LA FAUTE DE MARTHE

By user53112128

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Pendant la seconde guerre mondiale, Marthe, déjà mère de quatre enfants voit son mari Jules, Résistant, part... More

La faute de Marthe

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                                      LA FAUTE DE MARTHE

Je fais partie d'une famille nombreuse unie. C'est ainsi que je me suis souvent présentée.

À présent je pense qu'unie, elle l'était, du moins jusqu'à une certaine période. Unie autour d'un lourd secret ou malgré un lourd secret dont je ne savais exactement qui détenait la clé ou du moins l'une des clés.

Et c'est là que résidait certainement le plus gros de ce secret: qui savait? J'ai mis des décennies à l'apprendre.

Toute ma vie, j'avais oeuvré pour que ma mère ne sache rien. Oeuvré, le mot n'est pas trop fort. Or, elle savait! Je ne l'ai appris qu'après sa mort. Cette révélation fut un choc pour moi. Je me rends désormais compte du ridicule de la situation.

Marthe, ma mère a été mariée deux fois. De mon père Jules, elle a eu quatre enfants: Ginette, Jules, Michel et moi. De son second mariage avec André, sont nés Danielle, Bernard, Thérèse, Magaly, Marie-Pierre et Colette.

J'ai longtemps pensé que ma mère méritait la médaille des familles françaises pour s'être ainsi occupée de tant d'enfants. Il faut que j'ajoute qu'elle a aussi élevé Martine et Christian, deux enfants de Ginette. Cette médaille, j'ai été très en colère qu'on ne la lui accorde pas, malgré plusieurs demandes.

Aujourd'hui, je cherche à sauver ce qui peut l'être d'une vie de mensonges, d'un amas de décombres né de la seconde guerre mondiale, je cherche à comprendre ce qui s'est passé. Comment ma mère a-t-elle pu être au courant et ne pas réagir?

Ma révolte a eu lieu en deux phases. La première a débuté à l'enterrement de ma mère.

Je vais avoir 77 ans, il est grand temps pour moi de raconter mon histoire, avant de perdre la mémoire comme ma mère.

L'ENTERREMENT DE MARTHE

Partie enterrer ma mère dans le Nord, en avril 2002, il a suffi d'une phrase entendue lorsque je descendais l'escalier de la maison de Marie-Pierre, l'une de mes soeurs, qui m'hébergeait, pour que la nuit suivante j'écrive une lettre. Lettre que j'ai remise à Magaly avant de reprendre le train pour rentrer chez moi. Ce fut le début de ma première révolte.

Nous habitions à ce moment, mes soeurs, Ginette, Nanou et moi dans le Vaucluse, comme aujourd'hui encore.

Maman est décédée à Hem où j'ai vécu toute ma jeunesse. Je ne sais plus qui nous a prévenues, une voisine sans doute. On nous a dit qu'elle était morte à l'hôpital. Elle avait 87 ans.

Depuis dix ans déjà, elle était coupée de ce monde, maladie d'Alzheimer, sénilité, démence? Ou était-ce volontaire après tout ce qu'elle avait vécu? Toujours est-il que plus aucune communication n'était possible avec elle.

Mon mari René et moi habitions depuis 1984 dans le Vaucluse et nous remontions tous les ans pour voir la famille avant de rallier notre ville de cure thermale. Nous faisions bien volontiers un détour afin de rendre visite à tous ceux que nous avions l'impression d'avoir abandonnés pour aller chercher le soleil.

Maman et André avaient emménagé depuis quelques années dans un béguinage, un ensemble de petites maisons de plain-pied réservées aux personnes âgées. C'était un projet bien conçu, entouré de verdure. Maman avait vendu sa maison à Thérèse qui ensuite l'avait revendue à Marie-Pierre. Cette belle maison traditionnelle en briques rouges était située rue du Calvaire, au 48, comme on disait.

En voyant René, parfois un éclair de lucidité traversait l'esprit de ma mère, elle souriait. J'ai voulu croire qu'elle le reconnaissait.

Elle était toujours obèse, mais de moins en moins, année après année.

Elle a même fini par devenir maigre. Elle était toujours installée dans son fauteuil, immuable. Je ne sais pas combien d'années elle a pu passer ainsi assise dans ce fauteuil. C'est l'image d'elle qui me restera.

Sur la fin, dès que quelqu'un lui rendait visite, elle réclamait une promenade, elle voulait faire le tour du quartier, mais elle n'a jamais voulu qu'André, son mari, l'accompagne.

C'est Marie, ma plus jeune soeur qui l'a soignée pendant de longues années. Elle était à la retraite, après une carrière à l'hôpital de Roubaix et avait toujours prévu de s'occuper de ses parents. Bien sûr, elle était payée, mais il n'en reste pas moins qu'elle était très dévouée. Le problème c'est qu'elle délaissait son mari pour s'occuper de ses parents. Il lui reprochait de ne plus pouvoir partir en vacances à cause de cette charge.

Ginette fut interdite d'enterrement- Marie-Pierre avait prévu de la jeter hors de l'église si elle pointait son nez-, je n'ai pas réagi. Est-ce que je me suis demandé pourquoi, ai-je demandé pourquoi? Je n'en ai plus aucun souvenir. Ginette n'a pas protesté.

Je suis arrivée en TGV à Lille accompagnée de Nanou, la veille de l'enterrement de notre mère. Marie-Pierre est venue nous chercher à la gare.

Nous arrivons au domino. D'un coup, je ne me sens plus chez moi. Désormais, nous sommes chez Eux. C'est l'impression que j'ai eue, ils avaient pris possession des lieux. En fait, en y repensant, c'est plus l'absence de ma mère qui m'a donné cette impression, à moins que quelque chose dans leur comportement ne m'ait choqué.

Bizarrement, je ne me souviens plus de la présence d'André. Il devait être là pourtant. Peut-être pas à mon arrivée, mais je l'ai forcément vu et forcément, je l'ai embrassé, comme si de rien n'était, comme je l'avais toujours fait. Je n'étais pas venue faire un esclandre, j'étais venue enterrer ma mère.

Rapidement, Magaly et Marie-Pierre s'installent à la table de la salle à manger et commencent le partage des affaires personnelles de Marthe. Chacun devait recevoir un objet souvenir. J'ai hérité d'une chaîne en or que ma mère aimait beaucoup. Je la revois assise dans son fauteuil, lorsqu'elle avait encore toute sa tête, passer son index entre son cou et sa chaîne. Elle me disait: « C'est un cadeau de Bernard et de Sabine, je crois que c'est de l'or ». Le fauteuil est désormais vide, près de la fenêtre et le fantôme de ma mère semble planer. J'ai du mal à en détacher le regard.

J'ai aussi hérité de son sac à main, un joli petit sac en cuir noir. A l'intérieur, un porte-carte et un foulard, celui-là même qu'elle nouait toujours autour de son cou lors de ses rares sorties. Dans le porte-carte, un objet précieux pour moi: le permis de conduire de mon père ou plutôt la moitié de son permis de conduire. L'autre moitié est restée en possession de mon père au moment de son arrestation par la Gestapo.

Le petit sac contient aussi sa carte de Résistant et une photocopie de l'acte d'attribution de sa légion d'honneur, plus quelques lettres et documents. Ce sac, c'est pour moi un coffre au trésor, il renferme tous les papiers concernant mon père, et étrangement, rien qui concerne André, le deuxième mari de Marthe. Le foulard, je l'ai glissé plus tard dans le cercueil de mon frère Jules lorsqu'il est décédé, peu de temps après maman; Jules, son petit Julot, c'était son préféré.

Pour Nanou, sont prévus les cuivres qu'elle et Jacques, son mari, avait offerts à Marthe. Puis la discussion a glissé, disons naturellement, sur la part d'héritage de notre mère que Nous pouvions réclamer.

Dans ce récit, il y aura Nous (N), les enfants nés du premier mariage et Eux(E), ceux du deuxième mariage.

Magaly et Marie-Pierre jugeaient qu'André s'était bien occupé de Nous et qu'il méritait donc de garder l'argent. Parler d'argent, alors que ma mère était à peine froide, j'ai laissé dire, sidérée. Nanou, elle, semble d'accord, elle acquiesce de la tête. L'héritage, c'est beaucoup dire, plutôt ce qu'il reste de l'argent que ma mère et son mari avaient accumulé, une peau de chagrin, un livret de caisse d'épargne. Magaly a des arguments: André s'est tellement bien occupé de Vous, elle insiste! Je ne dis rien.

Nanou et moi sommes hébergées par Marie-Pierre à Forest sur Marque, un village voisin d'Hem. Nous avons chacune notre chambre.

Le lendemain matin, jour de l'enterrement, je descends l'escalier et je surprends une conversation entre mes trois soeurs, Magaly nous avait rejointes. Elles discutent de Ginette. Il est question d'une paire de chaussures rouges. Je tends l'oreille. C'était bien de sa faute tout ce qui était arrivé, elle était si fière de montrer à sa mère les chaussures rouges qu'André lui avait offertes!

Ne rien dire, pour éviter de faire un esclandre, mais je bous intérieurement. Je retiens ma rage. Qui leur a raconté cette histoire de chaussures rouges?

Avant l'incinération, je m'agenouille devant le cercueil de ma mère et je lui demande pardon, je dis ensuite à Magaly: j'ai demandé pardon à maman. Elle réagit violemment: pardon de quoi? Je lis la suspicion dans son regard. J'ai l'impression d'être face à un peloton d'exécution, je précise: pardon de l'avoir abandonnée pour aller vivre dans le Vaucluse. Quoi d'autre?

La remarque sur Ginette et ses fameuses chaussures rouges, la proposition de laisser l'argent à André, c'en était trop.

Dans la nuit j'ai écrit une lettre dont je n'ai pas conservé la trace. Je me souviens avoir expliqué pourquoi j'allais accepter la part d'héritage de ma mère. A ce moment-là, j'ai révélé les sévices qu'André nous avait fait subir à Ginette et à moi, en y mettant les formes. Ne pas choquer! Enfin peut-on réellement mettre les formes lorsque l'on annonce ce genre de chose? Forcément, elles ont dû être choquées. Mais j'avoue que je ne me suis pas vraiment posé la question.

Rentrée dans le Sud, naïvement, j'ai attendu un coup de téléphone, une réaction de leur part. Des excuses au nom de leur père, c'était trop leur demander?

Mais rien de tout cela n'est venu, bien au contraire, je n'ai eu que des échos négatifs de ce qu'elles avaient pensé de cette lettre. Marie a parlé de trahison parce qu'elle m'avait accueillie chez elle et que moi, je n'avais rien trouvé de mieux à faire que de lui écrire cette lettre accusant son père.

Commet me sont parvenus ces échos? Je ne m'en souviens plus. Magali et Marie-Pierre étaient en colère et elles ne voulaient plus me parler, ça se résume à ça dans ma mémoire.

Devant ce mutisme, ma rage, le mot n'est pas trop fort, a été décuplée et j'ai décidé de leur écrire une seconde lettre. En la relisant maintenant, avec le recul, j'imagine le choc qu'elles ont dû ressentir. Je sais être cinglante quand je le veux, surtout par écrit. Par écrit, on peut être beaucoup plus féroce que face à face, rien ne vous arrête, personne pour vous dire « stop, j'en ai assez entendu » ou se mettre à pleurer.

Cette lettre, j'avoue donc que je m'en suis servie comme d'un défouloir; j'avais tant attendu une réponse suite à la première que j'ai mis les bouchées doubles.

Je n'ai pas plus reçu de réponse.

J'ai su indirectement que Marie avait été offusquée, qu'elle et Magaly réfléchissaient à la possibilité de porter plainte contre moi, mais je m'en moquais, ou plutôt, je n'attendais que ça pour tout déballer sur la place publique.

Pourtant, j'avais toujours voulu enterrer tout cela au fond de moi et ce pour plusieurs raisons: par orgueil sans doute, et par pudeur aussi e surtout pour préserver ma mère. Je voulais construire une famille. Je pense avoir réussi. Je voulais être aimée, respectée, être considérée comme quelqu'un de bien. J'ai deux filles adorables, qui ont une belle situation, sont bien mariées, et deux petites-filles.

« Belle situation », voilà mon leitmotiv! Ce qui m'a tuée et paradoxalement en même temps permis d'avancer. La contradiction est de taille, mais c'est ce qui résume le mieux ma vie. Je voulais gravir les marches de la réussite, prendre l'ascenseur social. Je voulais que mon mari soit bien, que mes filles apprennent bien à l'école. Je voulais être estimée. Pour y arriver, je me suis battue et débattue dans mon bourbier.

Maman n'était plus là, un verrou avait sauté. Si je m'étais tue toutes ses années, c'était bien pour la protéger et aussi pour maintenir la cohésion de notre famille. Cette famille, c'était comme une cocotte minute fermée et cadenassée, et je l'ai fait exploser.

La première fois que j'ai révélé ce que j'avais subi, c'est à René, mon fiancé. J'ai la certitude que le reste de notre vie de couple a été scellé à ce moment-là.

