L'interrogatoire
C'est la seconde fois que je suis assise à l'arrière d'une voiture de la Garde, seulement, cette fois-ci, je suis seule et non avec Elias. Deux hommes m'entourent et me lancent des regards méfiants. Ils gardent constamment une main sur leur arme comme si j'étais quelqu'un de très dangereux. En réalité, je suis seulement terrifiée. Elias avait raison. La Garde nous soupçonne d'avoir aidé à la fuite de mon traite de frère. Et visiblement, elle soupçonne également mes parents. Comment auraient-ils pu faire quoi que ce soit dans ce sens alors qu'ils n'avaient même pas essayé d'aider mon frère lors de sa fugue ? Dès qu'il était parti, mes parents l'avaient considéré comme mort. Ils n'avaient déjà plus d'espoir pour lui depuis longtemps.
Soudain, après plusieurs minutes de trajet à travers les rues de la ville, les trois voitures s'arrêtent à la limite de celle-ci. Les hommes de la Garde m'obligent à descendre du véhicule. Je vois du coin de l'œil Elias et mes parents quitter également les autres voitures. Nous nous trouvons face à un énorme bâtiment en acier qui brille sous le soleil. L'immeuble qui s'étend sur sept étages semble austère et entièrement peuplé d'hommes faisant partie de la Garde. Je n'ai encore jamais vu ce bâtiment. Je ne connaissais même pas son existence avant aujourd'hui. J'ai toujours été une parfaite citoyenne de Lume Noua qui suivait le Code à la perfection. Je ne me suis donc jamais aventurée en dehors des rues qui mènent à ma maison ou à l'école.
- Avancez ! » Ordonne soudain l'un des hommes tout en me poussant en avant.
Je trébuche et j'entends Elias s'énerver contre lui. Tout ce qu'il gagne, c'est un coup de crosse dans l'estomac qui le plie en deux. C'est à mon tour de m'insurger mais l'homme qui me pousse m'ordonne de me taire sous peine de recevoir le même châtiment. Je n'ai pas envie d'obéir mais Elias m'y oblige d'un simple regard. Mes parents eux, avancent en silence et obéissent à chaque ordre qu'ils reçoivent. Ils ressemblent à des robots et c'est à cet instant que je comprends le point de vue de Elias. Mes parents devraient se révolter. Toute cette situation est injuste et irrespectueuse pour nous tous. Mais ils obéissent à la Garde et ne disent rien. Ils suivent le Code. Car ils sont formatés dans ce but.
- Séparez-les ! » Ordonne de nouveau l'homme qui semble être à la tête des opérations alors que nous venons de pénétrer dans le hall du bâtiment.
Les hommes qui nous accompagnent hochent la tête et chacun d'entre eux nous attire dans des directions opposées. Prise de panique, je cherche à croiser le regard de Elias alors que l'on m'entraîne jusqu'à une porte proche de l'entrée. Ce dernier plante son regard dans le mien et me chuchote une phrase que j'arrive à deviner sur ses lèvres « Ça va aller ». J'ai envie de le croire mais l'instant d'après, les hommes de la Garde me poussent dans une nouvelle pièce et je perds Elias et mes parents de vue.
- Asseyez-vous et attendez sagement. » M'ordonne l'un des hommes avant de quitter la pièce et de me laisser seule.
Je regarde la porte se refermer derrière lui puis examine la pièce. C'est une petite salle d'à peine sept mètres carré. Elle est seulement meublée d'une table carrée et de deux chaises en bois. Dans un angle, au plafond, je repère rapidement une caméra qui m'observe. Pas de doute, je suis coincée ici. Je me demande si Elias et mes parents ont été conduits dans le même genre de pièce que moi. La Garde compte sûrement tous nous interroger avant de prendre une quelconque décision quant à notre avenir. Pourtant, les hommes qui nous ont arrêtés semblent avoir une idée bien précise de l'avenir de Elias. Vais-je me retrouver seule avant même d'avoir pu me marier ?
