New Victoria

By angedelamort5

31 0 0

Bienvenue à New Victoria. New Victoria: une civilisation high tech obéissant aux codes et modes de l'ère vict... More

Prologue Bram
1 Nora
3 Nora

2 Nora

2 0 0
By angedelamort5


<<C'est cinquante ans auparavant, le monde était un endroit terrifiant. A cette époque, la race humaine avait déjà subi une longue liste d'horreurs. Sur terre, les pôles avaient de nouveau disparu sous des chapes de glace meurtrières, et les hivers étaient devenus longs et rudes pour un nombres croissant de nations. Les humains avaient été contraints de se replier vers les zones tempérées le long de l'équateur, créant d'importantes vagues migratoires. Des pays avaient été totalement balayés de la surface du globe par les tempêtes cataclysmiques. Cuba, l'Indonésie, l'Angleterre, le Japon. Tous avaient disparu.

La planète entière souffrait, mais les Amériques, selon moi, enduraient plus que leur lot de catastrophes. Les réfugiés venus du Canada étaient porteurs d'une nouvelle souche du virus de la grippe qui terrassa une personne infectée sur quatre. La famine succéda à cette épidémie, puis la seconde guerre de Sécession et ses destructions nucléaires.
Personne ne remporta cette guerre. Les États-Unis cessèrent d'exister. Les survivants se préservèrent comme ils purent, se regroupant pour fonder de nouvelles tribus qui ne reposaient ni sur la race, ni sur la classe sociale, ni sur la nationalité.

Cependant, le pire restait à venir.

Ce fut l'éruption d'un super volcan dans le parc de Yellowstone qui acheva de vider le territoire des États-Unis de sa population. Dans une dernière tentative désespérée pour survivre, plusieurs tribus, parmi les plus puissantes, s'unirent et décidèrent de migrer vers le sud. Il s'agissait de mes ancêtres. Les fondateurs de ma tribu constituaient un groupe hétéroclite. On y trouvait des survivants des armées américaine et canadienne, des conservateurs religieux, dont les femmes portaient de longues jupes et dont les enfants étaient éduqués selon les préceptes de livres que la plupart des gens avaient depuis longtemps oubliés, des membres de la milice mexicaine, des survivalistes, ainsi que des hommes et des femmes intrépides qui se rangeaient toujours sous le drapeau de leur pays disparu. En fait, elle regroupait tous ceux qui avaient réussi à rester en vie.
Mes aïeuls pénétrèrent en Amérique centrale comme l'armée de Gengis Khan, encourageant les populations des terres conquises à les suivre, tandis qu'ils progressaient vers le sud. Ils donnèrent à tous un objectif commun: l'expansion.

Cela fonctionna pendant un certain temps. Au cours des guerres coloniales qui suivirent, mes aïeux se heurtèrent aux tribus d'Amérique latine, qui remontaient vers le nord depuis la Bolivie et le Brésil, et ils parvinrent à s'approprier une belle portion du territoire s'étendant du Mexique jusqu'aux côtes nord de l'Amérique du Sud. Au bout de quelques années, ils comprirent toutefois qu'ils ne pourraient pas aller plus loin. A l'époque où le traité de 2055 fut ratifié, toutes les armées impliquées étaient à bout de forces. La survie était devenue plus importante que la suprématie.
Nous obtînmes donc les terres qui, plus tard, devinrent les Territoires, et les tribus du Sud acceptèrent de se partager le reste. Mon peuple fut déchiré par des luttes tribales, ainsi que par de petites guerres intestines qui éclatèrent ensuite, et  l'évidence s'imposa: les tribus devaient s'associer.