La deuxième fois que j'ai confié mon lourd secret, c'est à mes filles. L'aînée avait 17ans et demi, et la plus jeune, 15 ans. C'est au cours d'une dispute violente avec mon mari, une de plus, à laquelle elles assistaient que je leur ai lancé la bombe à la figure, comme ça, sans aucun ménagement. Mon mari me faisait encore et toujours une scène de jalousie. Pour une fois, j'ai eu envie de me défendre, de dire la vérité, de me libérer une fois pour toutes. Non, je n'étais pas une femme infidèle. Tous les problèmes et les reproches venaient de ce qui m'était arrivé avec pépé André. Oui, parce que pour mes filles, il était leur grand-père. René, mon mari supportait mal le fait que je continue à le côtoyer régulièrement. Des années de disputes, de reproches... Au moins désormais elles sauraient ce qui se passait exactement et elles comprendraient pourquoi leurs parents se disputaient sans arrêt. Après tout, c'était sans doute mieux pour elles de savoir, enfin, c'était surtout plus confortable pour moi.

Sur le coup, je ne me suis même pas demandé ce qu'elles avaient pu ressentir. Je venais pourtant de leur jeter à la figure que l'homme qu'elle appelaient pépé était un pédophile. J'ai juste dit à ma cadette: « Désolée, tu es un peu jeune pour entendre ça ». La façon dont elles ont pris cette révélation, à ce jour, je ne peux pas me la représenter exactement. Mon aînée m'a posé quelques questions: pourquoi n'avais-je rien dit? J'ai répondu qu'il menaçait de me tuer si je parlais. Je ne sais pas si la réponse l'a satisfaite. Combien de temps cela avait-il duré? Je suis restée vague. Voulais-je encore et encore garder la face?

C'est donc pour me justifier que j'ai balancé ça à mes filles sans ménagement. J'avais un rôle à tenir, j'étais une femme sans tâche, une femme fidèle. Ce qui me poussait à garder le silence jusque-là m'avait poussée à parler: sauver mon honneur!

Pour écrire ma seconde lettre à mes soeurs, j'ai recueilli des témoignages, des faits irréfutables et j'ai tout consigné. Le premier témoin convoqué par ma mémoire a été ma copine d'école, Edwige avec qui je faisais route vers Michelet, mon école. J'étais en sixième, elle en cinquième.

À ce moment-là, André travaillait le week-end pour notre tante Raymonde, la soeur de ma mère, comme vendeur de glaces ambulant sur le secteur d'Hem; il déambulait avec son engin, jouait du clairon pour prévenir de sa présence. Ma copine m'a dit un jour: « Ton beau-père est un salaud. Je suis allée pour lui acheter une glace, il a proposé de me la donner gratis à condition que je lui fasse des gâteries ». Je n'ai rien répondu.

Dans ma recherche de témoins et de soutiens, j'ai demandé à René de m'accompagner chez mes frères qui habitaient aussi dans le Vaucluse pour raconter mon histoire, je ne me sentais pas d'y aller seule. Après m'être tue pendant des décennies, je ne pensais plus qu'à raconter mon histoire à qui voulait bien l'entendre. Michel m'a dit: « Je n'ai pas été malheureux avec André » ( sans doute avait-il oublié les coups qu'il avait reçus). Sa femme a dit: « Moi, André ne m'a jamais rien fait ».

Mon autre frère, Jules, était très malade, il n'a pas bien compris ce qui se passait. En revanche, en aparté, sa femme, Marie-Paule, m'a glissé: « à chaque fois qu'André venait à la maison, et que j'étais seule, il me pourchassait autour de la table. Un jour, il m'avait attrapée, heureusement qu'une voisine est venue à l'improviste. Et il avait toujours des paroles déplacées. »

Marjory, la fille cadette de Jules est venue chez moi un jour, elle attendait un bébé. Elle était accompagnée de son mari. Ils ont eu beaucoup de problèmes pour arriver enfin à attendre un bébé. Tout était normal chez l'un comme l'autre, le souci était d'ordre psychologique. Marjory a dû suivre une longue psychothérapie. Elle a enfin réussi à évacuer ce qui lui posait problème; elle m'a dit: « tante Mimi, depuis que je suis enceinte, je pense à te dire que moi aussi j'ai eu des problèmes avec pépé André. Quand j'étais petite et que mémé me gardait, le jeudi après-midi, il me faisait toutes sortes d'attouchements».

Je l'ai écoutée, effarée. Le plus horrible restait à venir, elle a continué: « Le jour de l'enterrement des fils de Marie-Pierre (je reviendrai sur ce drame atroce, enfin, si j'en ai le courage), on était tous réunis et il s'est approché de moi, il m'a montré la photo d'une femme nue et il m'a chuchoté: « c'est comme ça que je rêve de te voir ». Nous étions tous là et personne n'a rien vu! Ma nièce m'a dit qu'elle n'en avait pas parlé à son père, qu'il était trop malade pour entendre ça. Je l'ai comprise, moi aussi, je m'étais tue pour épargner des gens.

Nanou, contrairement à Magaly et Marie-Pierre, m'a crue, elle, lorsque j'ai tout déballé, et pour cause! Elle m'a raconté ce qui s'était passé un jour dans la salle de bains. Elle avait 15 ans, son père est entré alors qu'elle était nue et a commencé à la tripoter. Elle l'a repoussé. Il paraît que ma mère est arrivée et qu'elle n'a pas réagi. Qu'est-ce qu'elle racontait? Ma mère était là et elle n'aurait pas réagi! N'importe quoi!

J'ai été très en colère contre Nanou, je ne l'ai pas crue. Je lui ai dit: « c'est ça, tu veux trouver des excuses à ton père ».

Bien longtemps après, quand nous en avons reparlé, elle m'a dit: » moi je me suis défendue », en insinuant: « pourquoi tu ne l'as-tu pas fait, toi? ». Nous n'avions pas le même âge. J'en avais neuf, elle 15.

J'ai donc écrit cette deuxième lettre sur le coup du chagrin et de la colère. Plus de colère que de chagrin, peut-être. Pourquoi ne m'avait-on pas crue, pourquoi ne m'avait-on pas demandé pardon?

Après avoir récupéré notre part d'héritage, Nanou et moi, avons été rayées de la carte. Je dois préciser que Nanou n'avait pas réclamé sa part, qu'elle l'a reçue suite à une erreur du notaire. Et pourtant elle avait bien besoin d'argent. Une histoire de fric, voilà à quoi ça s'est résumé. Je leur parlais de viols, et tout ce qu'elles ont retenu c'est que je n'avais pas laissé l'argent à leur père chéri.

Puis un jour, une voisine d'André me téléphone: « André est mort ».

Sa fille Nanou n'avait même pas été prévenue, c'est moi qui lui apprends la nouvelle.

La famille est désormais divisée en deux clans, en gros: Ginette, Nanou et moi plus tous les gens qui ont cru à mon histoire, c'est à dire Marjory et sa mère Marie-Paule, d'un côté et de l'autre côté, ceux qui ne veulent rien admettre, qui ne me croient pas ou qui refusent de voir la vérité en face.

MA SECONDE REVOLTE ET LA RÉVÉLATION

Ma seconde révolte a eu lieu 13 ans plus tard. Je me croyais enfin apaisée, même si je ressentais toujours un immense sentiment d'injustice, né du refus de Magaly et Marie-Pierre de reconnaître la culpabilité de leur père, mais à cause de l'achat d'un iPad en décembre par Ginette, Nanou et moi, tout m'est revenu brutalement à la figure. Ginette et Nanou se sont inscrites sur Facebook, pas moi. Et j'ai appris, stupéfaite, que Magaly avait contacté Nanou, ainsi donc on se réconciliait derrière mon dos! De plus, Nanou a accepté de ne pas parler de son père, c'était LA condition pour renouer. Trahison!

Une obsession s'est alors emparée de moi. J'ai commencé à questionner Ginette. Je reconnais parfois la pousser dans ses derniers retranchements, je ne la ménage pas. Nous n'avions jamais eu ce genre de discussion auparavant. Je sens qu'elle préfèrerait garder tout ça pour elle, contrairement à moi. Je profite de chaque moment d'intimité pour la questionner. Que ce soit au téléphone ou lorsque nous nous rencontrons, chez moi surtout, parce que je ne veux pas parler devant son compagnon.

Elle m'a révélé avoir été violée par l'homme peu après son arrivée chez nous, elle devait avoir 12 ans. La première fois sur la table de la cuisine, un jour où ma mère travaillait. Elle se souvient du rictus effrayant de son violeur. André E n'a pas perdu de temps; le fait que maman travaillait encore lors du premier viol me fait dire qu'il a très rapidement violé Ginette après son entrée dans notre maison. Par la suite, elle se souvient avoir été violée chaque fois qu'elle allait faire les lits avec André. « Pourquoi penses-tu que je ne fais jamais mon lit, même maintenant ? » me demande-t-elle.

Je suis interloquée. Soudain une boule d'angoisse me serre la gorge: maman me demandait aussi d'aller faire les lits avec André! Ginette se souvient aussi que plusieurs viols se sont déroulés dans la cave. Cette cave qui me faisait si peur et qui m'angoisse encore quand j'y repense.

Je n'avais pas cru Nanou lorsqu'elle me disait que ma mère n'avait pas réagi face à l'attitude d'André dans la salle de bains et voilà que Ginette semblait aussi affirmer que ma mère était au courant! Je demande à Ginette confirmation, j'insiste. « penses-tu que maman était au courant ». « Je présume » me répond-elle, comme pour me ménager. « Je présume! »

Cette révélation a été un réel choc pour moi et d'un coup ma mère s'est retrouvée sur le banc des accusés, mère si longtemps adorée, voilà que d'un coup on me dévoilait sa face cachée. Mais qui d'autre était au courant? J'insiste auprès de Ginette.

Elle me raconte qu'elle était inscrite au catéchisme en vue de préparer sa communion solennelle. C'était le curé de la paroisse qui préparait les communiants plusieurs années de suite. Elle connaissait bien le curé, c'était à lui qu'elle confiait ses péchés. Alors Ginette en avait parlé à monsieur le curé. Et comme si elle lui avait avoué ses « fautes » à elle, il lui a dit: tu réciteras X « Notre Père » et Y « Je vous salue Marie », sans plus. C'est elle qui a dû faire pénitence, le comble!!

L'année suivante, pourtant première au catéchisme, elle s'est retrouvée à la queue de la procession au cours de la cérémonie de communion.

Auparavant elle avait déjà parlé des viols à madame D, la couturière et voisine qui venait tous les jours à la maison. Celle-ci lui avait répondu: « Tais-toi donc, ne raconte surtout pas ça à ta mère. Dis-moi un peu que va faire ta maman avec tous ses enfants!? »

La troisième personne à qui elle avait parlé, c'était un policier. Ginette s'occupait de ses frères qui vivaient un peu comme des gamins livrés à eux-mêmes pendant que Marthe était au travail. Ginette elle-même vivait un peu livrée à elle-même. Les gamins étaient épiés par les bonnes âmes du quartier. Ils faisaient des bêtises, c'est sûr. Les N étaient montrés du doigt et les voisins finirent par se plaindre au commissariat. C'est ainsi que les N ont été convoqués. Il fallait rassurer les braves gens et faire peur aux gamins afin de les assagir, alors on leur a dit: « vous allez dormir ici ». Ginette paniqua et raconta ses viols, un policier lui répondit: « petite vicieuse, tu inventes ça parce que tu veux rentrer chez toi ».

Ginette est tombée enceinte. Pendant tout ce temps, nul n'a voulu dénoncer ce violeur qui a pu assouvir ses pulsions toujours sous la menace de la tuer, affirmant que personne ne la croirait, qu'elle se retrouverait à la rue sans sa mère et qu'elle ne verrait plus ses frères et sœurs.

Martine, sa fille est née le 11 janvier 1950. Ginette avait eu 16 ans en août. Ginette à été brimée, insultée, condamnée!

A-t-on a essayé de lui faire dire qui était le père? On a, j'imagine, supposé que c'était untel ou untel. Pas dans la famille en tout cas, on connaissait le père. Puis les rumeurs se sont tues. Bien sûr, on a dû en parler longtemps dans les chaumières. Imaginez, la fille N, mère à 16 ans! La mauvaise réputation de Ginette était faite! Moi, j'étais marquée à vie, j'étais la sœur de... !! Et pourtant le deuxième mari de Marthe ne s'est pas arrêté là, après avoir violé et mis Ginette enceinte, il se tourna vers moi. Je devais avoir entre 9 et 10 ans. En fait, dès qu'il a su que Ginette était enceinte. Nous avons six ans d'écart Ginette et moi.

Tout le monde s'était tu, madame D, la confidente de Ginette, le curé, ainsi que le policier à qui Ginette avait aussi tout raconté et qui l'avait traitée de vicieuse. Si au moins une de ces personnes avait eu le courage d'intervenir! En écrivant ces mots, je me dis: « mais toi, tu n'as pas parlé non plus!? ».

