Lauren
- Ticket pour le bal de promo ! Demandez vos tickets pour le bal de promo ! scande Brooke dans son mégaphone.
Au détour d'un couloir, Dinah et sa clique, assises derrière une table à tréteaux, gèrent les préparatifs de l'événement. Je tourne les talons pour les éviter. Depuis l'esclandre de Brad la semaine dernière, les rumeurs vont bon train, même si Camila a réussi à les minimiser. Pour ça, sa politique a été claire : ne pas s'acharner à démentir, ne rien changer à nos habitudes.
- Si jamais on s'évite au bahut, ils vont tous penser qu'on a quelque chose à se reprocher.
- Mais c'est le cas, Camila !
- Ecoute-moi bien, Laur'. On n'a pas à s'en vouloir, toi et moi, OK ? Tant que Clara et Alejandro ne l'apprennent pas, tant qu'on ne leur fait pas de mal, à eux, on n'a pas à s'en vouloir !
Mais combien de temps est-ce que ça va mettre pour qu'un pion, un prof, entende une remarque dans les couloirs et en réfère à l'administration ? Pour que ma mère ait vent de ces bruits- et qu'on comprenne que ce qu'on raconte est vrai ?
Un pas devant l'autre. Un jour à la fois.
C'est ce que je me suis promis, en acceptant de me lancer dans cette histoire à corps perdu après New York. Je me suis promis de ne plus être la jeune fille qui pense toujours au pire, qui anticipe la moindre possibilité du désastre, comme une statisticienne de la catastrophe.
Je me suis promis d'être un peu plus comme Camila. Un peu plus libre.
Seulement, le prix de cette liberté est amer. Une médaille à deux facettes, dont aucune n'est satisfaisante. D'un côté, il y a ceux qui ne nous lâchent pas, Camila et moi. Qui gloussent, se gaussent, observent à la dérobée, pointent du doigt. De l'autre, ceux auprès de qui faire passer notre relation pour un délire de Brad a été si facile que c'en est presque pire. Ça prouve à quel point ça leur semble inconcevable, Camila et moi. Une aberration, forcément une erreur.
Et Shawn est de ceux-là.
A moins que mon meilleur ami refuse de considérer que j'aie pu tout bonnement le trahir ? Que j'aie pu me faire passer avant lui, avant ma mère...
Mais ce n'est pas moi que j'ai fait passer en premier. C'est Camila.
Elle est tout ce qui compte pour moi. Mon premier amour, en théorie. Sauf que dès que je suis avec elle, qu'elle me touche, me parle, me fait sourire et rire, m'appelle Lolo pour me taquiner juste après m'avoir fait une sublime déclaration, et que je sens mon cœur tellement plein qu'il pourrait éclater, je croirais plutôt qu'il s'agit du dernier.
Alors mentir pour protéger ça ? Oui, je le fais sans plus hésiter.
- Lauren ! m'appelle Brooke dans son mégaphone. Lauren Jauregui ! Viens voir un peu par ici !
Je me raidis, fais volte-face et, la peur au ventre, m'avance vers Brooke et sa bande. Mieux vaut encore les affronter que les laisser m'interpeller à voix haute dans le couloir.
- Lauren, on était en train de discuter de l'élection du roi et de la reine de la promo. Je sais que vous êtes deux filles, mais vous devriez vous présenter, Camila et toi, me lance Dinah avec un sourire fielleux. Vous formez un si joli couple, tellement atypique...
Ne perds pas ton sang-froid, Lauren. Si jamais tu montres la moindre faille, elles vont en déduire ce qui les arrange.
- C'est vrai ? Vous trouvez ? Brad aussi, visiblement. Comme quoi, ce que j'avais lu sur le Texas est vrai. Ici, la consanguinité ne pose problème à personne...
Ma réplique cinglante, lâchée d'une voix doucereuse, me fait mal. Mal au cœur, mal au corps. Mais je sais que c'est en faisant comme si la simple idée de Camila et moi ensemble me paraissait tordue que j'arriverai à ce qu'elles me lâchent.
C'est tellement humiliant. Tellement violent.
Dinah se décompose, visiblement convaincue par mon numéro. Et ne trouve pas quoi répondre à part :
- De toute façon, tu n'aurais jamais été élue reine. Ni avec Brad, ni avec Camila ! Tout le monde te déteste, ici !
- Tu ne serais pas en train de parler de toi, Dinah ? intervient Shawn en surgissant comme un diable de sa boîte. C'est marrant que tu te projettes à ce point...