Les Territoires trouvèrent la paix. Les miens s'installèrent et commencèrent à tout reconstruire, tâche dans laquelle ils excellèrent. Au fil des ans, ils ressuscitèrent des technologies que tout le monde croyait à jamais perdues, comme la production et l'utilisation de biocarburants et d'énergie solaire. Ils établirent des routes commerciales et lancèrent des expéditions vers le nord, dans l'espoir d'y trouver des ressources et des antiquités. Leur société n'en restait pas moins primitive et leur pays n'était toujours pas véritablement unifié. Celui-ci se résumait à un enchevêtrement de petites villes et de villages peuplés d'agriculteurs et d'artisans que l'armée gouvernait et protégeait. La première génération creusa les fondations de cette nouvelle civilisation , puis les dirigeants commencèrent à évoquer la nécessité de constituer un véritable gouvernement et de bâtir une vraie nation.

Et, tandis qu'ils parlaient, la vie suivait son cours dans les villages.
Tout cela ne se fit pas en un jour. La direction que nous prîmes ne fut pas le fruit d'un coup de tête ou d'une folie passagère, mais mon peuple, conservateur par nature, n'avait jamais oublié le passé. Alors que les tribus du Sud imaginaient des mondes parfaits, futuristes et complètement utopiques, ou bien sombraient dans le chaos et la misère, les miens adoptèrent un mode de vie à l'ancienne. Les robes longues redevinrent la norme pour les dames. L'étiquette devint un passe-temps national. La violence et la grossièreté furent sévèrement réprouvées. Chacun était tenu de respecter ses supérieurs et d'être bien conscient de la place qu'il occupait dans la société.

Quelques décennies plus tard, mes ancêtres avaient définitivement arrêté leur choix sur l'époque victorienne comme modèle de politesse, d'ordre et de prospérité. Lorsque le moment fut venu d'entériner notre Constitution et de baptiser notre pays, le peuple se prononça, avec une écrasante majorité, en faveur de "New Victoria". 

Mais pourquoi ce choix? Les savants ont débattu de cette question pendant des dizaines d'années. Ma théorie est que les gens en savaient juste assez de cette époque pour la considérée comme une sorte d'âge d'or. Ils en ont occulté les mauvais côtés. Et c'était exactement ce qu'ils voulaient... ce dont ils avaient besoin. Un nouvel âge d'or. L'histoire sans sa part d'ombre. Même la première guerre de Sécession paraissait empreinte de courtoisie et de raffinement comparée à la seconde.
Après s'être battu si durement et pendant si longtemps, mon peuple voulait avoir le cœur en paix. Il voulait connaitre la quiétude et la stabilité. Il voulait connaitre la beauté.
Alors il décida d'inventer tout cela.
Pendant un certain temps, le calme régna. Le commerce se développa et prospéra. La technologie foisonna et fut mise à la portée de tous. La culture progressa de façon impressionnante. On établit à cette époque des traditions qui sont encore en vigueur à l'heure actuelle.

Et puis les Punks virent le jour.

Au début, ils avaient de nombreux porte-parole, mais pas de nom. En fait, ils refusaient de s'en attribuaient un, obligeant leurs ennemis à s'en charger à leur place. Pour tout dire, je trouve le terme"Punk" assez banal, mais mes aïeux ont estimés que cela convenait.
Le mouvement punk rejetait la nouvelle aristocratie que notre société stricte générait petit à petit. Pour eux, aucun titre ne pouvait rendre un homme supérieur à un autre. Alors que les villes grandissaient, eux désiraient que le pouvoir politique reste dans les petits villages ruraux, entre les mains "du peuple", dont ils estimaient faire partie. Ils fulminaient contre l'usage croissant que notre société faisait des ordinateurs, soutenant que dépendre des "machines pensantes" ne ferait qu'amollir l'intellect de la nation. Ils crachaient sur les biens de consommations produits en masse par nos usines et faisaient l'éloge des artisans indépendants qui travaillaient encore de leurs mains.