Un jour, en revenant du lycée, Julot a dit à sa mère: je ne retourne plus à l'école, mes copains m'ont dit que Ginette était une putain. Pourquoi n'ai-je rien dit? Pourquoi quand mes frères insultaient Ginette, je me taisais? Pourtant j'ai toujours soutenu Ginette, néanmoins je n'ai rien dit! Un orgueil démesuré, sans doute, je voulais être une petite fille clean. Avais-je peur de cet homme au double visage, menaçant de me tuer et de me mettre à la rue sans la possibilité de revoir un jour ma mère et mes frères et sœurs?

J'avais surtout un amour immense pour maman. Ne pas lui faire de peine!. Et puis, si j'avais parlé, moi aussi on m'aurait insultée. C'était plus commode de me taire.

Ce n'est que lorsque maman est morte que je me suis libérée, mais à quel prix?! J'ai perdu une partie de ma famille.

D'un autre côté, je me suis dit: tu aurais dû parler plus tôt à René, il n'aurait pas été piégé comme il me l'a dit un jour! Et cet homme, André, aurait été hors d'état de nuire si quelqu'un l'avait dénoncé. Je pense à Marjory et peut-être à d'autres, celles dont je vous ai parlé sont encore peut-être en vie. Je ne sais pas si Edwige ma copine d'école qui marchait avec moi sur la route du lycée est encore vivante, si oui, elle doit se souvenir du marchand de glaces qui cherchait des petites filles pour assouvir ses vices.

J'avais enfoui mon histoire, cadenassé mon passé. Je pensais qu'en dehors du violeur, seul l'homme que j'aimais et mes filles savaient, je me croyais tranquille. Je pensais être sauvée, mais hélas, cette histoire m'est revenue en pleine figure quand je suis allée enterrer ma mère et que j'ai entendu mes sœurs parler des chaussures rouges. Je me dis à présent, ainsi tout était faux, mensonges et trahisons, un vrai feuilleton, rien à envier ni à Dallas, ni aux Feux de l'amour, ni à Dynastie. Quelle hypocrisie! Ou quel oubli, je ne sais pas ce qui est pire. Enfouir la vérité, faire comme si de rien n'était, laisser les monstres et leurs victimes se côtoyer. Au nom de quoi, de l'unité de la famille?

Je n'arrive toujours pas à comprendre ce qui s'est passé. Etions-nous enivrés, endormis par l'amour? Ma mère sécrétait-elle des phéromones apaisantes au point de tout nous faire accepter?

Quel a été son rôle? J'aimerais penser qu'il n'a été que passif, que fatiguée par ses perpétuelles gestations, elle laissait faire, ou qu'elle avait tourné et retourné le problème dans sa tête et qu'elle n'avait trouvé aucune solution permettant de garantir la cohésion familiale.

Si elle avait dénoncé son mari, à coup sûr, il serait allé en prison. Aurait-elle conservé la garde de ses enfants ou auraient-ils été disséminés dans différentes familles d'accueil? La menaçait-il, comme il m'avait menacée moi?

Enfin, mes tentatives d'explication, de compréhension ont des limites. Et bien sûr j'ai envisagé la possibilité qu'elle soit non seulement au courant, mais aussi complice. Quelle s'était déchargée de ses obligations d'épouse sur ses filles ou pire... qu'elle ait été aussi tarée que son mari.

Suite aux révélations de Ginette, je me retrouvais donc avec un terrible poids, la culpabilité de ma mère. Imaginez quelqu'un qui a toujours adoré sa mère, a tout fait pour l'épargner et se retrouve après l'enterrement de celle-ci à douter d'elle et suspecter son implication dans les sévices perpétrés par son mari. En pensant à ma mère, d'un coup je n'avais plus que doutes et incompréhension et l'impossibilité de lui demander ce qu'elle avait à dire pour sa défense.

À mon âge, quelle déception! Toute ma vie balayée par des questionnements insupportables: ma mère savait-elle oui ou non, j'étais encore en déni, et quel avait été son rôle exact? D'un coup, ma mère, ma si parfaite et aimante mère se retrouvait au banc des accusés.

Lors d'un procès, on passe toujours en revue les antécédents de l'accusé, son passé, on cherche les circonstances atténuantes ou aggravantes. J'ai passé jour et nuit à essayer d'y voir clair.

Ma rage sur mes soeurs Magaly et Marie-pierre passa au second plan. Désormais il me fallait savoir au sujet de Marthe.

Je sentais que j'allais devenir folle! Je me refusais à la condamner sans autre procès, même si les preuves semblaient accablantes. Me sont revenus tous les récits que ma mère avait faits de sa jeunesse, puis de sa rencontre avec mon père, de leur vie avant son arrestation par la Gestapo. Jour après jour, nuit après nuit, je les ai sondés pour essayer d'entrevoir ce qui avait bien pu se passer dans la tête de ma mère.

L'ENFANCE DE MARTHE

Marthe est née le 21 juillet 1915. Ses parents, Émile et Stéphanie, tous deux français, mais de parents belges, se sont mariés en février 1899. Lui était fondeur, elle dévideuse à Roubaix. Roubaix, ville textile, ville un temps prospère qui avait attiré de nombreux migrants belges en quête de travail.

Le couple a eu 5 enfants: 3 fils, tous les trois décédés en bas âge et deux filles. L'aînée, Raymonde est née en 1909. Ma mère avait 9 mois quand son père est mort. Sa mère l'a suivi de près, deux ans plus tard, elle est morte en février 1918.

Ma mère m'a toujours dit que ses parents étaient morts fous et internés. Je me demande bien ce que ça veut dire « mort fou ». Et deux fous dans un même couple? Ou alors, ils se sont rencontrés dans un asile. Ou alors les fous s'attirent entre eux? Je ne sais pas moi. Ou alors se sont les drames de leur vie qui les ont rendus fous?

Toujours est-il que les deux sœurs, Marthe et Raymonde, se sont retrouvées orphelines très jeunes. Je me suis demandé pourquoi aucun garçon n'avait survécu et je constate que Raymonde a perdu son fils unique, mon cousin Robert, que Michel, mon frère a enterré un fils, Marie-Pierre deux garçons, Martine un fils. Ginette a aussi perdu un garçon. Je pense à une malédiction sur les garçons. J'ai toujours comparé ma famille à la famille Kennedy, en moins glamour bien sûr.

Les deux orphelines Raymonde et Marthe avaient 9ans et 3 ans au décès de leur maman. Les voisins avaient fait appel à l'assistance publique pour caser les enfants. Mais une grand-tante du côté maternel, Léonie, alarmée par la nouvelle, est venue chercher les petites in extremis.

Cette personne embarqua meubles et enfants sur une baladeuse juste avant l'arrivée du véhicule de l'assistante publique, d'ailleurs maman m'avait dit qu'elle et sa sœur étaient habillées et chaussées par cet organisme. Je ne peux vous en dire beaucoup plus; je sais que Léonie était marchande des quatre saisons, elle et son mari faisaient les marchés, c'est pour cela qu'elle possédait une baladeuse.

Quand maman parlait d'elle, elle disait parfois « ma grand-mère », parfois « ma grand-tante ». Maman m'a toujours dit que sa famille paternelle, était riche. C'étaient des Belges venus habiter en France. Ils avaient une entreprise de transports, je n'ai pas fait de recherches là-dessus. Dans ce cas, pourquoi ne se sont-ils pas occupés des gamines?

Je n'ai pas assez d'éléments pour infirmer ou confirmer ce détail, en revanche, en lisant l'acte de mariage de mes parents, je remarque que c'est Odilon, le grand-père paternel de ma mère qui a signé l'autorisation à la mairie de Roubaix pour que Marthe, mineure, puisse épouser mon père. ma mère m'a raconté qu'au moment de se marier, il fallut aller chercher Odilon qui est venu à son mariage en pantoufles. C'était je pense son tuteur légal, mais elle n'habitait pas chez lui.

Je n'ai pas eu d'autre détail, pas d'acte de tribunal concernant la tutelle des petites. J'aurai aimé en savoir davantage. Le seul souvenir qui nous reste à Ginette et à moi, c'est qu'elles habitaient dans le quartier de la Fosse aux Chênes à Roubaix. Sur l'acte de mariage de ma mère figure une adresse: 4 rue de la Prospérité. Cette rue n'existe plus désormais. Ma mère parlait souvent de la personne qui les avait accueillies, et d'une certaine Emma, sa fille ainsi que d'une autre petite fille qui vivait avec eux, Rosa.

Marthe a commencé à travailler vers l'âge de 11 ans. À Roubaix et aux alentours, des usines textiles recrutaient et tournaient à plein régime. Des cars entiers ramenaient des femmes des Mines. Elles faisaient la route tous les jours. Ces femmes se levaient très tôt le matin afin de venir gagner leur semaine. Cette période perdura un bon moment, mais à ce jour les filatures n'existent plus. Leurs patrons se sont reconvertis, certains dans la grande distribution. Les Mines, c'est le nom qu'on donnait au Pas-de-Calais où se situaient des mines de charbon.

Marthe avait été embauchée comme petite main ou soigneuse, comme on appelait à cette époque les jeunes recrues qui travaillaient sous les ordres d'une fileuse à la lainière de Roubaix. Cette ouvrière travaillait sans relâche sur un métier à filer. Les petites mains devaient rester accroupies sous le métier. Leur travail, c'était de récupérer la bourre de laine qui tombait sous le métier. La fileuse exigeait de la petite main un travail rapide et propre.

Combien de fois Marthe a reçu des coups de pieds de sa fileuse. Combien d'insultes grossières aussi. Combien de fois ma mère nous a-t-elle raconté cette époque?

Marthe nous parlait d'Emma, la fille de Léonie qui tenait un café à Roubaix. J'y suis allée plusieurs fois avec mon fiancé René. Ce bistrot était un repaire pour les fraudeurs de tabac qui s'approvisionnaient en Belgique. Le couple tenancier du café avait un fils tellement beau, disait Marthe, qu'il était surnommé « gueule d'ange ». Ce fils devait faire partie d'une bande, probablement était-il trafiquant de tabac. Un jour il est revenu chez ses parents en se tenant le ventre. Il avait été étripé à l'aide d'un poignard. Un autre garçon mort de façon tragique.

Du reste, de son enfance elle n'en parlait pas trop. Restait quand même ce douloureux souvenir le jour de sa communion. La personne qui avait accueilli les filles avait déjà recueilli Rosa, sa petite-fille suite au décès de ses parents. Et un fils de plus mort dans la famille.

Les trois filles grandirent ensemble. Rosa avait fait sa communion. Marthe dut la faire un ou deux ans plus tard. Elle était jolie. Ce jour-là on l'avait coiffée, on lui avait mis la robe de communiante de Rosa, un ruban dans les cheveux et de belles chaussures. De plus elle était gantée. La cérémonie terminée Marthe fut conduite chez le photographe. Marthe souriait légèrement, elle était si fière de sa tenue, mais la déception l'attendait au retour. Vite vite, on lui enleva ses habits et la princesse de quelques heures redevint Cendrillon.

Je ne me souviens pas que Marthe ait évoqué sa scolarité, pourtant elle savait lire et écrire. J'ai le vague souvenir d'avoir entendu parler d'une école rue des Anges. Elle m'avait dit que chez Léonie, elle lisait le journal et le traduisait en flamand pour une dame âgée qui vivait avec eux. La jeunesse de Marthe, née pendant la première guerre mondiale, n'a pas été rose. Orpheline, elle commence à travailler très tôt dans des conditions plus que difficiles. c'est ce que je retiens de cette phase.

LA RENCONTRE DE MES PARENTS ET LEUR MARIAGE

Mes parents se sont connus aux jeunesses communistes à Roubaix en 1931. C'était une période de chômage et de revendications. Ils avaient pris la carte du parti communiste, mon père par conviction, sans aucun doute, ma mère, poussée par sa tante, juste pour obtenir des bons d'alimentation et des aides. Marthe et Jules se sont rencontrés au cours des célèbres émeutes rue des Longues Haies à Roubaix. Les ouvriers étaient en grève. Le consortium imposait aux ouvriers une taxe de 4% de leur salaire pour les assurances sociales. Les manifestants avaient installé des barricades, ils ont été chargés par les gardes mobiles à cheval. Ma mère se souvenait de la misère quotidienne, des semaines de grève, sans argent, sans pain, de la distribution de nourriture par le syndicat.

Quand Marthe a connu son homme elle était jeune et elle en avait bavé. Les claques, les brimades c'était son lot. Mais enfin, quelqu'un d'intelligent l'avait remarquée. Il voulait faire sa vie avec elle, de plus il était beau avec ses yeux bleus et ses cheveux blonds, et si costaud. Il la faisait rire, elle l'adorait. À présent mariée, elle pouvait compter sur lui, les courses, les rentrées d'argent plus ou moins louches. Elle s'en remettait à son Jules; ça fait du bien d'avoir quelqu'un qui s'occupe de soi.

