— Sir, vous avez en votre possession des feuilles bien dangereuses. Les écrits du Caché ne sont pas aussi anodins que ceux des humains, une « simple » page peut renfermer une magie antique qui explose à la moindre manipulation, mit en garde Shade.
Carthew n'avait pas pu se résoudre à garder plus longtemps secret les fameux parchemins vis-à-vis de son complice. Le nanti lui avait expliqué la mésaventure de la veille et le constat de ce matin. Émerveillé, le maraud était resté longtemps à observer les arcs de cercle dans leur mouvement concentrique au point que William avait les yeux secs de les tenir ouverts.
Quand Shade se décida à reculer, il reprit la discussion d'un ton étonné :
— Vous avez donc croisé une créature surnaturelle au salon de thé ? Merveilleux ! Vous possédez la faculté de discerner le Caché.
Le visage habituellement aussi austère qu'une tombe arborait un sentiment bien trop joyeux au gout du baronnet. L'impassible homme de main laissait bien trop trainer ses émotions, ce constat donna un parfum d'amertume à la salive que déglutit Carthew.
— Certes, je le peux, mais là n'est point le souci en ce moment. Comment faire pour le musser aux yeux des autres humains ?
Le regard étrange d'Alfred lui avait suffi à se rendre compte qu'il devait le cacher aux autres, dans l'impasse, le nanti avait fait appel à la seule personne susceptible de l'aider.
— À chaque problème, une solution ! Ne vous rongez pas les sangs, le réconforta le roturier. Pour le moment, évitez toutes sorties, prétextez que vous êtes souffrant.
Les mâchoires crispées, Carthew dut ravaler difficilement la réplique cinglante qu'il s'apprêtait à rétorquer. Ce n'était pas le moment de se mettre à dos Shade. Se terrer de nouveau dans les murs de sa demeure, l'idée lui était insupportable, il avait bien trop longtemps lutter pour reprendre une place digne de son rang dans la société mondaine. La réalité lui sautait aux yeux, il n'avait pas le choix et ce point si évident qu'avait exposé le maraud lui provoquait une colère noire.
Le baronnet se détourna de son bureau pour faire quelques enjambées dans la pièce. Il avait un besoin d'évacuer toutes ses tensions avant de reprendre une discussion posée avec son acolyte. Shade semblait l'ignorer, mais de temps en temps, un petit coup d'œil confirmait qu'il entrevoyait la tornade interne du noble.
Quand Carthew revint à ses côtés, l'homme de main se redressa des feuilles pour braquer son regard dans celui anormal du nanti.
— Changeons de sujet pour le moment... Il va vous redonner le sourire, dit Shade.
Il sortit de sa sacoche en cuir usé une pierre sombre et la déposa sur le bois du secrétaire. Circonspect, William détailla l'objet de loin. Lisse, en forme d'œuf à base plate, il ne possédait aucune ouverture visible. D'une main prudente, il l'agrippa et le retourna sous toutes ses coutures ; lourd, d'un noir profond, seul un motif frivole au trait argenté se situa sous le socle. Le baronnet avait imaginé une trouvaille bien plus explicite. Il la reposa, ennuyé, sur sa table d'étude, il prendrait du temps plus tard pour l'examiner plus minutieusement.
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Shade avait quitté le noble comme un courant d'air, depuis lors, Carthew s'était attablé à son bureau et écrivait plusieurs missives où il s'excusait platement de ne pouvoir assister aux rassemblements prévus les jours suivants. Les lettres s'accumulaient et la main du nanti traçait machinalement les mots de justification. Il n'avait pas cherché dans l'original, il prétexta une souffrance imaginaire qui le laissait dans l'incapacité de se présenter aux réceptions et autres mondanités.
Quand il arriva à la dernière, il resta longtemps face à la feuille blanche ; elle était pour le vicomte Elder. William devait peser ses mots avec exactitude, le moindre soupçon de la part de Victor lui serait fatal. Il trempa le bout de sa plume métallique dans l'encrier, puis il se lança à l'assaut du parchemin.