Le retour de la technologie holographique fut sans doute la goutte qui fit déborder le vase. L'homme qui deviendrait plus tard leur chef, Jeremiah Reed, la qualifia de "jolie mensonge qui finirait par ôter le "véritable" pain de la bouche des maçons et des bardes".
A leurs yeux, notre société reproduisait les mêmes erreurs que les autres: le clivage entre l'aristocratie et le peuple, la domination des riches sur les pauvres, la course au confort et au luxe superficiel.
Le mouvement se développa. Les Punks se mirent à attaquer les usines, à incendier le domicile de politiciens et à descendre dans les rues. La rébellion atteignit son apogée avec le massacre de Reed. Une centaine de manifestants punks prirent d'assaut une usine de confection de chemises afin d'en détruire tout le système informatique, et l'armée néo-victorienne ouvrir le feu sur eux. Trois jours de conflit civil acharné suivirent cette attaque, et les Punks furent expulsés de nos terres. On les conduisit dans le Sud, pour qu'ils y meurent ou y établissent leur propre civilisation- peu importe ce qui surviendrait en premier.

Cependant, les rebelles ne se laissèrent pas expulser aussi facilement et, de nos jours encore, des combats font rage le long de la zone frontalière. La seule raison qui nous a empêchés de les anéantir est qu'au plus profond de nous nous savons qu'ils sont toujours nos frères. La chair de notre chair. Cela, et aussi le fait que, comme avait l'habitude de dire l'un de nos professeurs:"nous sommes supérieur en nombre, c'est du dix contre un, et cela coûte moins cher de les tuer un par un. Sans compter que notre indulgence de façade nous permet de bénéficier d'une meilleure image auprès des autres tribus.">>
Fin.

Je recopiai mon devoir en toutes lettres et l'envoyai par le réseau sans fil à l'adresse de mon professeur à l'école. J'avais à peine appuyé sur la touche "Envoyer" que l'aiguille des heures du petit icône en forme d'horloge situé dans le coin de l'écran se positionne sur le cinq. J'avais rendu mon travail juste à temps. Satisfaite, je plongeai la main dans la poche de mon manteau de laine noir, pêchai un cookie dans l'emballage de papier sulfurisé qui s'y trouvai t et le fourrai dans ma bouche. "Tout travail mérite salaire." Des valeurs éternelles.
Je me penchai ensuite pour déconnecter l'écran fiacre de son support. Je le posai sur mes genoux et coupai le son, avant de parcourir les diffèrent articles du bouts des doigts. Sachant très bien que Pamela n'apprécierait guère les vidéos qu'ils diffusaient probablement pour illustrer leurs propos, je m'étais abstenue de les visionner tant qu'elle était éveillée. La vue du sang la rendait malade. Certaines chaînes proposaient des programmes d'information spéciaux destinés aux femmes, débarrassait de tout ce qui était jugé "inconvenant", mais TNV1 n'était pas de celles-là.

Comment se faisait-il que je sois au courant de cela?
Mon péché secret, pas mignon du tout et indigne d'une demoiselle, consistait à regarder des documentaires sir les guerres et les reportages des journaux télévisés.
C'était une passion que j'avais partagée avec mon père.
"Des sources militaires nous ont informés que les forces armées punks se sont déployées le long des frontières brésilienne et bolivienne. En dépit de la lourde offensive menée par nos troupes, il semble que leur effectifs ne cessent d'augmenter, ce qui inquiète les analystes. Cela fait suite à l'attaque terroriste perpétrée dans la ville de Shaftesbury, le 15 décembre dernier."

Shaftesbury était un hameau rural victorien situé en Équateur, dont la population se réduisait à deux cents habitants. Pourquoi les Punks avaient-ils attaqué cette ville s'ils étaient déjà aussi avancés dans notre territoire? Pourquoi ne s'en étaient-ils pas pris à une cible plus importante?

La lueur de l'écran tressauta et une carte de lieu de l'échauffourée apparut, suivie par des images vidéo amateurs tremblotantes des affrontements qui avaient eu lieu dans les rues, opposant les Punks et la milice de la ville. Peu importait leur politique, ou la quantité de sang répandu chaque jour à la frontière, une partie de moi ne pouvait pas s"empêcher d'admirer la façon dont les Punks se battaient. Leurs vêtements étaient miteux et rapiécés, leur équipement rudimentaire, mais ces étranges vagabonds du désert se précipitaient dans la bataille en poussant des cris sauvages et n'obéissaient à aucune règle. Ils se cachaient dans les rivières, dans les arbres. Ils semblaient capables de créer des machines de guerre avec absolument n'importe quoi : des chars de combats qui avançaient sur d'énormes jambes en métal, fabriqués à partir de vieux wagons de train rouillés, des bombes bricolées avec des bouts de ferraille enveloppés dans n'importe quelle matière explosive...
C'était fascinant, voire étrangement exaltant. C'était surtout quelque chose auquel une fille n'aurait jamais dû s'intéresser.