Jules habitait chez sa mère. Il est né à Roubaix. Ses parents, belges, étaient venus s'installer en France puis le père de Jules était reparti en Belgique. Rappelé à cause de la guerre dans son pays pendant la première guerre mondiale, il fut blessé au Front, hospitalisé et il tomba amoureux de son infirmière. Il décida de rester, sa fille Flora le suivit, son fils lui n'a pas voulu abandonner sa maman Paula. Avant son mariage, il vivait avec elle dans une maison située dans une courée de Roubaix. Après l'abandon par son mari, sans ressource, Paula fit appel au secours catholique. Un bénévole célibataire lui faisait de fréquentes visites et finit par s'installer dans le foyer de la délaissée. Le mari, grand invalide de guerre suite à ses blessures, médaillé de l'ordre de Léoplod II, sans doute plein de remords proposa de reconnaître tous les enfants de Paula et de son amant. Le bénévole, fervent catholique, mena la vie dure à femme et enfants. Il avait installé un prie-Dieu à la gloire de la vierge Marie à l'entrée. Jules et Marthe allaient quelquefois voir Paula espérant grappiller quelques sous ou denrées alimentaires. Jules employait un subterfuge pour parler en tête à tête avec sa mère. Il la faisait danser et, à l'oreille, lui demandait trois sous. Effrayée, elle lui répondait: il va me tuer. « Donne-moi trois sous » insistait son fils.

Il restait à Marthe d'être présentée au papa de son mari qui n'avait pas assisté à leur mariage. Le jeune couple était sans travail, pour Jules c'était l'occasion d'aller le voir! Marthe était fébrile, inquiète de plus de prendre le train, c'était la première fois! Heureusement, son homme était là ! Arrivée à Bruxelles elle fut ébahie de voir cette place majestueuse et le Manekenpis. Et aussi de voir son beau-père, « un monsieur imposant « . Elle remarque la bague énorme qu'il porte au doigt, elle est très impressionnée! Arrivés chez lui, elle se fait toute petite, heureusement la compagne de son beau-père l'embrasse, lui sourit, la rassure. Lui reste à rencontrer la soeur de Jules, Flora, très élégante et si souriante ! Le père de Jules leur avait réservé un coin de sa maison. Ils restèrent un bon moment en Belgique. Marthe était enceinte, elle s'était un peu remplumée, mais, enceinte, elle fit plusieurs malaises qui amena le père de Jules à la faire hospitaliser. Par hasard la Reine vint faire une visite de l'hôpital et sans doute intriguée par la pâleur de Marthe, proposa à son entourage de s'occuper de cette très jeune femme qui attendait un bébé. D'après le médecin la Reine ne pouvait être maman. A sa demande, un secours est alloué à Marthe. Celle-ci est ravie, mais Jules veut absolument retourner à Roubaix. Il était français et voulait que ses enfants le soient aussi. Marthe obéit, Jules était son homme, le chef de famille.

De retour à Roubaix Jules trouva un logement en courée. Marthe était heureuse, le bébé était attendu pour août 1933. La mère de Jules était heureuse aussi de l'arrivée prochaine de ce bébé. Le père de Jules décéda la même année en février. Le bébé vint au monde le 18 août. Jules voulut l'appeler Ginette.

Leur petite maison n'était pas un château, loin de là, mais c'était chez eux. Elle serait une bonne ménagère. Leur foyer, comme elle aimait à le raconter était toujours propre. Jules lui disait: « c'est une piaule », mais pour elle c'était leur maison. Être une femme au foyer, son rêve! Elle se plaisait à le répéter: « je suis mariée ». Elle se laissait bercer, son homme faisait toujours bien. Elle voulait être quelqu'un de bien! En écrivant ça, je m'aperçois avoir moi aussi souvent dit ces mots. Être quelqu'un de bien!

Marthe était heureuse, elle chantait tout le temps. Bien sûr ils étaient fauchés, sans travail, mais Jules la rassurait: tu vas voir, ça va s'arranger. Marthe était une bonne maman, elle donna le sein à sa fille, la berça, une vraie mère poule. Jules fait reçu de l'argent de son père pour passer son permis de conduire. Examen en poche, Jules trouva du travail comme chauffeur- livreur. Marthe était radieuse jusqu'à ce que son homme soit hospitalisé à cause d'une tuberculose osseuse qui avait entraîné une fistule et qui le faisait boiter. Le maître de la maison est parti! La voilà seule avec sa fille, désemparée, sans famille - sa soeur Raymonde est très occupée par son bistrot à Roubaix. Comment faire? Elle décide d'aller le voir. Courageusement, elle prend le train avec Ginette dans sa poussette. Jules est en convalescence au centre héliomarin à Berck au bord de la mer, il est allongé sur un lit à roulettes. Marthe dépose leur fille sur le le lit et le pousse tout le long de la plage au grand air! Cette expédition se reproduira plusieurs fois. Marthe est terrorisée, elle se croit incapable de résister encore longtemps.

Le chef de famille revient enfin. Elle est rassurée d'autant plus que Jules retrouve son travail. Un camion est même mis à sa disposition. Marthe se laisse à nouveau vivre, se remet à chanter et à cuisiner, se distingue même en faisant toutes sortes de pâtisseries. Elle continue à allaiter Ginette et la sèvre quand le deuxième enfant arrive. C'est un garçon, on l'appelle Jules, comme son père qui déclare fièrement: « j'en ferai un homme!! » Quelle déception! Le gamin est chétif, geignard. Jules voudrait le bousculer un peu, mais le petit garçon se réfugie dans le giron de Marthe qui en fait son protégé.

L'existence de Marthe se passe ainsi entre ménage, préparation des repas et soins aux enfants. Tout ça lui convient, Jules est le chef de famille, elle se laisse vivre. Un autre bébé est attendu. Ce fils, Michel, répondra enfin aux souhaits de Jules. Il est magnifique, grassouillet, blond aux yeux bleus. Il ressemble beaucoup à son père qui l'emmène partout. Sa chevelure est bouclée. Un jour, quelqu'un le prend pour une fille. Alors Jules, vexé l'emmène chez un coiffeur et fait couper toutes ses boucles. Quand ils rentrent à la maison, Marthe est chagrinée, mais ne réagit pas, elle met le petit au sein et s'installe dans le fauteuil.

« Marthe ne réagit pas » déjà! Etait-elle donc incapable de réagir? Etait-elle une femme soumise à ce point? Je crois que cette situation lui convenait à l'époque de mon père, un homme si rassurant, mais par la suite?

Marthe ne vivait qu'au travers de son mari, pour ses enfants. Elle se laissait vivre. Le maître de la maison, c'était Jules. Elle s'en remettait à lui, il décidait un point c'est tout! Quand il rentrait à la maison après son travail, les enfants étaient déjà couchés. Avec eux elle avait installé un rituel: après la toilette du soir elle les mettait au lit et leur racontait des histoires, de belles histoires qui se terminaient toujours bien. Elle attendait de les voir tous endormis avant de redescendre.

Les soucis, les tracas c'était le domaine du maître de maison. Elle était comme un petit soldat devant son homme. Elle voulait profiter de sa petite famille, c'est tout ce qu'elle exigeait de la vie. Une femme soumise à son mari et une mère aimante, voilà ce qu'elle était.

Jules en a marre de vivre à Roubaix en courée, ça ne lui convient plus, il y a trop de bagarres entre voisins. Durant ses tournées de chauffeur-livreur il trouve un logement plus grand à Hem, impasse Briffault, au petit Lannoy. En fait c'est un simple baraquement aménagé en appartement. C'est là que naîtra Marcelle la quatrième enfant du couple en novembre 39, la seule de la famille née au domicile de ses parents. Les trois aînés sont nés à l'hôpital de Roubaix. Marthe continue d'allaiter.

Jules avait dit à Marthe: « Finie la vache enragée, les beaux jours arrivent ». Marthe buvait les paroles de son Jules. Puisqu'il disait ça, alors c'était la vérité. Jules gagnait sa vie, les commerçants du coin leur faisaient crédit, confiants en l'honnêteté de Jules. Jules s'était fait de nouveaux amis au bistrot. Il était d'un caractère aimable. Il disait à Marthe: « C'est au bistrot que l'on fait les meilleurs affaires ». C'est là, au café des Chastain, tout près de chez nous, qu'il fit la connaissance des futurs parrains et marraines de Marcelle, la petite miss, sa mimiss, Mimi, moi. C'est dans ce bistrot aussi qu'il côtoya des soldats anglais, Jules et Edouard, des soldats de la Reine, cantonnés en France depuis peu, depuis que la guerre est redoutée. Ils vinrent fréquemment rendre visite à la famille au baraquement. Marthe était heureuse et surprise de les voir bercer Mimi quand elle pleurait. Le premier septembre 1939, l'Allemagne envahit la Pologne, le 3, la France et la Grande Bretagne lui déclarent la guerre. Mais déjà le 2, c'est la mobilisation générale. Jules ne fut pas mobilisé, j'imagine que c'est son statut de père de trois enfants, plus un qui allait arriver qui a joué.

Les Anglais furent rappelés en Angleterre quelques mois après le début de la guerre. Les récits de ma mère au sujet de ces Anglais qui m'avaient bercé restent ancrés en moi, ils ont énormément contribué à mon amour des Anglais, ça et bien sûr le fait qu'ils nous aient délivrés du joug allemand. Je leur garde une éternelle reconnaissance ainsi qu'aux Américains.

ÉVACUATION ET OCCUPATION. JULES DANS LA RÉSISTANCE.

Début mai 1940, à la nouvelle de l'approche des troupes allemandes qui arrivent par la Belgique, la population hémoise évacue dans le plus grand chaos. La terreur se répand comme une trainée de poudre chez les habitants. Les Hémois fuient par tous les moyens. S'éloigner le plus possible à l'opposé de l'ennemi qui arrive!

Quelle pagaille! nous racontera Marthe plus tard. Jules avait un gros avantage: le camion de sa boîte à disposition. Il proposa au vieux couple du bistrot Chastain qu'il fréquentait assidument de les emmener. Avec panache et élégance (Marthe dira: « comme son père! »), il installe monsieur et madame dans la cabine à ses côtés et fait monter Marthe et les enfants à l'arrière sur la plateforme. Ce jour-là, le temps était superbe, le soleil éclatant. Mimi le bébé avait six mois. Dans les bras de sa maman, il attrapa un coup de soleil monumental.

Arrivés à la queue leu leu en soirée dans une petite ville, ils parviennent à trouver une étable où dormir à même le sol: c'est alors qu'arrive un groupe d'Allemands. Ils avaient repéré le camion de Jules. Un des soldats, d'après Marthe, ahuri de voir les enfants et surtout ce bébé avec un énorme coup de soleil aurait laissé repartir toute la famille. Ma mère nous racontera plus tard la soif la faim et surtout le bruit, la frayeur de tous ces Français jetés sur les routes, sans but fixe. Jules décida de rentrer à Hem, malheureusement, le baraquement avait été visité. Adieu nourriture et charbon.

Les Allemands étaient là. Jules se montra Résistant dès le début. Il commença par de toutes petites révoltes. Les Allemands roulaient en bicyclette, certains fréquentaient le café Chastain. Avant d'entrer, ils déposaient leurs gants sur le guidon de leur vélo. Jules, dès qu'il en avait l'occasion, ramassait leurs gants et les jetait dans une poubelle. Révolté de voir ces envahisseurs, il crevait aussi les pneus de leur vélo.

Ginette me dit qu'elle et mes frères allaient du baraquement jusque l'école d'Hem Bifur à pied et qu'en cours de route elle distribuait les journaux ou des tracts de la Résistance.

Un papier officiel indique que mon père a rejoint la résistance dès 1940.

Jules reçut un ordre de réquisition de son camion; il fit en sorte de le trafiquer. L'engin tombait en panne sans arrêt; c'est ainsi que dégoutés, les Allemands laissèrent Jules et son camion en paix!

Ginette voyait, entendait tout et racontait tout. Elle est toujours aussi bavarde maintenant. Cela a valu à Jules une demande de rendez-vous de la part de la directrice de l'école de Ginette. Elle lui conseilla de ne plus parler devant sa fille qui racontait « des choses ». Plus tard nous avons su que le mari de la maîtresse d'école faisait partie lui aussi de la Résistance.

Jules trouva à louer une maison au cours de sa tournée. C'était aussi une période de restriction, on délivrait des tickets d'alimentation.

Quel âge avais-je à mon arrivée cour Droissart?

Nous arrivions dans un nouveau quartier, place de la République à Hem et mes parents changèrent de médecin. C'est ainsi que Jules fit la connaissance du docteurTrinquet.

Ce sera la maison de ma jeunesse, un logement encore dans une impasse qui se prolonge par une ruelle faisant la jonction entre la rue du Calvaire et la place de la République. J'y ai vécu jusqu'à mon mariage.

Le cadre est plutôt agréable, desservi par un tramway qui conduit les gens vers Forest sur Marque, en empruntant une grande allée de pavés bordée d'arbres magnifiques. Notre maison est en retrait, accolée à une maison en ruine. Elle est vétuste, mais ce qui a intéressé Jules, c'est l'immense jardin pour les enfants, « ça sera bien », a-t-il argumenté à Marthe. De toutes façons, sa femme lui fait entièrement confiance.

Au fil du temps la maison s'est encore dégradée. Quand les fenêtres furent endommagées, au point que les vitres ne tenaient plus, on mit des espèces de moustiquaires qui laissaient entrer le froid. Le plancher d'une chambre avait une lame cassée, on s'y faisait. Néanmoins, Marthe a toujours eu une maison impeccable. Elle avait de l'expérience en ménage, elle en faisait depuis sa plus tendre enfance.