- Ange Spellman ? » Appelle soudain une voix dans mon dos.
Je ne peux m'empêcher de sursauter tant je suis surprise. Je n'ai pas entendu la porte s'ouvrir. Pourtant, lorsque je me retourne, la porte et belle et bien ouverte et un homme en costume noir me fait face. Il a le visage fermé et sévère. Il referme la porte derrière lui et me montre les chaises d'un geste de la main pour m'inviter à m'asseoir. J'obéis sagement puis attends qu'il reprenne la parole.
- Je travaille pour la Garde. J'ai quelques questions à vous poser au sujet de votre jumeau, Mickaël Spellman.
- Bien entendu. Je vous écoute. » Je me contente de répondre tout en lui lançant un sourire le plus aimable possible.
- Quand est-ce que vous avez vu votre frère pour la dernière fois, mademoiselle Spellman ? » Me questionne-t-il tout en plantant son regard noir dans le mien.
- Il y a moins d'une heure, sur la place principale, pour son exécution. » Je réponds simplement en évitant de rentrer dans les détails.
- Lui avez-vous parlé ? » Continue-t-il en s'approchant davantage de la table.
- Non. Je ne l'ai pas approché. » Je lui assure le plus calmement possible.
- Quand est-ce que vous lui avez parlé pour la dernière fois ? » Insiste-t-il en venant s'asseoir en face de moi.
- Le jour de sa fugue. Le matin pour être exact, lorsque nous nous rendions à l'école.
- Que vous a-t-il dit ? » M'attaque-t-il presque en haussant le ton.
- Qu'il avait peur du jour de notre Jugement qui approchait. Je l'ai rassuré en lui rappelant que l'Assemblée allait nous choisir une vie parfaite car elle nous connaît depuis que nous sommes nés. Ensuite, la sonnerie a retenti et je l'ai laissé afin de ne pas être en retard pour les apprentissages. » Je mens rapidement tout en reculant légèrement sur ma chaise.
- Il ne vous a pas parlé de sa fugue ? » S'étonne l'homme avec un sourire narquois.
- Non. » Je mens de nouveau avec aplomb.
- Mais il n'est pas rentré avec vous. » Précise-t-il tel un requin prêt à fondre sur sa proie.
- En effet, j'acquiesce tout en tentant de cacher le tremblement de mes mains sous la table, je l'ai vu s'éloigner dans d'autres rues. Comme cela est contraire au Code, je ne l'ai pas suivi. Je suis rentrée chez moi et j'en ai informé ma mère qui a immédiatement contacté la Garde.
- Des témoins nous ont rapporté que vous avez tenté de rejoindre votre frère sur la place principale lors de son exécution. » Ajoute-t-il soudain en se reculant lui aussi dans sa chaise.
- C'est vrai. Mickaël est mon jumeau. Sa traîtrise m'a beaucoup blessée. Mais j'ai été très surprise de le découvrir sur la place publique, devant le « mur des fusillés ». Personne ne m'avait informée de l'exécution.
- Pourquoi étiez-vous présente dans ce cas-là ? » Me demande-t-il avec curiosité.
Je repense à ce sentiment de panique que j'ai ressenti et aux conseils de Elias lorsque je lui ai parlé de tout cela.
- J'ai croisé plusieurs groupes de personnes sur mon chemin pour l'hôpital où je travaille. Ils parlaient tous d'une exécution. J'ai été curieuse et j'ai fait un détour. » Je lui réponds en pensant que c'est un nouveau mensonge.
- Et où était Elias Hampson à ce moment-là ?
- Lorsque j'ai quitté notre appartement, mon fiancé y était toujours. Lorsque l'attaque des rebelles a eu lieu, il était à mes côtés. Nous avons été emportés par la foule en panique et nous avons décidé de rentrer chez nous pour nous mettre en sécurité. Je sais ce que vous pensez. Mais l'Assemblée m'a confiée une mission en me fiançant à Elias Hampson et je puis vous assurer que j'ai commencé dès le premier jour à l'accompagner dans le suivi du Code. C'est une chose que nous faisons ensemble. Nous voulons tous les deux saisir l'opportunité que nous a offert l'Assemblée et faire un mariage heureux.