C'était ma drogue préférée.

A bien y regarder pourtant, je commençai à me rendre compte que les Punks paraissaient pas suivre de stratégie bien définie. Ils se contentaient d'attaquer, visant tout ce qui bougeait. Ils n'agissaient pas comme des hommes en mission.
Ils étaient complètement enragés.
Choquée, je les regardai combattre au corps à corps avec les Victoriens. En fait, peu d'entre eux semblaient armés. Ils se contentaient de se jeter sur leurs victimes et de les frapper. Je vis même un homme essayer d'en mordre un autre. Les habitants de la ville leur tiraient dessus, provoquant une véritable pluie de balles, mais seules quelques-uns tombaient. Les autres continuaient à se ruer sur la milice.

Le programme passa ensuite à un reportage tourné à la frontière, où les soldats punks lançaient des offensives similaires, se jetant sur nos troupes avec tout ce qui leurs tombait sous la main. Je n'avais jamais vu autant de soldats punks engagé à un combat. Je voyais leurs bombes artisanales exploser non loin de leurs propres lignes, projetant des éclats brulants sur de larges périmètres... Action stupide de leur part, c'était le moins que l'on puisse  dire. Je les savais sauvages, mais c'était avant d'avoir vu ça. Jamais ils ne s"étaient montrés aussi déchaînés.

-Qu'est ce qui vous met tant en colère? murmurai-je à part moi.

Les autres vidéos ne m'apprirent rien de plus. L'opinion générale était apparemment d'avis de leur infliger une correction plus sévère que d'habitude et de les renvoyer chez eux méditer sur leurs actes. La raison qui les poussait à intensifier leurs attaques, ou ce qu'ils espéraient obtenir de telles actions, ne soulevait aucune question.

Je me renfonçai dans mon siège et glissai mon bras derrière la nuque. Bizarre, bizarre. Après un moment d'inactivité, l'écran devint noir et je me retrouvai à contempler mon reflet, à la faible lueur de la lampe électrique fixée au plafond du fiacre.
Je n'aimais pas mon visage et pensais qu'il en serait toujours ainsi. Même si j'allais avoir bientôt dix-sept ans, mes traits étaient si juvéniles que je craignais parfois de ne jamais ressembler à une adulte. J'avais la peau pâle, des yeux bruns en amande et des cheveux noirs, qui me tombaient sur les épaules et formaient d'épaisses boucles naturelles que je m'évertuais à discipliner.
Et, par dessus tout, je détestais que mon visage ne soit pas celui d'une fille qui étudiait l'histoire et la guerre plutôt que la longueur des ourlets, qu'il ne soit pas celui d'une fille qui était première de sa classe de tir, ni celui d'une fille qui savait se défendre toute seule et qui avait perdu presque tout ses protecteurs mais n'en voulait plus d'autres... Une fille qui ne demandait qu'à rester seule pour travailler dur et du mieux qu'elle pouvait.
Seulement voilà, j'avais tout ce que je ne voulais pas.
Tante Gene adorait les miroirs et appréciait cette particularité du Modèle V, qui en possédait beaucoup. Une preuve supplémentaire de sa folie.
Plutôt que de laisser mes pensées s'attarder sur elle, je posai ma tête sur l'épaule de Pamela et m'appliquai à la rejoindre dans le sommeil.