Je ferme les yeux et j'y retourne, je revois chaque détail.

Je suis devant la maison construite tout en longueur. Passée la porte d'entrée à deux battants, nous nous retrouvions dans un long couloir. A gauche une porte s'ouvrait sur une grande pièce. Au fond du couloir une porte cachait un escalier permettant d'accéder à une cave immense couvrant toute la superficie de la maison. Cette cave nous faisait peur. Je suis toujours mal à l'aise, même maintenant, si longtemps après, en y repensant. On y entreposait des caisses de bière, des pommes de terre et du charbon.

J'entre dans la grande pièce à gauche: deux fenêtres donnaient dans la cour Droissart devant. Un immense placard tapissait une partie du mur gauche de cette pièce.

Sur le même mur, un poêle rond Godin et un meuble lavabo au fond. Il y avait aussi assez de place pour installer un grand cosy qui nous fut utile nombre de fois pour les malades ou les accidentés qui ne pouvaient pas monter dormir à l'étage.

La grande pièce, notre salle à manger-salon donne au fond dans la cuisine qui possède une fenêtre et une porte qui s'ouvrent sur le jardin.

À droite de la porte de la cuisine, une autre porte cachait un escalier menant à trois chambres en enfilade. En l'empruntant, on arrivait dans la chambre du milieu qui possédait un tout petit fenestron donnant dans la ruelle et une porte d'accès pour un escalier conduisant au grenier. A droite de cette chambre, la chambre des parents avec deux fenêtres donnant sur l'impasse devant. Il y avait toujours un lit d'enfant dans cette chambre, en plus du lit des parents. Et à gauche, une immense chambre avec des fenêtres donnant sur le jardin; elle contient trois lits de deux personnes, un vrai dortoir. Il fallait bien ça pour accueillir tous les enfants. Notre tâche à ma sœur Ginette et à moi c'était de laver le plancher de l'étage avec de l'huile de coude comme disait Marthe, du savon noir, de l'eau de Javel et une brosse en chiendent. Ce plancher était d'un blanc immaculé comme d'ailleurs la planche des toilettes situées dehors dans la cour.

Enfin redescendons dans la salle à manger et empruntons la porte d'accès à la cuisine. Une cuisinière sur le mur à gauche, une table et des chaises au centre, et sur le mur droit un meuble avec le poste de TSF, puis plus tard, la télévision. C'est dans cette cuisine que nous lavions tous les gamins de la tribu à tour de rôle dans une immense bassine ovale. On chauffait l'eau dans une lessiveuse qui ronronnait sur le fourneau, eau que nous allions tirer à la pompe a 50 mètres au moins de la maison.

La cuisine ouvrait sur le jardin fruitier. Au fond du jardin, après avoir longé une menuiserie, on pouvait rejoindre la rue Gambetta. De notre jardin on apercevait une maison, dont le jardin était mitoyen du nôtre. D'emblée le courant ne passa pas avec les habitants de cette maison, un couple avec deux enfants qui ne jouèrent jamais avec nous. Ils se prenaient pour des riches à côté de nous.

J'ai toujours trouvé notre maison vétuste, mais celle qui y était accolée l'était bien plus encore. Quand nous étions arrivés avec papa, cette bicoque était occupée par une vieille femme que d'emblée nous avions surnommée la sorcière.

Cette nuit, comme souvent d'ailleurs, j'ai fouillé au fond de ma mémoire, qui était la sorcière? Un nom m'est revenu: mademoiselle Thomas. Je la revois: une vieille femme habillée de noir, laide à faire peur! Et ce matin, moi qui m'étais interdit de questionner Ginette, j'ai rusé auprès d'elle. Tu te souviens de mademoiselle Thomas? Sa réponse à fusé: bien sûr la sorcière aux araignées! On en avait peur, elle nous surveillait sans cesse, le nez collé à la vitre de sa fenêtre. Eté comme hiver, elle portait sur la tête un fichu noir. Après sa mort madame Eugènie l'a remplacée, elle s'est installée après l'évacuation, elle venait de la Loire. Plus tard, son fils Léon qui devait, à peu de choses près, être du même âge que le deuxième mari de maman, vint la rejoindre. C'est ainsi que Léon était devenu un familier de la maison, un copain d'André. La maison squattée par Eugènie s'effondra. Elle trouva une chambrette à louer au café de la place d'Hem. Il suffisait de traverser la rue et on y était.

C'était une dame seule qui tenait ce café. Elle se nommait Julienne, elle avait deux filles: Yvonne, et Andrée bien plus jeune que sa soeur ainée, qui par la suite devint mon unique véritable amie.

L'ARRESTATION DE JULES

Mes parents se sont mariés le 12 mars 1932. Jules a été arrêté par la Gestapo le 26 avril 1944. Douze années de vie commune dont quatre de guerre. Durant cette période l'évacuation, puis l'occupation. Marthe lui disait: tu as bien réfléchi avant de t'engager dans la Résistance? Penses-tu à tes enfants et à moi? On fera quoi si les Allemands viennent t'embarquer? Jules n'y pensait même pas. Ses parents étaient belges, mais lui, né à Roubaix était français. Il aimait sa patrie par dessus tout. Il voulait être utile. Il disait à ma mère: « ne t'en fais pas, tu vois, on ne manque de rien ».

C'est vrai, Jules était fonceur et débrouillard et puis il avait ce camion à disposition. Pendant ses tournées il pouvait rapporter du charbon des Mines. Les autres devaient y allaient en baladeuse! Mon père récupérait chez les fermiers du lait pour les petits, des œufs, et du blé qu'il échangeait contre du charbon. Mes parents avaient installé un petit moulin dans leur cuisine, ils faisaient de la farine qu'ils échangeaient contre des bons de ravitaillement. Marthe faisait des gâteaux pour les petits. Les tickets de rationnement étaient distribués au patronage pas loin de leur maison, mais Jules tenait à aller faire les provisions au Petit Lannoy leur ancien quartier, chez les Bousins. Ces gens avaient été sympathiques avec eux en leur faisant crédit dans le passé et il ne l'oubliait pas.

Cependant Marthe n'était pas rassurée. Jules ne lui disait pas tout. Elle savait qu'il distribuait des journaux clandestins. Ginette participait aussi, elle en déposait au café Debaisieux et chez Dermond un vieux communiste. Mais ce qui inquiétait le plus Marthe, c'était les fréquentes visites du docteur Trinquet qui emmenait mon père discuter au fond du jardin. Bien sûr il était notre médecin traitant, mais n'empêche, toutes ces visites...

Ginette s'en souvient très bien, elle m'a donné des précisions: c'est papa qui véhiculait le docteur Trinquet qui avait un laisser-passer en temps que médecin, ce qui lui permettait de transporter des armes pour son groupe de Résistants. Jules partait souvent sans dire où il allait. Un jour il a dit à Marthe: il y a eu un sabotage à Ascq. Au passage à niveau des Résistants ont voulu faire dérailler un train de munitions, les Allemands en représailles ont fusillé des otages. Peu de temps après le chef de groupe Trinquet et Jules et d'autres de Hem on été arrêtés et conduits à la prison de Loos les Lille.

Je suis allée voir sur Internet ce que je pouvais trouver sur le massacre d'Ascq. Je me demandais s'il y avait un rapport direct avec l'arrestation de mon père: Ascq 1944, le premier avril, jour des rameaux une tentative de sabotage d'un train allemand par des Résistants n'avait fait que des dégâts matériels. Les Allemands s'arrangeaient toujours pour faire passer leurs chargements d'armes peu avant ou peu après un train de passagers pour éviter les sabotages.

Soudain à 22 h 45, le bruit sourd d'une explosion retentit, et la locomotive qui roulait à faible vitesse (environ 25 km/h) s'arrête à la hauteur de la cabine d'aiguillage. Le groupe de Résistants local appartenant au réseau Voix du Nord vient d'organiser le troisième sabotage de la semaine. Trois wagons chargés de véhicules sortent des rails et la locomotive a quelques pièces secondaires détériorées, selon le mécanicien belge René Dascotte.

Les dégâts sont vraiment minimes. Aucun homme n'est blessé. Une note d'archives énonce : un pneu d'automitrailleuse, 8 roues endommagées, la boîte de vitesse d'une camionnette endommagée, une autre automitrailleuse projetée sur deux motocyclettes dont les essieux et jantes ont été faussés. L'incident est jugé peu important, étant donnée l'insignifiance des dégâts. Les militaires sont initialement calmes, à l'exception de l'Obersturmführer Hauck, furieux et vociférant. Dascotte se met à réparer lui-même la locomotive, et les wagons sont remis sur rail dans la nuit même.

En représailles, les SS pénètrent dans les logements des habitants et emmènent les hommes et les adolescents. 86 personnes sont fusillées le long de la ligne de chemin de fer. Le massacre dure plusieurs heures! Il fera 75 veuves et 127 orphelins.

On ne peut faire aucun rapprochement avec l'arrestation du groupe de Résistance d'Hem. Apparemment, les groupes étaient bien séparés. L'événement a un grand retentissement dans toute la région et renforce l'hostilité vis-à-vis de l'occupation allemande. On dénombrera 60 000 grévistes à Lille à la suite du massacre - ce qui en fait une des plus grandes manifestations françaises sous l'Occupation - et une foule estimée à au moins 20 000 personnes, assiste aux funérailles dans le village.

Les Résistants d'Ascq sont arrêtés quelques semaines plus tard, jugés par un tribunal allemand et exécutés au fort de Seclin le 7 juin 1944 dans ce qui sera appelé la fusillade du Fort de Seclin.

Je possède tout un tas de documents qui attestent de l'appartenance de mon père aux Forces Françaises de L'Intérieur, Mouvement OCM Nord, groupe de Hem, Action 40, réseau Centurie, un certificat d'appartenance aux FFC, forces françaises combattantes.

Pourquoi mon père appartenait-il à plusieurs réseaux?

J'ai lu qu'au gré des circonstances, contactés par l'O.C.M, ou d'autres, les hommes et les femmes apportaient leur adhésion au Mouvement qui se présentait le premier. On appartenait à la Résistance, c'était la chose essentielle. Si on quittait un groupe, on reprenait contact avec un autre. Parfois aussi des impatients, estimant que le Mouvement auquel ils avaient adhéré initialement se montrait trop peu actif, cherchaient à s'enrôler dans d'autres groupes. C'est ainsi que nombre de Résistants firent partie de plusieurs groupes à la fois, ce qui rendait impossible la connaissance exacte des effectifs de chaque Mouvement et permettait à tous les mouvements de revendiquer simultanément les résultats des actions de sabotage. Pour Ascq, contrairement à l'habitude, aucun mouvement de Résistance ne revendiqua la paternité des sabotages qui aboutirent à un massacre de la nuit du premier au 2 avril 1944. Dans le Nord, du moins avant le débarquement, les mouvements ne se présentèrent pas comme des divisions manœuvrant sous l'autorité d'un État-Major. Rien n'était structuré de façon formelle.

Ma mère m'a souvent raconté l'arrestation de mon père. J'étais bien trop jeune pour me souvenir de quoi que ce soit. J'avais eu 4 ans en novembre. J'aurais pu avoir certains souvenirs, mais non, là franchement, je mentirais si je vous disais que quelque chose me revient en mémoire. En revanche, Ginette s'en souvient parfaitement et m'a rafraîchi la mémoire.

Je vous livre donc ici une synthèse de la version de ma mère, racontée maintes et maintes fois et de celle de Ginette:

Le 26 avril 1944. Il est 5-6 heures du matin, les enfants sont couchés. Marthe est malade, elle a un eczéma purulent très douloureux. Depuis plusieurs jours, elle ne peut même plus monter dormir dans sa chambre. Toute la journée elle reste dans un fauteuil installé dans la cuisine, enveloppée dans un drap.

Jules entend du bruit, c'est probablement son ami Gustave qui revient des Mines, il était au charbon. Jules se lève, il regarde par la fenêtre de la chambre de devant. Il voit des Boches, il enfile son pantalon vite fait, pas le temps de mettre sa ceinture, il traverse la chambre des enfants qui donne sur le jardin pensant s'enfuir par là, mais c'est trop tard. Une mitrailleuse et un projecteur sont pointés sur la maison. Les Allemands sont passés par la ruelle qui donne dans la rue Gambetta. Jules descend, on défonce la porte d'entrée. Il est alpagué, on le frappe: « Où sont les armes !! ». Cinq Allemands sont là: 3 SS casqués, probablement de la Feldgendarmerie et deux autres avec une casquette. Les Boches poussent Jules dans la cuisine. Ils voient Marthe en piteux état, l'un d'eux pointe une arme sur elle. Avant d'être menotté, Jules s'est approché de Marthe il voulait lui donner ses papiers, il tend son permis de conduire Marthe l'attrape, mais un Allemand a surpris le geste et fait reculer Jules. Le permis se déchire en deux, une moitié pour Marthe, l'autre pour Jules. Une Française accompagnait les Allemands. Elle a les cheveux longs, elle porte un tailleur et des bottes. Tout le long de la perquisition elle a fumé, assise sur la table de la cuisine. Les Allemands ont amené avec eux un jeune homme menotté qui fait partie du réseau du docteur Trinquet, il a le visage tuméfié. Ils l'ont battu. Il baisse les yeux, il fait non de la tête. Veut-il faire comprendre qu'il n'a pas parlé?