- Elias Hampson vous traite bien ? » S'étonne sincèrement l'homme de la Garde face à moi.
- C'est un excellent fiancé. Il vient même me chercher au travail lorsque ma journée s'éternise afin que je ne sois pas seule dans les rues. Nous voulons seulement nous marier. Nous avons eu l'autorisation de l'Assemblée de procréer dès maintenant et nous sommes très impatients de devenir parents. » Je lui assure en espérant jouer mon rôle à merveille.
Pour la première fois depuis de longues minutes, l'homme en costume noir ne répond rien et semble réfléchir. Puis il me demande de patienter quelques instants et quitte la salle, me laissant de nouveau seule. J'ai envie de souffler pour relâcher la tension qui m'habite mais je sais que je suis observée. Au lieu de cela, je tente de paraître détendue et je ne quitte pas ma chaise. J'attends plusieurs minutes avant que l'homme de la Garde ne revienne dans la pièce avec moi. Lorsqu'il passe la porte, il me sourit aimablement et je n'ai pas l'impression d'avoir à faire au même homme. Il vient de nouveau s'asseoir en face de moi puis commence par un léger soupire.
- Nous avons une proposition à vous faire. » M'annonce-t-il soudain.
- Une proposition ? » Je m'étonne avec franchise.
- Nous avons contacté l'Assemblée. Toutes les preuves que nous avons semblent corroborer votre récit à votre sujet et au sujet de votre fiancé. Vous allez donc être tous les deux reconduit jusqu'à votre appartement. Cependant, nous avons encore des doutes au sujet de votre fiancé pour d'autres actions et nous vous demandons expressément d'être méfiante à son égard. Vous avez toujours été une parfaite citoyenne et il pourrait se jouer de vous. » M'explique-t-il avec une tendresse qui ne semble pas naturelle.
- Bien entendu, je resterai méfiante. » Je lui promets en lui servant mon plus beau sourire.
- Nous pensons que Elias Hampson pourrait potentiellement être une menace moins importante si vous veniez à tomber enceinte. » Dit-il soudain, me laissant bouche bée.
- Ceci est votre accord ? » Je le questionne, sous le choc.
- En effet. Nous relâchons Elias Hampson afin qu'il puisse vous épouser dans deux jours. Vous êtes cordialement invitée à procréer dans les jours qui suivent afin d'assurer une stabilité à monsieur Hampson.
La Garde me demande de procréer afin qu'il puisse avoir une arme contre Elias si celui-ci décide de se révolter : son propre enfant ...
- Mademoiselle Spellman ? » Me rappelle l'homme en face de moi alors que je me perds dans mes pensées.
Je me secoue et reprends un sourire de façade.
- Bien entendu ! C'est ainsi que nous voyons notre futur, mon fiancé et moi-même. » Je lui assure alors qu'il me sourit d'un air satisfait.
- Parfait ! Je vous souhaite un excellent mariage mademoiselle Spellman et une bonne fertilité ! » Termine-t-il avant de se lever et de quitter la pièce.
J'arrive à peine à lui sourire avant qu'il ne quitte la pièce. Je reste abasourdie par son annonce durant quelques secondes avant qu'un nouvel homme ne vienne me chercher. Il me reconduit tranquillement jusqu'à l'entrée du bâtiment et m'annonce que mon fiancé va bientôt me rejoindre. En effet, à peine deux minutes plus tard, Elias arrive à son tour, entouré par deux hommes de la Garde qui lui font signe de sortir me rejoindre à l'extérieur. Dès qu'il s'approche de moi, je plonge dans ses bras et me serre contre lui de toutes mes forces. Je sens ses bras se refermer autour de moi et ses lèvres se poser dans mes cheveux.