Je rêvai de lui.
Lorsque je rêvais de mon père, je rêvais toujours de ce jour horrible et bruyant, où sa vie avait prie fin... Quand plus rien ne le séparait de la mort, si ce n'était quelques centaines de respirations toujours plus douloureuses. Fait étrange, ses veines marquées lui recouvraient le visage comme une toile d'araignée à ce stade de la maladie, et ses lèvres étaient devenues bleues. Il me repoussait dès que je tentais de m'approcher.
Alors je restais près de lui. Je m'étendais à son côté lorsqu'il dormait, et me cramponnais à ses mains avec obstination quand il parlait. J'aurais voulu le serrer contre moi, mais des collègues ou des médecins étaient toujours présents dans sa chambre de malade, et ma tante insistait pour que nous observions une certaine décence. Horatio Salvez, l'homme qui assistait mon père dans ses recherches et me servait officieusement de tuteur, était la seule personne dont je supportais la présence.
Mon père et moi avions perdu ma mère quand j'avais neuf ans. Il m'avait aidée à surmonter cette épreuve... ma première rencontre avec le chagrin véritable. Il m'avait laissée pleurer, exploser de colère; et même blasphémer avec mes mots d'enfant, gardant le silence tandis que je maudissais Dieu et fracassais mes poupées de porcelaine en un geste désespéré de forcer les objets inanimés, ces représentants du monde extérieur, à partager mes peines.
Il l'avait fait pour moi à l'époque, et c'était à mon tour de l'aider à surmonter cette épreuve-ci. Le silence régnait toujours dans sa chambre de malade. Autrefois, la pièce lui servait de bureau, mais on y avait fait apporter un lit lorsqu'il n'avait plus la force de grimper l'escalier pour aller jusqu'à sa chambre. C'était un espace sombre, masculin, tout y était sculpté, doré et verni. Les gens se déplaçaient à l'intérieur comme des moines évoluant dans un monastère silencieux.
Ce jour-là je m'étais éclipsée de la pièce sur la pointe des pieds pour aller me changer. En revenant, j'étais tombée sur Salvez qui m'avait dit que mon père était à l'article de la mort. Bien sûr, il ne l'avait pas employé ces termes. M.Salvez était un homme maigre et barbu au visage doux qui s'exprimait d'une voix lasse... qui l'était plus que jamais ce jour -là.

-Je crois qu'il ne lui reste que quelques instants à vivre, Miss Dearly.

J'avais couru dans la chambre de mon père en faisant violemment claquer mes pantoufles sur le parquet du couloir. Ses confrères avaient ouvert la porte. Je m'étais précipitée vers son lit aux draps de soie, et avait scruté la pénombre pour trouver son visage. Son teint était si foncé: il n'était qu'une ecchymose violette. L'amour que je lui portais dut lutter contre le sentiment humain d'horreur qui s'empara de moi à cette vue.

-Papa?

Lorsqu'il ouvrit ses yeux jaunis, les miens s'emplirent de larmes. Je me penchai pour déposer un baiser sur sa joue. Il tenta mollement de me repousser.

-Je vous en prie, ne faites pas ça, murmurai-je, incapable de contenir mon chagrin plus longtemps.

Depuis qu'il était rentré de sa dernière tournée dans le Sud avec cette maladie rare, j'avais essayé de toute mes forces de ne pas le déranger avec mes pleurs. J'avais essayé autant que possible d'être courageuse, mais je n'avais plus la volonté de lutter.

- Arrêtez. Cessez de me rejeter. Vous avez dit vous même que ce n'était pas contagieux... Et si c'était le cas, ce serais le cadet de mes soucis. Je vous aime... Je vous aime.

Je l'embrassai de nouveau et, cette fois, il se laissa faire. Au bout d'un moment, il me prit dans ses bras truffés de tuyaux de toutes sortes, malgré l'état de faiblesse dans lequel il se trouvait.

- Je vous aime aussi, Nono, répondit-il d'une voix râpeuse.

Sans y prendre garde, j'éclatai d'un rire dont mes sanglots déformèrent le son. Il était le seul à m'appeler Nono. Enfant, mon premier mot avait été "No". Ma mère avait cru que j'essayais de prononcer mon nom. Seul mon père avait compris que je m'évertuais à dire "non", entamant ainsi une longue carrière de tête de mule.

