, de le prendre jusqu'à saisir son dernier souffle.

« Où on va, du coup ? »

Hobbes se fige. En fait, il n'y avait même pas réfléchi. Il s'était précipité, tête baissée, comme à son habitude, dans quelque chose qui le dépasse totalement. Il repense à la posture de Louis, avachi dans le canapé, et ça le fait sourire. Il y a un mois, il n'aurait pas pensé que c'est Louis qui l'aiderait à se détendre.

« C'est une surprise. »

Hyacinthe esquisse une légère mine amusée. Il aime bien les surprises. Celle-ci a l'air particulièrement plaisante. Hobbes, en attendant, se laisse le temps de penser, il commence à conduire au hasard dans cette ville qu'il ne connait que très peu, finalement. C'est de manière un peu hasardeuse qu'il se dirige vers l'aquarium. Hyacinthe ne prononce pas un mot, pas un jugement ne s'exprime à travers son regard. Il balance ses grands yeux bleus entre les mains d'Hobbes et la devanture de l'établissement. Hobbes n'arrive pas à anticiper ses actions ou ses paroles. Il essaye de se rattacher à de maigres indices, mais Hyacinthe est indéchiffrable. Sous ses cils blancs, on peut malgré tout bien discerner le torrent de pensées qui s'écoule en permanence dans son cerveau blindé de réflexion sans fin sur le monde. Il a l'air de s'amuser de n'avoir aucune réponse à ces questions, contrairement à Louis. Ça ne le terrorise pas, ça ne l'angoisse pas, Hyacinthe, toutes ces idées qui ne mènent à rien d'autre que l'aspect dérisoire de sa propre finitude. Hobbes finit par se garer, les gestes et les silences maladroits, et Hyacinthe sort de la carcasse qui lui sert de voiture comme une rock star. Des parents curieux le scrutent sous toutes les coutures, jusqu'au bout des ongles. Certains ont l'air de vraiment se demander s'il n'est pas célèbre. Entre les murmures et les yeux braqués sur lui comme des projecteurs venimeux, Hyacinthe est droit et fier, un poison plus silencieux encore que cette obsession malsaine pour sa beauté phénoménale. Dans son ombre et l'obsolescence de son aura, Hobbes a la sensation de disparaître entièrement comme s'il se faisait engloutir par ce dieu triste et sombre, mystérieux et vorace de chaque signe d'attention qu'on lui porte. Hobbes se sent le héros malheureux d'une fiction pour adolescente. Non pas qu'il déteste vraiment sa situation, mais il se sent prisonnier de quelque chose d'autre qu'il n'arrive pas à définir. Ces jumeaux le fascinent comme on se passionne pour une série policière sordide. Et il ignore s'il aime Hyacinthe ou si c'est juste dû à cette fascination mystique. Tout ce qu'il sait, c'est qu'objectivement, il le désire. Comme le hasard d'une rencontre entre deux comètes. C'est ça, Hyacinthe est une explosion. Et Louis le système solaire autour duquel ces deux-là gravitent. Hobbes se rend compte qu'il pousse trop loin sa métaphore niaiseuse. Il ne sait pas trop quoi faire de ça. Ni où il va dans les limbes de ses pensées trop romantiques pour un type comme Hyacinthe qui ne fait pas dans le couple plus par fierté et peur de l'engagement que par réelles convictions. Il bégaye quand il doit prendre ses billets comme si les mots formulés dans ses pensées se raturaient tous seuls. Sous la lumière bleutée de l'aquarium, Hyacinthe est saisissant. Hobbes passe plus son temps à se retenir de l'embrasser qu'à observer les poissons qui défilent en arborant leurs couleurs multiples comme un air de défi. Il hésite à s'emparer de sa main quand Hyacinthe brise enfin le silence qui les enchainait l'un à l'autre depuis bientôt une demie heure.

« Tu ne trouves pas ça triste ? Leurs potes nagent dans un immense océan super vaste et eux, ils sont là, à se cogner dans une cage, des vitres transparentes qui donnent accès à un spectacle dont ils n'ont même pas conscience d'être les victimes exploitées. Leur paysage qui avait l'habitude de changer est remplacé par les mêmes décors artificiels, l'illusion des hommes. Et le pire, c'est qu'on paye pour voir ça.

—On peut partir si tu veux. Je ne pensais pas que tu n'aimais pas les aquariums.