Les garçons ont été réveillés. Ginette les voit suivre pas à pas les Allemands. Michel le téméraire est monté avec eux au grenier. Ils ont fouillé partout: maison, jardin, à la recherche d'armes, en vain, puis ils ont emmené Jules dans un camion bâché. Jules menotté essayait tant bien que mal de tenir son pantalon auquel il n'avait pas eu le temps de mettre une ceinture .

Il est emmené au café du Tilleul, réquisitionné par la Gestapo. Je sors et je vais m'asseoir sur le trottoir.

L'arrestation a fait grand bruit. Ginette apprend que le camion est garé au café du Tilleul à Hem, elle décide apporter sa ceinture à Jules. Il était assis à l'arrière du camion sous la bâche. Un Allemand monte la garde. Elle réussit à lui donner sa ceinture. Jules lui murmure: « ne baisse jamais la tête ». Ils sont restés longtemps sur place. presque tout le réseau du docteur Trinquet est arrêté. Le café du Tilleul était tenu par Roland H, un autre Résistant. Ginette est restée tout le temps que le camion était stationné là; en plus de la ceinture, elle a apporté quelques provisions récupérées en hâte à la maison. Mais on lui interdit de les donner à Jules. Il y avait un monde fou autour de ce camion qui est parti pour la prison de Loos. Quand Ginette est rentrée, Marthe était toujours dans son fauteuil. Maria une voisine m'emmena chez elle.

Une femme livrée à elle-même après l'arrestation de son mari.

PHOTOS RETROUVÉES

J'ai beau essayer d'imaginer mes parents ensemble, je n'y arrive pas! Il me semble pourtant que j'avais quelques photos d'eux. Depuis plusieurs jours je cherche partout dans la maison, je fouille les tiroirs, en vain, jusqu'à ce que je retrouve un ancien cartable en cuir noir bourré de papiers et de documents que je gardais au fond du placard de ma chambre. Et là je retrouve des photos anciennes.

Au moment de ces tirages je n'étais pas encore née, je suis émue, je redécouvre ces photos, c'est comme si je les voyais pour la première fois. Je viens de mettre un visage sur maman adolescente, je la vois le jour de sa communion et je me remémore le récit qu'elle m'a fait de ce jour-là. Je pense à ce plaisir éphémère qu'elle a dû ressentir, la joie d'être joliment habillée et surtout son immense déception lorsqu'on lui a donné l'ordre d'enlever cette jolie robe prêtée pour la circonstance et de remettre ses habits donnés par l'assistance publique. Je n'ose imaginer, je m'attarde à nouveau je la trouve jolie, bien coiffée, mince, presque altière, le regard décidé. Quelle différence avec le souvenir que j'ai d'elle. C'est sûr, je l'ai connue encore jolie, mais je ne l'ai connue qu'obèse, toujours affublée d'un immense tablier qui cachait son corps.

Je détache mon regard d'elle, je me décide à étudier une autre photo où étaient réunis mon père, ma mère et des amis. Ce devait être jour de fête chez les N, la grande sortie! Papa, un homme robuste pas très grand, au regard clair, aux cheveux blonds légèrement bouclés, avait troqué son béret pour la casquette, il était sur son 31: cravate, costume, chaussures clinquantes. Il me semble cependant avoir le visage grave. Il avait posé une main protectrice sur le bras de Ginette sa première fille. La ressemblance est frappante avec mon frère Michel. À l'opposé se trouvait ma mère, qui avait déjà commencé à grossir. Elle tenait dans les bras un bébé, probablement leur deuxième enfant Julot. Maman était souriante, contrairement à son mari. Est-ce que quelque chose avait contrarié Jules ce jour-là? Maman était élégante. Ginette était mignonne, le bibi qu'elle avait sur la tête était assorti à son manteau. Cette photo me fait penser à une famille aisée qui se serait offert une journée à la mer. M'est revenue à l'esprit une conversation que ma mère m'a racontée: un jour, papa lui avait dit: « maintenant qu'on a mangé notre vache maigre, le meilleur est à venir ». Hélas, il se trompait, mais connaissant un peu son côté crâneur, je me suis dis sur le coup: il avait invité ses amis à la mer. Je reconnais celui qui est devenu mon parrain, Marcel. Il était avec sa femme que j'appelais marraine et leurs enfants.

Quand je regarde de plus près, je remarque que la photo a été prise dans un studio de photographe et que le bateau à quai sur la gauche n'est qu'un décor. Adieu la sortie à la mer!

Me reste encore à détailler deux photos: celle de mes frères et sœur nés du premier mariage de ma mère, les N. On y voit Ginette, l'aînée, Michel le troisième et Julot le deuxième. Moi je n'étais sans doute pas née ou trop petite pour me tenir debout sur le seuil d'une porte. Sans doute nous étions encore au petit Lannoy impasse Briffault. Qui a pris cette photo? Mon père? Les trois enfants ont l'air bien sages, Ginette habillée comme une petite fille sage, bien coiffée prenait la pause. Déjà consciente de sa beauté, elle semblait bien décidée à voler la vedette, comme encore à ce jour. Au milieu se tenait Michel, sa chevelure frisée et blonde auréolait son visage poupon, affichant un air débonnaire qu'il a gardé même adulte. Il était mal fringué, cette photo n'a sans doute pas été préparée, quant à Julot, je revois sa tête de toujours, l'air crâne, les mains dans les poches on dirait qu'il nous dit: »ben alors quoi? ». Le souvenir que j'ai de lui correspond bien, cet air un peu arrogant, la tête haute. Je remarque leurs chaussures de qualité et je me dis: j'ai hérité ça de mes parents, j'ai toujours acheté des chaussures de qualité pour mes filles.

Arrive la dernière photo, celle de cette jeune femme élégante mince et grande qui pause sur la grand place de Bruxelles. C'est la sœur de mon père, tante Flora. Tante Flora a eu un garçon et une fille. Malgré mes recherches, je ne sais rien d'eux peut être mes cousins et cousines sont-ils encore en vie ou leurs descendants en Belgique ?

L'EMPRISONNEMENT DE JULES

Le jour de l'arrestation de Jules, Marthe perd tous ses repères. Elle, si fragile, se retrouve désormais seule avec quatre enfants. La petite dernière, Mimi, moi, n'avait pas cinq ans.

Maintenant, Marthe ressasse. Jules ne lui disait jamais rien. Quand leur médecin le docteur Trinquet venait le voir, ils allaient parler dans le jardin. Elle trouvait ça bizarre. Jules s'était engagé dans la Résistance. Elle avait bien essayé de le raisonner, lui avait même dit: et si on t'arrête? Il lui répondait: ne te mêle pas de ça. Ne t'inquiète pas, la guerre est bientôt finie. Alors elle était rassurée, son homme veillait.

C'est vrai qu'avec lui ils n'ont jamais eu faim, mais maintenant que Jules vient d'être arrêté, que va-t-elle devenir avec ses quatre petits?

Bien sûr Jules avait des copains, de très bons copains. Il avait même choisi l'un d'eux, Marcel, comme parrain de Mimi. Oui, mais des copains de cabaret. Pourra-t-on compter sur eux? Une fois ou deux ils sont sortis ensemble, pas davantage.

Elle pense avoir de l'appui de sa sœur Raymonde, mais celle-ci tient un café, elle est occupée. Et les voisins? Maintenant que Jules est parti pour la prison de Loos Les Lille, qui va gérer la maison et faire les courses? Qui ira voir la maîtresse d'école, et les tickets de rationnement et l'argent, qui va en rapporter ? Heureusement on a du charbon et de la farine. Et peut-être que Jules va bientôt rentrer. Et puis Ginette est là. Elle est dégourdie, elle a onze ans. Marthe, désemparée, lui délègue toutes les démarches. Puis Marthe trouve à faire des ménages chez Courouble à Roubaix, une minoterie que Jules livrait. Pendant qu'elle travaillait, c'est Ginette qui gardait la maison et nos deux frères, en revanche, Mimi, comme on l'a on l'a surnommée, Marthe l'avait mise en nourrice chez Maria.

Marthe savait qu'elle ne pouvait pas faire appel à sa sœur. Elle avait un fils peut-être plus âgé que Ginette, Robert. Mais tous les jeudis notre cousin venait à la maison, pour nous c'était la fête, il y avait des tranchées dans le jardin et des abris en cas de bombardement. Mes frères préparaient des boules de terre et on se bagarrait. Il y avait le clan des Français et celui des Allemands. Moi je voulais être du côté des Français, je voulais gagner. Quand la lutte était finie, mes frères me hissaient sur la baladeuse et on me faisait faire le tour du jardin. J'étais la reine des balochards et croyez-moi j'étais fière et heureuse, j'étais quelqu'un, on s'intéressait à moi. Quelle prétention déjà!!

Marthe était à court d'argent elle sollicita la maman de Jules, en vain.

Marthe avait supplié Jules de partir un moment pour se mettre à l'abri quand le docteur Trinquet avait été arrêté huit jours plus tôt. A l'abri? mais non, il ne voulait pas quitter sa famille et où irait-il d'ailleurs? C'était hors de question.

Peu de temps après l'arrestation de mon père, ma mère obtient un laisser-passer à la Kommandantur pour aller voir son homme à la prison de Loos. Il est daté du 6 juillet 1944. Je l'ai en ma possession, il était dans le sac de ma mère. Y figure le très glaçant tampon du Troisième Reich.

Ma mère se rend à la prison en empruntant le tramway. Depuis la place d'Hem, elle n'a que quelques centaines de mètres à faire pour se rendre à la station de tram d'Hem Bifur.

Elle pouvait lui rendre visite une fois par semaine, lui parler, lui donner un colis, récupérer son linge pour le laver. Il lui dit: je compte sortir bientôt, ils n'ont rien trouvé contre moi, ils vont me libérer. A la visite suivante, Marthe tend son laisser-passer, comme d'habitude. On lui confisque le colis de mon père et on lui ordonne de partir, elle ne peut plus le voir, ni lui apporter de colis, juste récupérer son linge et le lui rapporter lavé.

Par la suite, Jules arrive à communiquer en glissant des feuilles à cigarettes, dans les ourlets des pointes du col de ses chemises sales qu'elle récupère. Il lui écrit: je t'aime, je t'aime.

Depuis la prison de Loos, le 21 juillet 1944, le jour de l'anniversaire de Marthe, Jules écrit une première lettre. Il lui fait toutes sortes de recommandations.

Chaque fois que je relis cette lettre, j'ai les larmes aux yeux. Malgré quelques fautes d'orthographe, que j'ai corrigées, je constate qu'il s'exprime correctement. Je ne sais rien de son parcours scolaire, mais je sens qu'il a eu de bonnes bases. C'est fou ce qu'on apprend de la personnalité d'un homme en lisant une de ses lettres, surtout écrite dans de telles circonstances. J'y vois un amour immense pour sa femme et ses enfants, un amour qui est parvenu jusqu'à moi grâce à ces lettres et que je ressens chaque fois que je les relis. On sent aussi qu'il est très protecteur, qu'il a l'habitude de donner des directives à ma mère.

« Ma chère Marthe chérie,

Je t'écris ces quelques mots pour te faire savoir que je suis en bonne santé. J'ai reçu ta lettre où tu me dis que tu travailles toute la semaine. Tu peux écrire une lettre assez longue, ça me fait plaisir. C'est aujourd'hui ta fête. Je te la souhaite de tout coeur. Dis-moi si ça va bien à la maison, si les enfants sont bien portants, s'ils sont sages. Tu les embrasseras bien pour moi, ma chérie. Je voudrais passer le tribunal le plus tôt possible car j'ai l'espoir d'être acquitté. N'oublie pas de me mettre du savon, du dentifrice chaque fois que tu rapportes mon colis, mets-moi trois serviettes, du papier pour le cabinet. Surtout fais attention à ton argent car j'aurais beaucoup de peine à te savoir sans rien. Dis-moi, si tu travailles, tu as le droit à l'allocation familiale, et si tu as touché mes congés payés. Ne donne pas de bois à personne car il est trop cher et reste chez toi avec les enfants chaque fois qu'il y a une alerte. Je fais une petite prière pour toi et les enfants. Je termine en t'embrassant bien fort, ma petite femme et ainsi que mes chers petits, Ginette, Julot, Michel et ma petite chérie Marcelle ainsi que ma chère petite femme que j'aime pour la vie, plus que tout au monde. »

Quand je lis la dernière phrase, je me dis que mon pauvre père était vraiment très amoureux de ma mère. Plus que tout au monde... comme c'est beau et pour la vie... s'il savait.

Il a signé: Octave N Prison militaire allemande, cellule 111 Loos les Lille. Ce qui me rappelle qu'Octave était son premier prénom, même s'il s'est toujours fait appeler Jules.