Le silence s'installa entre nous pendant quelques instant. Sa main pesait lourdement sur mon dos, meurtrissant ma joue sous la pression des boutons de sa chemise de nuit qui s'enfonçaient dans la chair... Mais c'était une douleur que j'étais heureuse de ressentir, car elle me disait que mon père était toujours de ce monde.
-Nora, dit-il. Je dois vous parler de quelque chose.
-Et moi j'ai des milliers de chose à vous dire.

Il me poussa à me redresser et à m'asseoir.
-Non, mon enfant. Vous devez comprendre... Vous avez quelque chose d'exceptionnel. (Il glissa une main tremblante dans mes cheveux.) Mon corps...
Avant qu'il ait pu achever, l'agonie commença. J'assistai à la scène.
Il mourut dans la souffrance, son corps se contorsionnant comme s'il tentait de se libérer des chaînes de la mort qui se refermaient sur lui. Il ouvrit grand la bouche et essaya de prononcer ses derniers mots en haletant, mais les seuls sons qui s'échappèrent de ses lèvres n'avaient aucun sens, et je savais qu'il était inutile d'essayer de les comprendre. Je pleurai comme jamais encore je ne l'avais fait, et ne m'arrêtai que lorsque mes poumons furent aussi meurtris que sa peau.

Une fois que mon père eut expiré, ses collègues ne me laissèrent me recueillir sur sa dépouille qu'un court instant avant d'essayer de me mettre à la porte. Quand je compris qu'ils voulaient me faire quitter la pièce, je me métamorphoser en fauve. Je me débattis dans tout les sens pour échapper à leurs bras, hurlai pour gagner ne serait-ce qu'une minute, une seconde de plus avec mon père, mais ils refusèrent de me l'accorder. En dépit de la résistance opiniâtre que j'opposais, ils semblaient être mus par un sentiment d'urgence plus acharné encore. Je fus littéralement traînée de force hors de la chambre par ses médecins
La nuit même, ils emportèrent son corps chez l'entrepreneur des pompes funèbres, en attendant l'enterrement. Lorsque j'essayai de suivre la dépouille par la porte principal, Salvez me serra dans ses bras et me retint sur le seuil. J'étais trop affaiblie par le chagrin pour me révolter.

Tante Gene, toujours aussi brusque, entama le deuil de mon père tout en négociant avec le fleuriste, le prêtre et le maçon qui viendrait graver la date du décès sur la pierre tombale. Jamais je ne la vis verser la moindre larme. Je savais qu'elle avait réagi de la même façon lors du décès de son frère, mais je ne pouvais pas m'empêcher de la trouver insensible. Aujourd'hui encore, je ne lui pardonnais pas cette attitude.
Quant à moi, je me retranchai  dans ma chambre, où je me cachai dans l'énorme maison de poupée qui avait été ma tanière dans mon enfance, blottie au milieu des animaux en peluches et autres jouets. J'ignore combien de temps je passai là, mais j'y restai jusqu'à ce que je parvienne à faire remonter un souvenir de mon père diffèrent de celui de spectacle terrifiant  de sa mort.
Il le fallait.
Ce fut l'évocation des histoires qu'il me racontait qui m'y aida
Mon père avait été un conteur hors pair. Dits par lui, les poèmes des anciens étaient si magnifiques et si vivants. Il en allait de même lorsqu'il narrait les récits poignants des Premiers Victoriens ou les épopées des dieux ancestraux... J'adorais surtout les histoires de guerre et d'héroïsme. Elles avaient alimenté mes jeux d'enfant et j'avais espéré pouvoir les vivres moi-même un jour.