—Non, Hobbes, ça n'a rien à voir. Pardon. C'est juste une simple réflexion. Toi qui voulais que j'arrête mes monologues intérieurs.

—J'ignorais qu'il y avait une considération pour la vie animale dans tes monologues intérieurs.

—Mais honnêtement, tu ne trouves pas ça triste ? Ils ont connu l'océan, et les voilà coincés ici.

—Est- ce qu'il y a une métaphore que je ne saisis pas ?

—Qui sait. »

Son regard amusé dans la lumière bleutée est d'une beauté indescriptible comme si Hyacinthe voulait que l'on assiste à chacune de ses paroles à la vacuité du langage, à ses limites insondables. Comme un tourbillon de feuilles d'automne, les yeux de Hyacinthe se teintent de mille couleurs et le monde s'efface, des pas dans le sable sous le joug des vagues, il est ce torrent de l'océan dont il parle avec dureté et maladresse et sa voix laisse derrière elle une extase timide presque puérile entre l'irrésistible et le sublime que recèle son existence. Quand ses doigts effleurent ceux de Hobbes, il tressaille de surprise et de passion, comme un rayon débordant d'espoir, un précipice dans des abysses dangereuses mais envoûtantes. Hobbes s'empare de sa main dans un mélange de fougue et de timidité affectueuse : il n'a jamais autant eu envie de se fondre dans une personne. Parce que Hyacinthe fait preuve d'une tendresse imprévue, Hobbes laisse ses pensées se confondre avec les siennes en sentant la chaleur de sa main. Le spectre arc-en-ciel de l'aquarium se reflète dans ses yeux. Le regarder devient pour Hobbes un réflexe indispensable à sa propre survie. Il devrait sans doute s'en inquiéter. Les relations humaines ne sont pas sensées fonctionner comme cela. Mais on ne peut définitivement pas rester impassible à l'influence de la beauté et de séduction implicite. Sa transcendance est une tentation que tout le monde rêve de saisir. Il n'y a pas assez de mot pour exprimer tout cela.

« Pardon, Hobbes. Je me conduis comme un con. Viens, allons dans le bassin des requins. »

Hobbes acquiesce. L'un dans l'autre, face à Hyacinthe, il n'y a pas grand chose d'autre à faire. La lumière bleu s'assombrit jusqu'à devenir rouge dans l'antre de ces fauves de la mer. Les joues de Hyacinthe rougissent elles aussi. Ou tout du moins, c'est ce qu'il semble à Hobbes. Ses yeux deviennent vermeilles sous les néons. Sa beauté ressort, luciole dans la nuit noire. Il semble muré dans un silence imprononçable. Quand il lui prend la main, Hobbes sursaute, tressaille, hors de contrôle dans une violence calme. Avec Hyacinthe on se rend compte d'une chose qui semble capitale pour survivre dans ce monde : l'être humain n'est pas juste un rouage de la machine, il est machine entière, vaste, complexe et remplie de réseaux inconnus à découvrir, à réparer, à casser pour mieux fonctionner. Pas fonctionner correctement. Juste fonctionner. Hobbes n'arrive plus à voir le monde sous l'impact des respirations de Hyacinthe. À son sens, il vient tout juste de devenir saint d'esprit dans ce monde sous camisole de force. Comme les prisonniers sortent de la caverne de Platon. Hyacinthe se penche dans sa direction. Hobbes se laisse saisir et son cœur échappe à son corps quand il l'embrasse. Il sait à ce moment-là qu'il devient plus que son voisin. Ça devrait le rendre heureux en soi. Mais sans trop savoir pourquoi, il repense à Louis, à ce visage marqué par la cruauté de l'univers. Pourtant, tout continue de tourner. À croire que ces forces cosmiques supérieures se moquent d'eux sans arrêt. Heureusement que les mots des pensées ne peuvent partir en feu où Hobbes se consumerait à cet instant précis. La lumière rouge dégouline sur son visage pâle et ses yeux n'en ressortent que plus bleu qu'ils ne l'étaient déjà. Hobbes passe une main dans ses cheveux platines puis les serrent, ramène son visage contre le sien, ses lèvres sur les siennes comme s'il scellait avec Hyacinthe une promesse mutique sans débordement poétique, à cet entre-deux relationnel que représente la sortie du pur désir et l'interrogation sur l'amour qui pourrait venir.