Je me retourne et constate que mon meilleur ami est avec Matt. Ce dernier me fait un signe de tête, accompagné d'un sourire engageant.
- On t'escorte jusqu'à ta salle de cours, Lauren ? propose-t-il. Pour ne pas te laisser avec ces requins ?
Débordante de reconnaissance, je leur emboîte le pas. En prenant place à notre table de biologie, je me tourne vers Shawn.
- Je ne sais vraiment pas ce qui a pu passer par la tête de Brad, lancé-je d'un ton badin, en me détestant de lui mentir.
Shawn a d'ailleurs une réaction gênée, comme s'il sentait que j'étais fausse. Je me demande soudain si tous ces bruits lui paraissent si absurdes que ça... Après tout, il a beaucoup traîné avec Camila et moi, depuis un mois. Peut-être qu'il s'est rendu compte de quelque chose ? Pendant une fraction de seconde, j'hésite à tout lui dire. Quitte à affronter ses foudres. Après tout, je les mérite. Mais je sais que si je confirme mon histoire auprès d'une personne, rien qu'une seule, je peux déclencher une réaction en chaîne incontrôlable. Une qui me réexpédiera dans le Vermont avant la fin de l'année scolaire. Une qui fera que ma mère et Alejandro n'arriveront plus à être ensemble. Et où est-ce que j'irai, si ma mère atterrit de nouveau dans la chambre d'amis de ma tante ? Ou, pire encore, si par ma faute, elle sombre de nouveau et doit être hospitalisée ?
Je l'ignore. Mais certainement pas à Felt.
Alors je ravale mon aveu, pendant que mon meilleur ami, en évitant mon regard, m'explique à voix basse et à toute allure, tout en sortant ses affaires :
- D'après ce que j'ai compris, c'est Austin qui aurait vu ou entendu un truc en salle de musique et qui est allé trouver Brad. Mais je n'en sais pas plus...
J'essaye de ne pas blêmir. Tout en me demandant ce qu'Austin a effectivement vu, ou entendu. S'agissait-il simplement de la chanson ? Ou nous at-il surpris en train de nous embrasser ? Je passe le cours à me demander et, à la fin de nos expériences, je demande à Shawn de ranger à ma place.
- J'ai un truc urgent à faire...
Je fonce à toute allure vers le stade, où je me doute que le footballeur est en train de se livrer à son activité favorite, à savoir fumer une clope à l'intercours, caché sous les gradins. C'est effectivement là que je le trouve.
- Il faut qu'on parle, Austin, fais-je en me postant face à lui. Je ne sais pas ce que tu as cru voir ou entendre l'autre jour, mais...
Le bad boy tique puis me toise d'un air furieux, mauvais.
- Attends, de quoi tu me parles, là ?
- De ce que tu as raconté à Brad ! m'emporté-je. Tu ne penses pas que tu aurais pu parler à Camila avant d'aller trouver mon ex ? Je sais que je ne suis pas ton amie mais Camila, elle, l'est depuis que vous êtes gamins !
- Tu as raison, lance-t-il en élevant le ton. D'une, je ne suis pas ton ami- ce n'est pourtant pas faute d'avoir essayé. De deux, Camila l'est vraiment, à un point que tu ne pourras jamais comprendre ! Venir me voir pour m'accuser d'avoir lancé les rumeurs à votre sujet en est bien la preuve !
Il a employé le mot « rumeur ». Est-ce que quelqu'un qui nous aurait surpris en train de nous embrasser, Camila et moi, dirait ça ?
Non. Il parlerait de « vérité ».
Est-il possible qu'Austin n'ait entendu que la chanson et qu'il ait brodé dessus ? Ou est-ce que Shawn s'est trompé en l'incriminant ? Peut-être que ce n'est pas Austin, le responsable. Pourtant, quelqu'un nous a bien surpris, c'est évident ! Le coup de la « salle de musique » dont m'a parlé Shawn, ça s'est vraiment produit. Personne ne l'a inventé.
- Dans ce cas, est-ce que tu sais qui a raconté ça ? l'interrogé-je. Parce que si jamais ça arrivait aux oreilles de ma mère...
- Je n'en ai aucune idée, Lauren, me répond le footballeur, encore énervé par mes accusations. Je te le dirais si c'était le cas. Je n'ai aucune envie que Camila souffre, ajoute-t-il. Ça va peut-être te paraître difficile à comprendre, mais je suis heureux pour elle. Heureux de la sentir épanouie, de voir qu'elle s'est remise à la musique, qu'elle va bien. Jamais je n'irais remettre en cause son équilibre au moment où elle sort enfin la tête de l'eau !