Les jours qui suivirent, je ne mangeai en compagnie de ces souvenirs, je m'habillai avec eux, j'assistai à l'enterrement avec eux . Je repensai à toutes ces fois où il avait comblé mon imagination d'enfant, me laissant la possibilité de devenir une fée l'espace d'une journée, ou une sirène, ou un soldat. Bien sûr, les femmes n'étaient pas autorisées à s'engager dans l'armée, mais mon père m'avait raconté les aventures de jeunes femmes qui se rasaient la tête et se bandaient la poitrine pour se faire enrôler sous le nom de John ou de James. Quand je jouais à la guerre avec mes peluches, il me disait en plaisantant qu'il me ferait entrer dans l'armée clandestinement. Il m'organisait des entraînement dans la cour, à l'arrière de notre première maison, et m'avait donné mes premières leçon de tir. A moi qui étais toute menue et aussi différente d'un soldat qu'une fille peut l'être.

Quelle importance à présent.
On fit des funéraille du docteur Victor Dearly une véritable affaire d'État.
Mon père était un héros, décoré et très estimé. Il avait entamé sa  carrière dans l'armée en tant que chirurgien et expert des maladies infectieuses bien avant ma naissance mais, lorsque j'eus atteint l'âge de neuf ans, sa réputation de bravoure était déjà bien établie. Je connaissais l'histoire par cœur. Au cours d'une tournée qu'il effectuait pour remonter le moral des troupes, le Premier ministre de l'époque, lord Harvey Ayles, était venu inspecter l'unité en compagnie de laquelle mon père voyageait, et les Punk les avaient attaqués. Au péril de sa propre vie, mon père c'est s'était directement jeté dans la mêlée pour protégé le Premier ministre, lui offrant un rempart de son corps et prenant cinq balles dans la manœuvre.
Ils avaient tout les deux survécu à cette attaque. Mon père s'était vu offrir un poste au cabinet du Premier ministre ainsi que la fonction de ministre de la Santé. Il avait refusé les deux propositions, préférant prendre la tête du Service de santé des armées. Ma mère lui en avait beaucoup voulu. Tout le monde avait été disposé à lui offrir une place parmi l'élite et il l'avait rejetée. Que Dieu la bénisse!

Comme elle n'était plus de ce monde, ce fut à moi de jeter la première poignée de terre dans la fosse. Lord Ayles en personne se tenait à mon côté lorsque je m'acquittai de cette tâche. Autrefois, c'était un bel homme plein de vie, mais le temps et la maladie avaient fait de lui un ermite respecté. L'instance dont il avait fait preuve pour assister aux funérailles me montrait, ainsi qu'à tout le monde, qu'il avait toujours tenu mon père en grande estime. Il était venu dans une chaise roulante, entouré de gardes du corps. Emmitouflé dans un châle, il portait des verres teintés et un chapeau à bord tombants dissimulait son visage.
Lord Ayles m'appela "miss Nora" et me dit que mon père était le meilleur des hommes.

Le maçon n'avait pas encore eu le temps de graver la date du décès sur la pierre.
Sans que je sache pourquoi, alors même que ma poignée de terre frappait le cercueil, ce détail me réconforta.

-Miss Dearly?

Je me réveilla en sursaut lorsque la voix d'Alencar retentit dans l'interphone. Il frappa à la vitre qui séparait l'habitacle en deux, avant de l'abaisser. A côté de moi, Pamela remua.

-Miss Dearly, il y a un problème.

Les fenêtres redevinrent transparentes et je jetai un coup d'œil à travers celle qui se trouvait à ma droite. Nous étions à l'arrêt dans une file de fiacres, au milieu de la zone déserte et vallonnée située entre le quartier résidentiel et l'extrémité ouest de la ville de New London. A bonne distance devant nous se trouvait l'entrée d'Elysian Fields, un porche en marbre creusé dans le versant d'une petite colline. La route qui y menait était encombrée de véhicules.

-Que se passe-t-il? demandai-je.

-C'est sans doute à cause de l'inondation dont ils ont parlé aux infos, répondit Pamela d'une voix encore ensommeillée.

-Ils ne laissent entrer aucun véhicule, dit Alencar en tambourinant vivement des doigts sur son téléphone portable, sobre et de couleur noire. Seuls les piétons peuvent passer. Ils essaient de sauver autant de matériel que possible du niveau inférieur. Il semblerait que le deuxième niveau soit devenu notre nouvelle piscine publique.