« Tu sais, Louis est comme un requin.

—Un requin ? Pourquoi ?

—Il est fier, effrayant mais fascinant. On veut tous s'en approcher, l'observer. C'est au-delà de toute beauté. C'est une fascination absolue. Certaines espèces de requin ont même survécu après l'extinction des dinosaures. Genre, elles ont connues les tyrannosaures et maintenant, elles nous côtoient nous, sans avoir évolué tant que ce qu'on pourrait penser. Les requins survivent à l'apocalypse mais pas à l'Homme. Tu sais comment on les tue ?

—Je ne sais pas si j'ai envie de savoir ça. »

Hyacinthe esquisse un sourire un peu triste.

« On les pêche pour leurs ailerons. Le reste de la carcasse ne nous sert à rien. Alors on découpe leurs ailerons et leurs nageoires pendant qu'ils sont vivants et on les rejette dans l'eau. Les requins meurent alors lentement, asphyxiés, agonisants, au fond du fond de l'océan, seuls. Louis est un requin. À lui aussi, on a arraché les ailerons par pur plaisir égoïste. Et il coule maintenant au fond de l'océan, seul, lui aussi. Comme s'il avait choisi ça. Alors que non. On l'a découpé. Et depuis, il est comme ça.

—Et toi, quel est ton rôle dans l'océan ?

—C'est moi, l'océan. »

Il prononce ces mots d'un ton menaçant qui fait frissonner Hobbes, l'espace d'un court instant muré par des fenêtres tranchantes de secrets inavoués, de vérités inavouables. Les néons rouges dégorgent sur son manteau à carreaux. Pour Hobbes, le requin, c'est lui. Un immense grand requin blanc comme dans les films de monstres. Sa voix tranchante trahit ses dents acérées prêtes à mordre, mâcher, cracher sa victime. Pourtant, quand il sourit doucement, cette aura se retire et laisse place à un inconnu, ce qui, pour Hobbes, est plus effrayant encore. Il n'arrive pas à saisir Hyacinthe, son essence, son être, ce qui fait de lui une personne en soi. Si l'on scalpait les morceaux d'autres qu'il s'est greffé à lui-même, découvrirons nous réellement son véritable lui ? Hobbes n'en est pas certain. Ce visage décomposé et recomposé, tendre et putréfié à la fois, c'est le visage de Hyacinthe. C'est de ce visage plein d'interrogations cosmiques dont il commence à tomber amoureux. Les requins tournent dans leur grand bocal de verre pendant qu'Hobbes et Hyacinthe s'embrassent comme si le monde allait prendre feu demain. C'est une manière de se dire « parle moi de demain », de ne pas laisser demain s'envoler ; c'est un espoir fugace dans ce chaos tragique qu'ils s'apprêtent à tisser.

« On change de pavillon ? Je veux voir le pavillon polaire. Avec les phoques. Et les pingouins. »

Hobbes a à peine le temps d'acquiescer que Hyacinthe le prend par la main et l'entraine, essoufflé mais amusé, dans le pavillon polaire. Le blanc éclatant déchire les rétines d'Hobbes. La chaleur de la main de Hyacinthe est seule à le ramener dans un monde à peu près tangible et stable. La plupart des gens dirait que ce n'est pas bon signe. Mais Hobbes s'en fiche. Il se laisse mener par le bout du nez là où Hyacinthe Rightway voudra bien l'emmener. Parce que l'herbe semble sans doute plus verte de l'autre côté sans nul doute. Parce que c'est Hyacinthe. Parce que c'est différent de toutes les expériences qu'il a eu par le passé tant au niveau de la stimulation du plaisir, du désir et de la curiosité, que la forme pure d'amour en elle-même. Et ce même si le blanc lui crame les rétines. Il fait froid mais Hyacinthe est chaud, il gèle ici mais Hyacinthe est brûlant. Il a l'impression étrange et saisissante d'être à la fois avec Louis et Hyacinthe, la glace et le feu, l'aura angoissante intimidante et l'exubérance obscène extatique. Il marche vite, Hyacinthe, ses cheveux semblent flotter dans un vent léger en suspension comme si l'univers lui-même lui était dû. Dans cette improvisation idyllique, Hyacinthe est une brume dans la tête d'Hobbes, un tournoiement sans fin, une danse fragile, une chanson fredonnée par cœur d'une voix douce mais un peu triste. La paume de sa main dit des mots que l'on dit d'ordinaire avec des yeux tendres. Suivre Hyacinthe Rightway a quelque chose de dangereux. Comme si le monde s'arrêtait totalement sous le joug de son regard, sur ce qu'il touche sans rien effleurer, ses grandes iris ne pardonnent jamais rien aux autres comme pour se blesser lui-même des erreurs qui marquent sa peau. Il est beau, fascinant, au-delà de toute idée de l'humanité. Il transforme le pavillon polaire en décor de soirée arrosée et Hobbes le suit dans ses névroses, ses méta-obsessions. Hobbes se laisse guider par Hyacinthe Rightway, rien n'a encore commencé qu'il saigne déjà.