Finalement Jules sera accusé de sabotage. Le gamin qui faisait partie du même réseau que mon père, présent au moment de l'arrestation de Jules aurait avoué sous la torture certaines de leurs actions. Il est décédé à la prison de Loos. Je me dis qu'au moins il n'aura pas connu les camps de la mort, mince consolation.

LE DEPART DE JULES POUR L'ALLEMAGNE, NACHT UND NEBEL

Une deuxième lettre parvient dans des circonstances assez rocambolesques.

Un jour un inconnu est venu sonner chez ma mère. Après s'être assuré de son identité, il lui a tendu la lettre de mon père, il explique qu'il l'a trouvée dans la rue.

Mon père l'a jetée du camion qui l'emmenait à la prison Saint Gilles de Bruxelles. Elle est datée du 24 juillet. Jules indique qu'il part pour l'Allemagne après un court séjour à la prison Saint Gilles à Bruxelles. Il regrette de ne pas avoir de photo de sa femme et de ses enfants. Je me dis qu'il a dû beaucoup souffrir de ne pas avoir de photo à laquelle s'accrocher.

« Loos le 24 juillet 1944,

Chère Marthe,

Je pars en Allemagne, mais je crois qu'on restera quelque temps à Saint- Gilles. Ecris de suite à Flora, qu'elle m'apporte du tabac et du pain. Je pars avec courage car je sais que tu prendras soin de mes quatre petits. Au revoir ma chérie et surtout sois courageuse et pense souvent à moi. Je regrette de ne pas avoir de photo de vous autres. Embrasse bien mes chers enfants. Mille baisers de ton Julot et à bientôt j'espère. »

A la suite de cette lettre il a écrit: Je vous supplie d'envoyer cette lettre le plus tôt possible, voir au dos.

Au dos, on peut lire: veuillez envoyer ce papier à madame N. Marthe Place de la République, impasse Droissart à Hem.

Il a écrit cette lettre sur un feuillet qui semble issu d'un petit livre de comptes.

Je me pose la question: et si cette lettre ne nous était pas parvenue, aurions-nous su que mon père était parti en Allemagne?

Finalement après avoir fait des recherches sur les « Nacht und Nebel », il semble bien que ce décret ait justement été promulgué pour faire disparaître les prisonniers et laisser leur famille dans l'expectative et l'incertitude.

J'ai eu un aperçu du parcours de mon père à travers différents documents. C'est grâce à eux que j'ai appris qu'il était concerné par le décret NN. NN comme Nacht und Nebel. Comme beaucoup de gens bien sûr, j'en avais entendu parler sans savoir exactement ce qui se cachait derrière ce sigle, ces mots, et ce que cela impliquait exactement. Je savais seulement que l'on traduisait en français par: « Nuit et Brouillard ». Je connaissais bien sûr la chanson de Jean Ferrat.

Mon père figure sur la liste des départs NN pour Bruxelles en juillet 1944.

J'ai voulu comprendre pourquoi de la prison de Loos Les Lille, mon père était parti à la prison Saint-Gilles à Bruxelles, puis à Cologne, puis à Ebrach, puis à Flossenburg, puis à Dachau. J'ai fait de longues recherches jusqu'à ce que les pièces du puzzle se mettent enfin en place. Et ma tablette fut ma plus précieuse alliée.

Dès le début de l'occupation, en juin 1940, les Allemands avaient mis en application des mesures pour prévenir et réprimer toute forme de rébellion.

En 1941, après la rupture du pacte germano-soviétique, Hitler ne veut plus aucun obstacle à l'intérieur des pays occupés. L'objectif est double, se débarrasser du judéo-bolchévisme et conquérir de l'espace vital pour le peuple germanique. Des arrestations massives de communistes, des exécutions de Résistants eurent lieu, ce qui eut pour conséquence de renforcer la Résistance. Les communistes multiplièrent leurs attaques contre l'occupant notamment des sabotages et attentats contre des officiers ou soldats de la Wehrmacht.

Le 16 septembre 1941, Hitler dicta une ordonnance, signée par le feldmarchall Keitel qui visait les actions récentes menées par les communistes. Cette ordonnance n'atténua pas l'opposition, au contraire. Il fallait trouver un nouveau moyen répressif et dissuasif.

Trois textes promus en décembre 1941 mirent en place la procédure NN. Le principe du secret et de l'isolement des personnes qui sont transférées en Allemagne est énoncé; la cible de ce décret est la population qui, sans nouvelles des proches, sera intimidée. Les prisonniers disparaîtront sans laisser de trace et aucune information ne sera donnée sur leur lieu de détention ou sur leur sort.

Les coupables transportés en Allemagne ne sont autorisés à aucun contact avec l'extérieur. Différents tribunaux sont désignés: Cologne, Ebrach... C'est pourquoi les NN sont transférés dans des prisons et non dans des camps de concentration, du moins au début.

Pour ce qui est des NN du Nord-pas de calais, ils sont transférés de Lille vers la prison de Saint-Gilles à Bruxelles.

En juillet 1944, le décret « terreur et sabotage » annule le décret NN et les déportés sont alors envoyés en camp de concentration. Ils sont intégrés au système concentrationnaire. La compétence des différents tribunaux devient nulle.

J'ai voulu en savoir plus sur la signification de:« Nacht und Nebel ».

« Nacht und Nebel » serait une interprétation surajoutée en 1942, par les nazis eux-mêmes à l'abréviation latine nn, nomen nescio, signifiant « je ne connais pas le nom », pour désigner une personne qu'on ne veut pas ou ne peut pas nommer. Ainsi donc, la notion véhiculée par ces deux lettres fatidiques, est celle de l'anonymat.

Nuit et brouillard ! Deux images de l'oubli: la disparition à la faveur de la nuit, à la faveur du brouillard.

L'expression « Nacht und Nebel » est sans doute extraite de « l'Or du Rhin » de Richard Wagner, si cher aux Nazis. En effet, dans un passage du célèbre opéra de Wagner, Alberich, roi des Nibelungen, coiffé du casque magique, se change en colonne de fumée et disparaît tandis qu'il chante « Nacht und Nebel, niemand gleich » (« Nuit et brouillard, plus personne »)

L'ARRIVÉE DE L'AUTRE

Marthe devient une femme obligée de travailler pour subvenir aux besoins de sa famille. Pendant ce temps-là, les enfants sont livrés à eux-mêmes. Les voisins disent que Jules et Michel font des bêtises. Ils se sont liés à une bande de voyous. Ginette fait partie de l'équipe. Elle a un peu plus de onze ans, elle est très jolie. Marthe n'en peut plus.

C'était son homme qui s'occupait de tout, lui restait la maison à entretenir et les lessives ainsi que les repas pour eux six. Pour le reste, elle s'appuyait entièrement sur Jules.

Marthe allait rendre visite de temps en temps à son ancienne voisine Eugénie au café de Julienne D. Elle se lia d'amitié avec la patronne. Un jour Ginette qui s'était foulé la cheville fut transportée là-bas. Elle dit avoir aperçu notre mère qui descendait du premier étage accompagnée d'un homme en uniforme, un Italien. Je suis perplexe face à cette affirmation. Qu'est-ce que cela signifie? Que ma mère fréquentait un homme, de surcroît un ennemi tandis que son mari était prisonnier?!

Il y avait beaucoup de différence d'âge entre les deux filles de Julienne, l'aînée Yvonne était fiancée avec un certain Marcel E. La plus jeune Andrée sera ma meilleure amie. Je me souviens que nous jouions au ballon sur la place devant le café.

La mère du fiancé venait au café de la place d'Hem chez Julienne, elle avait pour prénom Augustine, mais préférait qu'on l'appelle Gustine. Un jour, peut-être après plusieurs rencontres, Gustine, connaissant la situation de Marthe, lui dit: j'ai un autre fils André, il revient de Hyères. Il a été réformé de l'armée.

Je me souviens effectivement d'une photo de lui entouré d'autres soldats, des tirailleurs sénégalais, mais il m'est impossible de savoir pourquoi il a été fichu hors de l'armée.

Je sais qu'André ne savait ni lire ni écrire compter ni même faire ses tiercés tout seul, mais au moment de la période de la guerre, l'armée reformait-elle ces personnes, pouvait-elle se le permettre? Il n'avait apparemment aucun problème de santé, ni aucune tare physique. L'armée lui avait-elle décelé un problème psychiatrique? Cela restera sans réponse.

Gustine propose donc à Marthe ce fils en précisant: vous aurez un homme qui pourra s'occuper du jardin, rentrer votre charbon et votre bois, vous ne serez plus seule.

Il revient peu de temps après. Marthe a bien sûr accepté. A-t-elle réfléchi avant de donner sa réponse? A-elle pesé le pour et le contre? Elle va enfin pouvoir se reposer sur quelqu'un, c'est tout ce qu'elle voit.

Cet homme n'était qu'un gamin, né en avril 1924, Marthe a neuf ans de plus que lui!! Ginette avait environ 12-13 ans.

On n'avait aucune nouvelle de Jules, le Résistant Déporté.

Ginette est traumatisée, un autre homme remplace son père, son héros, à la maison! Même si au début, André est vraiment là pour aider. Combien de temps a passé avant que ma mère et lui ne deviennent amants?

Peu à peu, personne ne se souvient quand exactement, André s'est vraiment installé à la maison. A-t-il dormi tout de suite sur place et quand est-il entré dans le lit de ma mère?

Il trouve du travail et ma mère peut rester à son foyer et s'occuper de ses enfants. Moi, j'étais la plus petite, j'ai accepté plus facilement le présence de cet inconnu. Nous ne l'avons jamais appelé papa. Je me souviens l'avoir fait une seule fois et avoir été très sévèrement rabrouée par lui.

Toujours est-il que le ver est dans le fruit. Ginette a été sans doute la plus traumatisée: son papa remplacé par un homme et si vite!! Marthe a-t-elle réfléchi? Elle a pris un amant, un gamin. 9ans de différence d'âge. Encore et encore je me pose cette question: qu'est-ce qui lui est passé par la tête? Elle ne semble pas avoir eu peur du qu'en dira-t-on. Comment ont réagi les voisins?

Il m'est impossible de dater exactement l'arrivée d'André à la maison. J'ai beau questionner Ginette, elle ne sait pas non plus. Nous nous sommes cependant remémoré certains événements. En septembre 1944, les allemands sont en déroute. Avant de partir, ils avaient décidé de faire sauter leurs dépôts de munition, notamment celui du château de la Marquise à Hem. On était à table, un matin, soudain la sirène se déclenche. Très vite nous sommes descendus rue du Rivage tout près de la maison, dans le blockhaus. Nous y sommes retournés plusieurs fois, nous y avons même dormi. Je me souviens qu'une fois, quand l'alarme s'est tue, nous sommes rentrés chez nous, nos bols de lait et de flocons d'avoine étaient noirs de poussière.

Une autre fois, après l'avertissement de la mairie qu'une explosion allait avoir lieu, Marthe était partie à l'aventure le plus loin possible vers Forêt sur Marque. Nous avions dormi chez des personnes que nous ne connaissions pas, sans doute étonnés de voir une jeune femme et ses quatre enfants errer dans les rues.

Donc, je pense qu'André n'avait pas encore pris possession des lieux à ce moment-là en septembre 44.

Ginette vient encore de me certifier que ma mère avait connu un Italien. Je suis horrifiée. D'après elle, il était caserné au château Six, sur la route de Forêt sur Marque, réquisitionné par les Allemands! Je me souviens vaguement qu'André insultait ma mère en allemand, une insulte sans doute entendue de la bouche des Boches. Les disputes étaient régulières. Inutile de dire que je suis anéantie concernant ma maman et cet Italien. Est-ce réel tout ça?

André était là quand maman commença à travailler chez Courouble. Au début j'allais chez Maria, une vieille voisine dans la journée, Ginette et nos frères étaient à l'école, je rentrais le soir à la maison. Suis-je allée en maternelle?

Les garçons semblent accepter le nouveau venu.

Quant à Mimi, elle est si petite et la guerre est finie!! On a vu arriver les chars américains, ils sont beaux les soldats, ils passent dans la rue et distribuent des chewing-gums. Michel a réussi à monter sur un char. Son esprit d'aventure se confirme. Julot doit sans doute observer, réfléchir comme il le fera adulte. Ginette exulte, crie, applaudit, se fait remarquer comme d'habitude, peut-être que son père reviendra bientôt. La liesse est palpable dans la foule, mais demain de quoi sera-t-il fait?

Après le départ de Jules en Allemagne et l'installation si rapide d'un autre homme, Marthe n'eut plus de relation avec sa belle-famille sauf la sœur aînée de Jules, Flora installée en Belgique, mariée, et maman d'un garçon et d'une fille. Malgré mes recherches, je n'ai pu à mon grand regret retrouver leur trace. Mes racines me manquent. Je voudrais en savoir plus. René et moi, fiancés étions allés voir la mère de mon père. Je peux vous confirmer les paroles de Marthe, ayant vu le compagnon de la grand-mère, la soumission de celle-ci et le climat malsain de bondieuseries. C'était palpable.