Il raya pour la troisième fois, insatisfait du résultat de la missive. Il s'adossa à sa chaise, pencha la tête en arrière, les poutres de son plafond ne l'inspira pas pour autant. Désespéré, il ferma les yeux, ôta les lunettes d'appoint et se pinça l'arête du nez. Il était dans l'impasse de cette lettre, forcer ne servait strictement à rien, il le savait, mais ne pouvait s'empêcher. S'il ne l'achevait pas aujourd'hui, il n'aurait plus le courage de la remettre à plus tard.
La lumière du bas soleil automnal rasa dans le bureau de Carthew. Ses rayons ardents colorèrent l'environnement d'étude de sa rougeoyante clarté tandis que l'ombre du baronnet s'étirait au centre. Perdu dans ses pensées, longtemps, William observa le déclinement de la journée.
Un coup discret à sa porte brisa la bulle qu'il s'était fabriqué, coupé du monde extérieur. Les derniers rayons se cachèrent derrière le toit d'une maison, la pénombre grignotait peu à peu le bureau. Le battant s'ouvrit et la tête dégarnie d'Alfred dépassa du bayement, inquiet de ne percevoir aucun mouvement dans la pièce.
— Messire, le repas va être servi dans un quart d'heure.
Carthew opina du chef et le majordome disparut. Le nanti se leva pour se poser devant sa fenêtre où le ciel se teintait d'un brasier orange et rouge flamboyant. Qu'allait-il pouvoir bien faire de tout ce temps à sa disposition ? Cette question taraudait depuis des heures dans l'esprit de William, il n'y avait trouvé aucune réponse satisfaisante. Chaque solution émise l'obligeait à une sortie pour s'acquérir de distractions. Impossible à Alfred de faire les emplettes de son maitre, celui-ci était déjà fort indécis.
Les pas résonnants contre le bois du couloir n'annonçaient qu'une seule chose : le repas était servi. Avant que son serviteur ne frappe à la porte, Carthew l'ouvrit et s'avança dans sa demeure pour sustenter ce corps qui n'avait plus de motivation intellectuelle.
Après un repas peu copieux dû à un faible appétit, le baronnet revint dans son bureau pour s'affaler dans son siège en cuir brun. La pénombre plongeait la salle dans une nuit éclairée que par la flamme d'une bougie solitaire. Les essais de missive pour Victor Elder trainaient sur le bois du secrétaire et leur vue démoralisait encore plus le noble. Résolu à ne pouvoir l'écrire aujourd'hui, il rangea son bureau méticuleusement, chaque objet à sa place. Ce nettoyage apaisa quelque peu Carthew qui se rassit plus serein avant de faire un bond sur ses pieds.
Il n'avait aucune envie de se coucher aussi tôt et la seule chose que son esprit était encore coopératif de s'affranchir se trouvait dans un des tiroirs du meuble proche de son bureau. Précieusement, William sortit l'œuf noiraud pour le déposer délicatement sur le plan de travail du secrétaire.
Contemplatif, le nanti l'observa sous toutes ses faces. Aucune irrégularité n'était présente, la surface polie n'agrippait à nul endroit la peau de ses doigts. On lui avait confessé des secrets relatifs au trésor que gardait en son cœur cette œuf couleur suie. Comment pouvait-il en attester s'il n'arrivait pas à comprendre le mécanisme pour l'ouvrir ?
Frustré, il se prit d'admiration pour le symbole argenté situé sous le socle : deux courbes sinuées autour d'un mini-cercle, accompagnées en bas par trois traits courbés et un point en reliait deux. Les sourcils froncés, il se rappela vaguement d'avoir déjà été confronté à un motif identique. Il fit quelques pas dans la pièce, un doigt tapotant son menton, les yeux dans le vide, reflet de ses pensées vagabondes. Il attrapa de la paperasse sur le sujet épineux du Caché et commença à consulter chaque feuille.
Sur une page, un symbole à l'encre noir faisait écho au premier. Carthew se plongea dans une lecture minutieuse du texte explicatif qui provoqua une sueur froide au nanti. Le blason de la Compagnie de la Rose Noire n'était pas une signature à prendre à la légère. Un constat glacial s'offrit à l'esprit du Sir : tout laissait présager que c'était la même Compagnie qui le menaçait de sa lame si son existence se chuchoterait à l'oreille d'un Chevalier de celle-ci.