Pourtant, devant le bassin des pingouins, il semble redevenir un enfant, un sourire naïf aux lèvres, une expression véritable de bonheur simple sur son visage toujours un peu sévère, un peu dur, un peu fermé en soi. Collé à la vitre, poussant quelques enfants aux passages, égoïste et beau, Hyacinthe est surpuissant dans l'aura qu'il inspire, qu'il insuffle tout autour de lui. Hobbes lui trouve une partie de lui que Hyacinthe ne connait pas encore. En tout cas, dont il n'en joue pas encore. Il joue à l'enfant comme on regarde un spectacle de marionnettes. Hyacinthe tire les fils des pantins en s'amusant. Mais pas cette fois, pas ici, dans cet aquarium. Il se dégage de lui un air réellement innocent qu'Hobbes pense que je peux de gens connaissent véritablement, ou alors, qu'ils n'ont pas vu depuis une bonne éternité. Peut-être que Louis le reconnaitrait. En même temps, Louis sait tout. Alors, ça n'étonnerait pas Hobbes que ce visage gracié par un moment d'un calme voluptueux et absolu ne lui fasse aucun effet outre mesure. Dans le paysage du pavillon polaire, les cils blancs de Hyacinthe deviennent d'un sublime transparent.

Quand ils sortent, Hyacinthe a acheté un porte-clef requin. Pour Louis. Hobbes note à peine le fait qu'il ne pense même pas à son fils dans une boutique souvenir. Il oublie parce que Hyacinthe danse sur le parking, puis dans le petit bar où Hobbes a ses habitudes. Il danse alors tout s'oublie lorsqu'il tournoie dans ses mouvements souples, branches d'arbres secouées légèrement par un vent printanier, sa beauté oblitère tout le reste du monde qui devient comme sur une photo floue. Fièrement, il prend Hobbes par la taille et sa main monte et descend sur ses hanches. Hobbes passe un bras autour de son cou. Il ne peut pas résister, c'est extatique, transcendant, puissant ; alors il l'embrasse, saisit ses cheveux platines dans ses mains sombres. Entre ses doigts, Hyacinthe semble si doux. Dans un miroir de toilettes assez sale, l'image de Louis, seul, dans son vieux canapé usé avec son pote de glace, caché derrière ses foutues lunettes horribles, lui revient en tête, un peu malgré lui.