Je me penchai en avant et passait la tête dans le compartiment d'Alencar.

-Laissez-moi descendre ici et ramenez miss Roe chez elle. Il n'y en a que pour quelques minutes à pied. Je serai à la maison avant votre retour.

-Nora! Sans être escortée? Et avec la nuit qui tombe? protesta Pamela.

Je réprimai mon envie de lever les yeux au ciel, mais il fallut qu'Alencar s'en mêle et lui donne raison.

-Non, miss Dearly. Je ne peux pas vous laisser rentrer à pied toute seule!

-Monsieur Alencar, Pamela chérie... je rentre à pied à la maison. Que pourrait-il bien m'arriver, je vous le demande? En plus, tante Gene m'attend. Je suis en retard.

Pam commença à ouvrir la bouche. Je m'en aperçus dans le rétroviseur, extirpai ma tête du compartiment d'Alencar et appuyai sur le bouton refermant la paroi qui nous séparait du chauffeur.

-Accordez-nous un instant, voulez-vous?

-Nora, je n'ai pas envie de m'inquiéter à ton sujet, dit Pam. Nous n'avons qu'à procéder dans l'autre sens. Allons chez moi d'abord, et tu reviendras ici en fiacre dans quelques heures.

Je pris une grande inspiration dés que  la vitre fut remontée. 

-Pamela, il faut vraiment que tu cesses de te faire du souci pour moi.

Elle avança la main et la posa sur la mienne.

-Tu sais mieux que quiconque que le simple fait de me dire de ne pas m'inquiéter suffit à me rendre encore plus folle d'inquiétude.

Je me tournai et lui passai un bras autour des épaules. Sans perdre de temps, elle me serra dans ses bras.

-Rentre chez toi, va retrouver ta famille. Tu diras bonjour à ton père de ma part. On se voit demain, d'accord?

Je me dégageai gentiment de son étreinte et la regardai droit dans les yeux.

-D'accord?

Il lui fallait un moment, mais je sus que tout allait bien lorsqu'elle me lâcha pour capturer une de mes boucles et titrer affectueusement dessus. Une manière de nous saluer qui remontait à notre enfance.

-D'accord.

Je frappai la cloison et avertis Alencar que je descendais. Sa portière s'ouvrit peu après la mienne. Des Klaxon et autres coups d'avertisseurs perçants retentissaient de toutes parts.

-Êtes-vous sûre que ce soit une bonne idée, miss?

J'enfilai mes gants. Il me fallut un temps d'ajustement pour que mes yeux s'accoutument aux phares aveuglants.

-Absolument. J'avais envie de me dégourdir les jambes, de toute façon.

Je me retournai et fis signe des deux mains à Pamela qui me regardait d'un air pensif par la portière ouverte.

-Bonne soirée, Pamma!
-Bonne soirée, répondit-elle doucement.

Je me retournai avant qu'Alencar ait eu le temps de m'arrêter et me mis en marche, traversant d'un pas rapide le petit pont qui menait à l'entrée du tunnel. L'agent de police en poste à l'entrée passa mon poignet au lecteur optique. Il hocha la tête lorsque l'ordinateur me reconnu comme résidente et je remis mon gant.

-Bienvenue chez vous, miss Dearly.





Continue Reading

You'll Also Like

286K 21.2K 47
Quand les sénégalais font de la polygamie , une affaire banale , j'en fait de lui mon pire ennemi .
82.3K 3.9K 57
Fanfiction umbrella academy. J'avais 12 ans quand je l'ai écrit, soyez indulgents. Je la laisse sur wattpad par valeur sentimentale ;) Je n'ai pas de...
ELIT By Illana Cantin

Science Fiction

522K 44.1K 23
2102. Pour de mystérieuses raisons, l'ONU décide de lancer un programme pilote nommé ELIT approuvé par une trentaine de pays. Le concept est simple...
320K 26.1K 61
Il y a plus de deux mille ans, un petit nombre d'hommes et de femmes parmi les plus intelligents, riches et puissants de la planète tirèrent leur rév...