William ne put réprimer le long frisson qui parcourut tout son échine avant de se répandre dans son corps entier.
Gardienne du secret de l'existence du Merveilleux, la Compagnie avait la réputation de maintenir la paix entre les deux mondes d'une main de fer. Les quelques lignes décrivant ses interventions spectaculairement sanglantes confrontèrent Carthew à l'apparition d'une menace à ne pas sous-estimer.
Le noble jura, pesta et maudit son impatience et sa curiosité maladive. Il s'était mis à dos un ennemi des plus redoutables que le Monde Caché gardait sous ses voiles invisibles. Prudence était mère de sûreté, se rappela le nanti. Baliverne ! Il avait écarté d'un revers, aussi facilement qu'avec une mouche, un des principes que sa feu mère avait désespérément essayé de lui inculquer dans sa jeunesse.
La dissimulation de ses yeux prirent une tournure encore plus urgente au goût de Carthew. Si les humains pouvaient apercevoir ses prunelles anormales aussi facilement, il ne donnait pas cher de sa peau si un surnaturel comprenait leur origine.
Un grincement dans le couloir résonna comme un signe d'alerte au creux des oreilles bourdonnantes du baronnet. Figé, il écouta attentivement les pas que son imagination pensait entendre. Il fixa intensément de ses yeux taupe la poignée de la porte, guetta une éventuelle arrivée non attendue. Un hululement perfide le fit sursauter à en tomber de son siège. Le nanti porta une main à son cœur qui s'emballa frénétiquement, puis la tension de son corps se relâcha peu à peu. Cette histoire de Compagnie allait le rendre fou et suspicieux à tous bruits.
Quand son tambour interne reprit sa mélodieuse chanson, Carthew reporta de nouveau son attention sur l'œuf. La présence d'aucune serrure, aucune rainure, aucun gong ou autre mécanisme interloqua le noble. Les ouï-dire et messes basses qu'il avait intercepté sur le quelconque trésor prenait un goût amer de mensonge. La peau polie de la pierre le narguait avec dédain qui le faisait bouillir d'impatience.
La moutarde lui montait au nez, William désirait une distraction à la hauteur de sa patience forcée. Il avait tant espéré la trouver dans le mystère que protégeait en son sein l'objet couleur suie, tellement qu'il y avait mis tout son espoir dans son malheur. Le temps s'écoulait et aucune solution ne se dessinait dans l'esprit furibond du noble. En désespoir de cause, il se leva pour effectuer quelques pas dans sa salle d'étude, geste inconscient qui trahissait toujours son trouble interne.
La flamme solitaire de la bougie posée sur son bureau chancela dans un ultime effort de rémission avant de s'éteindre, en libérant un filet de fumée opaque à la clarté lunaire. La nuit s'invita dans la pièce, elle accentua les traits tirés de Carthew qui fixait intensément l'œuf qui trônait sur la boiserie du bureau.
Au rayon de lune qui le caressait, l'œuf se réveilla de son profond sommeil. Une faible lueur verdâtre embaumait sa surface lisse épurée de toute anomalie. Animée, l'aurore boréale se promenait dans le firmament obscur par de lents mouvements voilés. Admiratif, William se rapprocha à pas prudents, une certitude au bout des lèvres : cet objet n'était pas falsifié, il appartenait bien au Monde Caché.
Le noble resta longtemps, debout, face à son bureau, à observer la marée verte qui se propageait sur la pierre. Le corps figé, les pensées partagées entre torrent et planitude, il se décida de ranger son trésor dans un lieu secret. Ensuite, le nanti partit dans les méandres de sa demeure pour rejoindre son lit froid d'une attente. Carthew, un sourire béat sur les lèvres, oublia ses craintes face à la Compagnie et l'envie d'exécuter quelques petits pas sautillants dans le couloir lui prit avant de se raviser dû à son rang distingué.
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