***

Anasthase, 18h, Samedi

Assis dans le salon à lire un livre, son fusil à pompe dans le dos, Anasthase pense à quel point il déteste Noël et toutes ces fêtes de fin d'année. Victoire le sait bien. Ange prend le café dans la cuisine, ses flingues posés sur la table. Au fil des années, Victoire s'est habituée à tout ça. Personne n'ose véritablement s'adresser un mot, se parler, prouver qu'ils sont réunis là, ensemble. Noël chez les Rightway est synonyme de procès. Celui du père d'Ange, celui de Raven. Noël est l'anniversaire du renouveau d'un éternel massacre de la famille Rightway. Anasthase a aujourd'hui l'envie étrange de parler à Louis plutôt que de se mettre la traditionnelle cuite au goût de désespoir. Il en oublie que c'est à un bal de Noël de la fac qu'il a avoué ses sentiments à Victoire. Li Zheng décore un sapin, plutôt petit et rachitique, plus par ironie qu'autre chose. Ça l'amuse, Anasthase. Tout le monde joue le jeu de sa mélancolie. Et c'est assez chouette. Du coup, il n'y a ni sapin de Noël, ni guirlandes lumineuses, ni bonnet de père Noël, aucune couleur rouge ou verte, argentée ou dorée, tout est d'un beige ocre immaculé autour des murs de sa cuisine et de son salon. Li Zheng a juste installé une petite Jacinthe, comme un clin d'oeil moqueur, au centre de la table de la salle à manger, pendant qu'Ange finit de nettoyer ses armes. Rien de l'ambiance festive de Noël ne règne dans ce salon et tout le monde s'est fait une bonne raison à cela. Parfois, Anasthase se demande comment Raven le fêtait en prison. Est-ce qu'elle s'en fichait comme tout le reste, ou est-ce qu'elle se recroquevillait de remords, de doutes et autres absurdités qui pourraient toucher sa sœur, dans sa cellule ? Il n'était jamais allée la voir en prison. Il n'y a pas vu l'intérêt. Anasthase n'a jamais compris pourquoi sa petite sœur le détestait autant, pourquoi sa famille avait un aspect si négatif dans son cœur diaphane. C'est sans doute ce cœur sans couleur, la raison. Raven n'a pas de cœur. Il ne bat pas comme les autres, ne ressent pas comme les autres. Elle n'avait pourtant le profil de psychopathe : elle souriait quand elle devait sourire, parfois pleurait quand on se devait de pleurer, n'a jamais tué de petits animaux, ni eu de comportements spécifiquement sadiques. Ou alors, c'étaient déjà des signes. Toutes ces émotions qu'elle faussait clairement. Le monde pour elle était un immense spectacle, une scène de théâtre avec d'immenses possibilités.

Parfois, il rêve d'elle. Surtout durant cette période. Le jour de la Saint Nicolas, elle avait exterminé toute sa famille. Toute sauf lui. Était-ce avec un couteau, une dague ou une hache ? En vérité, Anasthase ne s'en souvient pas très bien. Il avait juste constaté le bain de sang et les corps mutilés de ses parents et de ses sœurs. Malgré lui, il était devenu l'inspecteur des travaux finis. Raven s'était penchée sur lui, un couteau à la main, un rictus sur son visage. Anasthase n'oubliera jamais ce visage. Puis, il y eut un coup de téléphone. De Louis. Qui lui a sauvé la vie, ce soir-là. Sans le savoir. C'est comme ça qu'Anasthase a pu s'enfuir, appeler la police, les secours, un voisin, n'importe qui pour l'aider à sortir de ce cauchemar. Il aimait sa famille. En particulier sa sœur, Joan. La perdre avait été sa véritable tragédie, une perte irréversible d'une partie indissociable de lui-même. Il ne peut plus désormais que contempler sa tombe et son portrait mortuaire. Figé dans le temps et le froid de cette nuit-là, Anasthase n'a jamais réellement bougé à nouveau. Aglaë serait sa vengeance sur sa sœur, persuadé qu'elle est impliquée dans sa disparation. Il en veut à la terre entière mais n'en montre rien. J'ai envie de les crever tous j'ai envie de les crever qu'ils souffrent tous les membres de ma famille qui savaient qui auraient pu savoir. Même Ange est dans son viseur. Louis est l'exception de toutes les règles. Parce qu'il a essayé de les sauver. Il savait et il a essayé. Il avait appelé Anasthase et c'est lui qui n'avait pas pris ça au sérieux. Après tout, Louis, ce type en couple avec un monstre de charisme abusif, son cousin sous la coupe d'un sadique qui le détruisait jour après jour ; Louis avait perdu sa crédibilité, enfermé entre l'alcool et la drogue pour chercher sa dignité déchiquetée par les morsures de chiens que sont les relations abusives. Alors, Anasthase ne l'avait pas cru. Il avait répondu « t'es encore défoncé, Lou. Pourquoi Raven ferait ça ? » Quel con je suis vraiment con bordel mais quel con.