- Rentrons. » Me propose-t-il seulement sans me lâcher.
- Et mes parents ? » Je le questionne en relevant la tête vers lui.
Il me sourit légèrement puis m'écarte de lui.
- Ils sont déjà partis. Ils n'avaient rien à se reprocher. J'ai posé la question avant de partir. » M'explique-t-il tout en m'entraînant en direction d'une des voitures noires de la Garde qui nous attend.
Nous restons silencieux durant tout le trajet jusqu'à notre appartement. Lorsque la voiture s'arrête en bas de notre immeuble, Elias m'entraîne rapidement jusqu'à l'ascenseur puis nous enferme à clé dans l'appartement.
- Ils ont des soupçons à mon sujet. » Commence-t-il à voix basse.
- Je sais. » Je murmure sans oser parler de l'accord avec la Garde.
- Ils m'ont fait passer un accord ... » Continue-t-il sans me regarder.
- A moi aussi. » Je lui annonce finalement, le faisant redresser la tête dans ma direction.
- Le mariage dans deux jours et les enfants ? » Me questionne-t-il avec étonnement.
- Oui. » J'acquiesce avec gêne.
- Tu as accepté ? » S'étonne-t-il de nouveau tout en s'approchant de moi.
- Pourquoi aurais-je refusé ? » Je lui demande en retour.
- Ah oui, pardon ! Ordre de l'Assemblée et de la Garde et en plus c'est sûrement dans le Code ! » Se moque-t-il tout en s'éloignant de moi pour aller regarder à travers la fenêtre.
- Tu es vraiment con quand tu t'y mets ! » Je lui crache avec colère avant d'aller m'enfermer dans la chambre.
Je claque la porte avec tant de violence que je sursaute moi-même. L'instant d'après, Elias l'ouvre et entre dans la chambre avec énervement.
- Qu'est-ce qu'il y a encore ?! » Soupire-t-il en venant me faire face.
- Je n'ai pas accepté pour le Code, espèce d'idiot ! J'ai accepté pour toi ! » Je lui hurle tout en lui frappant le torse.
- Pour moi ? Tu n'aurais pas dû ! Le simple fait d'être avec moi met ta vie en danger ! Tu viens d'en avoir le parfait exemple ! » S'énerve-t-il sur moi tout en me repoussant violemment.
Mes jambes cognent contre le lit et je me retrouve assise dessus sans l'avoir voulu.
- Ce n'est pas à cause de toi que j'ai été en danger mais à cause de mon jumeau ! C'est parce qu'il est mon frère que j'ai été soupçonnée. Mais tout va bien maintenant ... Un jour ou l'autre, mon frère va être fusillé ... Il ne pourra pas y échapper éternellement ... et je ne veux pas ... Tout à l'heure, cet homme a dit que tu serais fusillé et ... je ne veux pas me retrouver de nouveau aux abords de cette place à attendre que l'un de mes proches soit exécuté ... plus jamais ... » Je lui avoue avec difficulté.
J'ai la gorge nouée mais je refuse de pleurer. Elias soupire tout en hochant la tête. Puis il vient s'asseoir à côté de moi sur le lit et me prend la main.
- Je suis désolé. Je t'avais pourtant promis que je ne te parlerais plus comme ça. » S'excuse-t-il sans oser me regarder.
- Tu as plutôt intérêt à t'y tenir, parce qu'on se marie dans deux jours ! » Je lui rappelle en tentant d'être toujours énervée contre lui.
- Tu as envie de m'épouser ? » Me demande-t-il soudain avec hésitation.
- Oui, je lui confie avec tout autant d'hésitation et sans oser le regarder, et toi ?
- Oui ... Même si tu es vraiment casse-pieds ! » Ironise-t-il pour détendre l'atmosphère.
- Et même si tu es un traître. » Je précise en lui lançant un sourire amusé auquel il me répond.
En réalité, je n'ai pas de réponse à cette question. Je n'en ai aucune idée.