- Tu as raison, c'est difficile à comprendre, répliqué-je, suspicieuse. Elle a été une petite amie atroce, elle a rompu avec toi...
- Quand j'étais petit, que tous les gamins de l'école me traitaient de fils de pute à cause du job de ma mère, qui les faisait taire à ton avis ? Quand je n'avais pas de goûters parce que mes parents avaient encore oublié d'acheter autre chose que de la bière à l'épicerie, qui partageait le sien ? La somme des choses qu'a faites Camila pour moi au cours de sa vie supplante de loin les conneries qui ont pu être les siennes quand on sortait ensemble ! Et puis tu crois quoi ? Que j'ai passé ces derniers mois à me morfondre, à me demander comment la récupérer ? Je sais bien que notre relation me tirait vers le bas ! Depuis qu'on a rompu, je peux enfin me concentrer sur mon futur ! Sur la fac, sur la possibilité de peut-être faire quelque chose de ma vie ! ça aussi, je le dois à ta famille, plus précisément à ta mère...
Austin s'interrompt, secoue la tête.
- Jamais je ne ferais quoi que ce soit pour leur nuire, Lauren. Camila compte pour moi, Mme Jauregui s'est décarcassée pour m'aider... Pourquoi je ferais un truc pareil ? Je sais ce que c'est que d'être au centre de tous les ragots. Et puis je vais même te dire, tiens ! Quand bien même Camila et toi seriez ensemble, je ne verrais pas le problème ! Vous n'êtes pas liées par le sang, que je sache. OK, ce serait compliqué... Mais merde ! Si ça vous rend heureuses, où est le problème ? Quelles que soient les raisons, tu as une influence positive sur Camila. Il n'y a qu'à voir les résultats qu'elle a obtenues à sa dernière session de SATs !
Je regarde Austin, sans comprendre. Les SATs sont l'examen d'entrée à la fac que chaque élève à partir de la première peut passer plusieurs fois dans l'année jusqu'à obtenir les meilleurs résultats possibles. Camila a déjà validé les siens au mois d'octobre. Avec le score relativement bas de 62%, certes, mais elle n'avait pas besoin d'exceller. Notre Dame lui a déjà réservé une place, à condition qu'elle obtienne la moyenne.
- Camila a repassé ses SATs ?
- Tu n'es pas au courant ? s'étonne Austin. Ce n'est pas toi qui l'as faite réviser ? Elle a fait ça au mois de février et a obtenu un score de 86% !
Je ne comprends pas pourquoi est-ce qu'elle ne m'en a pas parlé. Pourquoi elle l'a dit à lui et pas à moi. Ça me fait mal. Camila est la personne dont je me sens le plus proche... La femme que j'aime, à qui je confie tout, du plus petit événement au moindre état d'âme. Force est de constater que pour elle, ce n'est pas le cas. Qu'elle partage avec son ex des choses qu'elle ne partage pas avec moi. Je repense à leur connivence, le soir du bal d'hiver... A la jalousie que j'ai ressentie, et qui n'avait rien à voir avec celle que j'ai pu éprouver pour ses autres admirateurs. Je sais qu'elle adore Austin- même si elle n'en a jamais été amoureuse.
Alors cette façon qu'elle a de s'ouvrir avant tout à lui, qu'est-ce que ça dit de ce qu'elle éprouve- ou plutôt de ce qu'elle n'éprouve pas- pour moi ?
Cette prise de conscience est atrocement douloureuse, comme si on m'enfonçait un poignard dans le cœur. A cet instant, la cloche sonne.
- Lauren, je dois filer... J'ai un examen d'histoire et je ne peux pas me permettre d'être recalé alors que j'attends toujours les réponses pour mes bourses. Mais une dernière fois, je te jure que je n'ai rien à voir avec ça !
- Je te crois, lui réponds-je d'un air las, sans même savoir si c'est vrai.
Sans même plus être capable de faire la différence entre ce que je pense et ce que j'invente, à force de mentir tout le temps. Tout ce que je sais, c'est que je ne veux pas me battre contre Austin. Pas laisser mon chagrin brûlant se transformer en jalousie hideuse.
Je lui ai volé Camila... Quoi qu'il ait fait en retour, je l'ai bien cherché.