La période de Noël n'a aucun sens pour Anasthase. Ange continue de nettoyer méthodiquement son arme. Anasthase sait qu'il a libéré Raven de prison. Il ignore pourquoi mais cette certitude empoigne ses rêves à mains nues et le torture nuit après nuit, encore et encore. Raven est dehors. La possibilité de revoir sa sœur n'engage aucune émotion particulière à Anasthase, hormis la colère et le deuil qu'il porte à bout de bras et de nerfs depuis huit ans maintenant. Il sait juste qu'il risque quelque peu sa vie avec sa sœur à l'extérieur, de retour dans le monde des humains. Ange continuer de nettoyer frénétiquement le canon de son arme. Anasthase trouve ça insupportable. Elle est propre ton arme arrête ça qui tu essayes d'impressionner putain c'est ridicule vraiment. Quand sa haine prend trop le dessus, il pense à Joan. Et quand la tristesse de ne jamais la revoir l'affaisse à son paroxysme, Anasthase boit. Plus il boit, plus il veut voir Louis. Ce qui est ironique en soi. Mais ça le fait rire Anasthase. Ça le fait rire de boire et de penser au badge des cinq ans que Louis vient d'obtenir aux alcooliques anonymes. Ça le fait rire que tous dans cette famille soient des bons à rien avec la peau remplie de paillettes dorées. Pleurer, marque de l'esclave, faire en sorte que l'autre se fonde en vous, marque du roi.

Il se lève brusquement sous les yeux fatigués et habitués d'Ange, Victoire et de Li Zheng. Il prend un gros manteau de fourrure argentée et dévale les rues, avale les allées sombres, court presque pour rejoindre la résidence paumée pour étudiants fauchés de Louis Rightway. Il sonne plusieurs fois à l'interphone, essoufflé. Aucune réponse autre que le cliquetis de la porte qui s'ouvre. Septième étage appartement 1407. Louis l'attends toujours sur le palier. C'est une habitude. Chaque année c'est pareil. Les deux hommes se fixent quelques secondes. Louis a les cheveux ébouriffés, ramassés dans une queue de cheval mal exécutée, un manteau en laine verte sur les épaules, un pantalon en lin blanc et un vieux t-shirt anthracite. Aujourd'hui, il ne porte même pas ses lunettes et Anasthase admire avec horreur le trou béant de son œil droit et ça lui donne envie de hurler hurler hurler jusqu'à faire trembler le centre de la Terre.

« Bonsoir, Anasthase. »

Et toute cette voix accumule en Anasthase un amas de regrets et de souffrance, alors sans y faire attention il se met à pleurer, et s'agenouille, écrasé de douleur devant son cousin qui a à peine baissé la tête pour admirer le spectacle. Il suffoque quand il pleure, Anasthase, il crie légèrement et Louis se penche vers lui, tendrement et avant de l'enlacer, lui tend la main pour qu'il se relève. Mais comme chaque année, Anasthase ne se révèle pas. C'est l'unique fois de l'année où il ne se relèvera pas. Pas tout de suite. L'horreur et l'angoisse du monde sont trop pesantes. On n'a rien pu faire quel con on n'a rien pu faire quel con quel con quel con.

« T'as bu beaucoup ?

—Non, ça va. »

Le ton d'Anasthase, entre deux sanglots, se retient lui-même de gerber la colère qu'il a contre le monde entier. Son cœur brisé et flétri à jamais retient ses morceaux et sa pourriture en vrac pour lui permettre de se relever.

« On rentre ?

—Pas tout de suite.

—J'ai déjà préparé ton café.

—Merci.

—J'allais rouler un joint, ça te tente ? »

Anasthase murmure un petit oui comme un enfant timide. Louis lui tend une main sûre d'elle, droite comme un pic à glace, un petit élan de fierté presque qui se sent au bout de ses doigts. Lorsqu'Anasthase l'attrape, la saisit au vol, une sensation de brûlure lui parcourt la paume de ses mains. Il se relève mais manque de défaillir à chaque impact du sol sous ses pieds. Dans l'appartement, Flower est dans le salon en train de lire devant une télévision éteinte. Il ne connait pas vraiment Anasthase et voir un étranger le plonge dans un mutisme sélectif profond. Il cache son visage derrière son petit livre. Louis faisait ça, lui aussi, quand il avait son âge. Anasthase, quant à lui se scinde en deux, il se délie de lui-même, assis sur une chaise en bois dans la kitchenette de son cousin. Il lui sert un soda au gingembre, commence à rouler dans un calme monacal. D'un mouvement de tête vers la droite, Louis ferme la porte de la cuisine pour que l'odeur n'effleure pas d'un cil, d'un poil, l'odorat, la personne entière de Flower qui continue de lire dans le salon. Il porte son joint à ses lèvres et l'allume dans une beauté supérieure à tout aspect naturel du monde. Le trou dans son œil droit semble luire sous les néons abimés qui éclaire le plafond de la cuisine. Anasthase pose sa tête sur son épaule osseuse. Louis lui passe le joint, doucement, avec presque une certaine tendresse. Les yeux perdus dans la fumée, Anasthase pense à Joan : il sourit difficilement entre deux larmes.

« Hyacinthe n'est pas là ?

—Il est en rendez-vous amoureux. Avec notre voisin.

—Et ils savent aux alcooliques anonymes que tu fumes autant de joints ? »

Louis et lui échangent un regard amusé. Ils se mettent à rire. Evidemment que non, ils ne savent pas. Mais Anasthase savait que Louis allait rire. Et il avait besoin d'entendre ça.

***

Raven, 20h, Samedi

Solweig lave les assiettes une à une dans un calme assourdissant. Le silence fait à Raven l'effet de fausses notes sur un piano cassé. En quarantaine, entre les quatre murs de cet appartement, cet isolement est une catastrophe pour son esprit. Elle ne se demande pas si elle le mérite ou non, pour elle, là n'est pas la question. Elle se retrouve étriquée dans la justice mal branlée d'Ange et surtout une proie facile dans l'étau vengeresse d'Anasthase. Son frère est partout, dans les fissures des murs jusque dans celles de son cerveau cauchemardesque. Quelque part, tout est noir. Dans sa tête se dessinent des images en poupées russes de mauvais goût. Isolée du monde entier, la seule différence qu'elle trouve avec la prison c'est qu'elle peut choisir la chaine de télévision qu'elle regarde. Elle cherche un moyen de se débarrasser de Solweig, ce robot super intelligent et dévoué corps et technologie à Louis et Ange. Parfois, quand elles se parlent, Raven a du mal à faire la différence entre cette chose et un être humain ; elle se dit que ça n'a rien de rassurant vis à vis d'elle-même, qu'elle ne sache pas faire la différence. Les premiers jours, elle a tenté de la tuer à coup de couteau, elle pressait la lame froide dans son dos et elle se cassait au premier contact. La mémoire de Solweig a enregistré cette attaque dans sa carte mère. Ange a donc été au courant de tout. Les mesures de son confinement se sont durcies comme s'il voulait la punir. Raven a l'impression d'être le robot dans l'histoire et Solweig une héroïne particulière de roman futuriste qui étudie les humains avec la même froideur que Raven regarde le monde qui l'entoure. La jeune femme s'allonge sur le tapis du salon, observe le plafond. Elle ne pense à rien spécifiquement, pas même à Flower ou Louis. Seul son frère occupe ses pensées. Anasthase Callas pourrait devenir autant son bourreau que son libérateur. Ou peut-être bien que les deux coïncident.

Solweig lave les assiettes une à une dans un calme assourdissant. Le silence infecte Raven comme un virus mortel. Elle se tourne et se retourne sur le tapis. Ses longs cheveux noirs se déploient en une image de méduse pétrolière. Son pull gris l'étouffe, sa jupe trop longue la ringardise, elle qui avait l'habitude d'être toujours à la mode, quand sa mère choisissait ses vêtements et leur teinte, leur matière, leur lumière sur elle, pour toujours la rendre incapable de passer inaperçue dans une foule. Raven est une belle fille. En soi, on pourrait dire ça, sous les couches de vêtements grande taille et sa frange mal coupée. Ses grands yeux noirs hypnotisant, sa bouche vermeille naturellement, sa ligne fine, ses longues mains délicates : rien chez elle n'indique la cruauté dont elle est capable. Au contraire, elle a l'apparence petit être perdu dans la nature, innocent presque, le lapin devant les phares de la voiture, elle a l'air effrayée par le monde entier, fragile, prête à se briser à la moindre gifle ou au moindre contact d'amour, au plus petit son de voix ou au grognement le plus féroce. Raven est un cannibale, un fauve surpuissant et combatif caché derrière une jeune fille à l'allure de poupée. Elle fixe ses mains, les tends vers le plafond comme pour y trouver une quelconque réponse à ces questions infinies et existentielles de l'univers. Elle finit par tourner ses yeux vers la télévision. Ça lui fait repenser à son procès. Tous les médias qui la prenaient en photo. Tous ces visages laids posés sur sa personne. Que de gens méprisables rassemblés au même endroit pour réclamer justice, justice à des personnes qu'ils ne connaissaient même pas. Son père était un patron froid, terrible et injuste qui ne pensait qu'à la production : à la barre, ils n'ont pas défendu Raven, mais dressé un portrait élogieux d'un patron modèle assassiné dans une barbarie sans nom. Sa mère était puissante mais fragile, détestée par la plupart de ses associés qui n'attendaient que sa chute pour prendre le pouvoir : ils l'ont pleurée à chaque audience, répétant à tour de rôle comme la mise en scène d'une très mauvaise comédie, « comme c'est horrible, comme c'est horrible », mais que diable était-elle allée faire dans cette galère ? Raven sourit. Elle s'est faite rire toute seule en y repensant. Elle se souvient de la question ultime du juge : « est-ce que vous regrettez votre geste ? » Mais Raven ne regrettait et ne regrette toujours rien de sa tuerie. Nous vivons dans un monde sale, avait-elle dit, un monde vraiment sale où il n'y a aucun espoir, aucune lumière, aucun concept stable. Elle savait qu'en prononçant cette phrase, la prison à vie l'attendait les bras ouverts. Elle ne s'en fichait pas vraiment, de cette destinée. Sans Anasthase, elle aurait déjà refait sa vie ailleurs, sans personne pour l'emmerder, avec un nom différent. Elle aurait définitivement enterré le nom des Callas. Quand on lui a passée les menottes, elle n'a pas pleuré, ni hurlé, elle a seulement regardé son frère droit dans les yeux et lui a souri, un rictus mauvais chargé d'animosité et de goût du sang encore battant dans ses veines, salivant dans sa bouche. Raven est faite pour le crime, l'assassinat de masse. Le cerveau de Raven s'active. Comment s'enfuir d'ici. Comment se libérer de la prison de sa propre famille. Il faut réfléchir. Vite. Parce que l'horloge tourne. Et sa vie aussi. Solweig a terminé d'essuyer les assiettes.

« Désirez vous quelque chose, Raven ? Un thé ?

—Non.

—N'hésitez pas à me solliciter si vous avez besoin de moi. »

Je n'ai pas besoin de toi, pense Raven, je n'ai besoin de personne. Ni d'Ange, ni de mon frère, ni de Hyacinthe. Elle cherche une arme dans le coin de sa tête. Elle se relève, fait les cent pas dans le salon, se creuse le cerveau jusqu'à s'éviscérer les pensées, tourne en rond autour de la table basse du salon, fouille les tiroirs pendant que Solweig finit de débarrasser la table. Raven tombe alors sur un carnet noir et une photo de Thomas et Jack à l'heure de leur grande époque de gloire. Elle reconnaît l'écriture de Jack dans le carnet. « Si je pouvais garder le temps dans une bouteille, si les jours pouvaient durer éternellement, je choisirais de sauver chaque seconde pour les passer avec toi. Tu es toutes les réponses aux questions que je ne me pose pas. Je t'aime. ». Comment on peut aimer quelqu'un avec autant de passion ? Raven se le demande. Soudainement, elle tombe à genoux, laisse tomber le carnet, une crampe violente à l'estomac. Elle suffoque. Raven a souvent ce genre de crise, quand elle croit que ses organes pourrissent à l'intérieur d'elle, que son cœur, son foie, ses poumons ont déjà cessé de fonctionner et qu'elle reste en vie grâce au psyché, de façon purement mécanique. D'un coup, son corps lui fait mal comme pour lui rappeler qu'elle ne se nécrose pas vraiment.

« Tout va bien ? Voulez vous que j'appelle un docteur ? »

Raven se concentre sur son corps, plus qu'elle ne l'a jamais fait auparavant en ses vingt-six ans d'existence. Elle ferme les yeux et d'un coup, s'entoure d'une aura bleutée qui l'encercle. Elle serre son ventre fort comme pour se broyer elle-même dans une transfiguration muette et imperceptible. Elle se ressent entièrement et se dissocie de sa propre personne dans le même temps. Solweig ne sait pas quoi dire face à cette situation. Quelques secondes se passent, les cheveux de Raven flottent encore quelques secondes dans l'air. Puis, elle se relève, détache ses bras de son buste et les laisse balloter le long de son corps. Quand elle rouvre les yeux, le noir qui les entoure s'est changé en bleu, une goutte de sang s'échoue de son nez à ses lèvres. Elle a retrouvé son psyché.

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