Marthe, une femme désemparée qui laisse entrer un jeune homme dans son foyer pour la seconder.

MARTHE EST ENCEINTE ET JULES VA RENTRER

Ce qui doit arriver arrive. Marthe se retrouve enceinte.

Un jour, c'était en mai 1945, Marthe était au bistrot chez Julienne. Ginette reçoit une lettre. L'enveloppe est tamponnée du Ministère de la Guerre. Vite, elle va porter la lettre à sa mère. On annonce à Marthe que son mari a été libéré et qu'il va rentrer dans son foyer:

« Le Ministère des Prisonniers, Déportés et Réfugiés est heureux de vous informer de la libération de:

Monsieur Octave, Jules N,

actuellement en instance de rapatriement

Certains libérés ont pu devancer nos informations et seront rentrés dans leur foyer quand arrivera la présente note.

Veuillez agréer, M l'assurance de nos sentiments distingués

Pour le Ministère et par délégation le Directeur de L'Absent.

P.O Le Sous-Directeur des Fichiers et Statistiques.

R. Garnier »

Il va rentrer dans son foyer, mais quel foyer? Un autre a pris sa place.

Ginette est folle de joie!

N'importe quelle femme de déporté aurait sauté au plafond, de joie!, mais Marthe, dans sa situation doit sans doute balancer entre la joie et la crainte, peut-être même la terreur. Est-ce qu'elle avait tout simplement fait une croix sur son mari? Oui, à sa place, j'aurais été terrorisée, enfin, je n'aurais pas pu être à sa place en fait.

J'ai pourtant essayé de m'y mettre.

« Jules va rentrer d'Allemagne. Je l'ai appris tout à l'heure, c'est Ginette qui m'a apporté la lettre du ministère de la guerre au café de Julienne.

Elle l'avait ouverte. Quand elle me l'a tendue, j'ai lu dans son regard son bonheur et aussi sa haine.

Je suis effrayée de voir combien elle semble me détester. Je ne peux pas lui en vouloir. Après tout, elle a hérité de l'intelligence de son père.

J'ai bien failli m'évanouir sous le coup de l'émotion. Heureusement, Julienne m'a apporté une chaise.

J'ai du mal à décrire les sentiments qui m'ont envahie. La joie, oui bien sûr la joie, une immense joie, rapidement submergée par la terreur, bien plus puissante que ma joie.

J'ai aussitôt porté une main sur mon ventre, senti ce petit être qui avait commencé à pousser en moi. J'ai tout de suite su que j'allais devoir prendre une décision. J'ai d'abord pensé à me tuer, la seule solution qui m'est apparue à la hauteur de la situation.

Jules, mon Jules allait revenir de là-bas et voir qu'un autre homme avait pris sa place, et que j'attendais un enfant de lui. Et peu après, il apprendrait ce qui s'était passé en son absence, tout ce qui s'était passé. Ma grande, et pourtant encore si petite Ginette allait forcément tout lui raconter. Et les voisins aussi .

Que devais-je faire? Comment allais-je donc pouvoir nous supprimer, moi et le fruit de mon péché?

Jules, mon si fier Jules, fier de sa femme, de ses enfants, n'allait jamais me reprendre, accepter une telle situation. Il était ce qui m'était arrivé de mieux dans ma misérable vie et moi, je portais l'enfant d'un autre alors qu'il revenait de cet enfer, où chaque jour pour survivre, il pensait sans doute à moi, sa petite femme et à ses enfants chéris. Chaque jour pour essayer de faire abstraction de l'endroit où il se trouvait en espérant nous retrouver bientôt.

La lettre du ministère de la Guerre annonçait que le camps de Dachau avait été libéré quelques jours plus tôt. J'ai imaginé la joie de Jules, son soulagement, l'espoir de nous retrouver le plus rapidement possible, tous en bonne santé.

Privé de ses nouvelles, je ne savais pas dans quel état j'allais le retrouver et lui, qu'imaginait-il retrouver? Sa petite femme qui l'attendait sagement?

Je dois prendre une décision.

Comment pourrais-je laisser mes petits sans leur mère? Ils ont besoin de moi, et que ferait Jules sans moi? Comment arriverait-il à les élever?

Puis-je compter sur son pardon, sa compréhension?

L'autre va partir, il le faut. Il faut que j'efface les traces de tout ce qui s'est passé. Je ne sais pas combien de temps Jules va mettre à rentrer, il faut, oui, il le faut..., il faut que je mette fin à cette petite vie. Pour reprendre le cours de la mienne, pour reprendre mon mari.

Je ne sais pas si Dieu me le pardonnera un jour, moi, je sais que je ne me le pardonnerai jamais. J'aime tant les enfants.

Les gens me regardent d'une façon bizarre, la nouvelle du retour de Jules a sans doute fait le tour du village. Chacun doit se demander ce qui va se passer. Cette nuit, oui, cette nuit, quand les enfant dormiront, je ferai ce qu'il faut. Je sais comment procéder.

André n'est pas là, les enfants dorment. J'ai pris une bassine et une longue aiguille qu'une faiseuse d'anges m'a fournie. Et je l'ai enfoncée le plus loin possible. Je n'imaginais pas qu'une telle douleur puisse exister.

J'ai hurlé, malgré moi. J'ai eu peur d'avoir réveillé les enfants.

J'étais en train de tuer un petit être qui n'avait rien demandé à personne.

Un crissement, une résistance, j'ai tourné et retourné l'aiguille. Du sang a jailli. Je ne savais pas si c'était le sien ou si c'était le mien.

Au bout de quelques minutes, j'ai ressenti des contractions, une envie de vomir et tout ce sang qui ne voulait pas s'arrêter de couler...

Et puis il est sorti, j'ai eu envie de hurler, de prendre ce petit être que je venais de tuer dans mes bras.

Je me souviens avoir aperçu Ginette, puis je me suis évanouie. Je me suis réveillée à l'hôpital. »

Connaissant Jules et sa fierté légendaire, c'est sûr, il ne voudra plus d'elle!

Pourtant, elle choisit de reprendre Jules. De toute façon, il ne lui laisserait pas les enfants, ses enfants!! Alors, dans la panique, elle fait ce qu'elle doit ou croit devoir faire. Un soir les enfants sont couchés, André est absent. Ginette entend Marthe crier, hurler, en bas dans la cuisine. Elle descend et voit Marthe ensanglantée, près d'elle une bassine et un drôle de machin. Elle réalise maintenant que c'était une grande aiguille qui servait aux avortements.

Ginette appelle une voisine au secours, elle arrive. Contacté, le médecin, maire d'Hem à cette époque, refuse de se déplacer, pensez donc, une femme de déporté enceinte! Il répond: « Je ne me dérange pas, il faut qu'elle soit hospitalisée ». Ironie du sort se sont des membres de la France libre qui conduisent Marthe à l'hôpital.

Bien sûr, je me pose des questions, qu'a-t-il bien pu se passer dans la tête de Marthe ce jour-là? A-t-elle commencé mentalement à faire les bagages d'André? « Désolée mon mari rentre à la maison ». A-t-elle envisagé un instant de fuir avec André et les enfants? Mais pour aller où?

Pour moi, son choix d'avorter signifiait qu'elle avait décidé de reprendre son mari.

On attend le retour du héros. Je ne sais pas, mais je suppose, du moins j'espère que André a libéré les lieux à ce moment-là. Oui, certainement, je n'imagine pas autre chose.

Une femme désespérée, partagée entre la joie de retrouver son mari et l'horreur de devoir mettre fin à une petite vie, elle qui aimait tant les enfants.

MAIS JULES NE RENTRE PAS

Mais voilà, Jules ne rentre pas.

Des Déportés revenant des camps de concentrations furent hébergés au château de la Potennerie à Roubaix. Marthe décida d'aller travailler dans ce centre d'accueil, elle avait priorité en tant que femme de Résistant déporté. Elle a sans doute l'espoir d'y retrouver Jules. Peut-être est-il devenu amnésique et c'est pour cela qu'il n'est pas rentré à la maison?

Volatilisé! Est-il mort du typhus alors que les camps libérés étaient ravagés par ce fléau? Marthe a entrepris des démarches pour le retrouver.

Une lettre du même bureau qui avait informé Marthe du retour de son mari arrive, datée du 5 juin 1945:

« Madame,

Nous avons bien reçu votre lettre du 24 mai concernant votre mari.

Nous avons le regret de vous informer qu'il ne nous est pas possible actuellement de vous donner de nouveaux détails sur la date de rapatriement et l'acheminement des Libérés.

Toutefois, nous tenons à vous faire savoir que dès que les Libérés franchissent la frontière, ils ont la possibilité d'envoyer un mot à leur famille.

Veuillez croire, madame, à l'assurance de nos sentiments dévoués.

Pour le Sous-Directeur des Fichiers et Statistiques.Le chef du 2ième bureau. »

Un certain Schenk a signé.

Les jours passent et toujours pas de nouvelles de Jules!

Quand André E a-t-il réintégré le bercail? Aucune idée. Continuaient-ils à se voir, lui et ma mère? Aucune idée non plus.

Un soir à la maison, un homme vient voir ma mère, c'est un ancien déporté, Roland H, libéré du camp de Flossenbourg; il était tenancier du café du tilleul au moment de l'arrestation de mon père et a été arrêté en même temps que lui, il faisait partie du même réseau. Il raconte avoir été un moment avec mon père. Je me souviens que nous étions couchés, nous les enfants N. Il s'appuyait sur le montant du lit. Il raconte que mon père et lui ont eu l'occasion de travailler pour les Allemands. Dans une première version, j'avais compris que c'était dans un garage. J'ai lu quelque part que c'était dans une usine de munitions. Toujours est-il que Roland H a accepté et qu'il est revenu et que mon père a refusé et qu'il a été envoyé à Dachau. Roland est revenu bien malade, il a été soigné, il avait l'air en pleine forme. Nous lui en avons voulu longtemps d'être revenu alors que notre père était mort. Roland nous a pourtant dit qu'il avait essayé de convaincre mon père en vain de travailler pour les Allemands: « Ne fais pas ta tête de mule » Alors de Flossenburg, mon père a été envoyé à Dachau.

Nous avons appris plus tard que le jour de la libération du camp de Dachau, il était sur la liste des libérés. Je veux de toutes mes forces croire que Jules a vécu ce moment. Pour le Ministère il a été porté disparu, est-il mort à ce moment-là ou juste avant ?

Plus tard, j'ai fait des recherches, j'ai écrit au député maire de Roubaix, Marcel Guislain, ancien déporté revenu des camps lui aussi.

Marthe reçoit un acte de disparition, daté du 22 juillet 1946, émanant du Ministère des Anciens Combattants qui précise qu'il

« Déclare la disparition de N Octave, Jules, né le 28 janvier 1914 à Roubaix (Nord).

Dans les conditions suivantes:

Arrêté par la Gestapo le 26 avril 1944. Déporté au camp de Flossenburg jusqu'en février 1945.

Aurait été vu à Dachau le 29 avril 1945. »

Grâce à ce document, Jules pourra être déclaré mort au bout de cinq ans . En outre est-il précisé, à tout moment, l'acte de disparition peut être transformé par le Service de L' Etat Civil en acte de décès si les précisons sont fournies.

La place est à nouveau libre pour André E.

Ma mère a fait les démarches nécessaires pour obtenir la régularisation de l'état civil de mon père. Elle n'a pas perdu de temps. Plus vite elle obtenait ce certificat, plus vite elle pouvait régulariser sa situation avec André.

Dans les papiers de mon père, j'ai retrouvé une lettre des Anciens Combattants datée du 24 juin 1946:

« Madame, J'ai l'honneur de vous accuser réception de votre demande du 1er Juin 1946 en vue d'obtenir la régularisation de L'Etat civil de Monsieur N Octave. »

La régularisation de l'état civil n'a eu lieu qu'en septembre, j'ai retrouvé la trace du document sur le livret de famille de mes parents, il est écrit:

Jugement déclaratif de décès: Fin avril 45 décédé Dachau, jugement déclaratif de décès de la première chambre du 7avril de Lille en date du 25 septembre 46 transcrit à Hem le 6 11 46 numéro 71.

Voilà, fin de l'histoire pour mon père.

Par hasard en regardant le livret de famille de mes parents, je viens de voir le prénom de Danielle, et sa date de naissance: 27 août 1946 écrite de la même écriture que l'officier d'état civil qui a notifié l'acte de modification d'état civil de mon père.

André E a reconnu Nanou plus tard, après son mariage avec Marthe. Quel micmac!

Qu'est-ce que ma mère a fourni comme éléments pour obtenir aussi rapidement la modification de l'état civil de mon père?

Je viens de retrouver des documents.

Par décision en date du 18 décembre 1951, le Ministère des Anciens Combattants attribue le titre de Déporté, Résistant à Monsieur N Octave ce qui lui vaut l'attribution d'un grade d'assimilation ou de la mention 2ième classe et un paiement de la solde de captivité.

La légion d'honneur lui a en outre été attribuée à titre posthume le 15 avril 1951.

MARTHE S'EST MIS DANS LA TÊTE QUE JULES NE RENTRERAIT PAS

Marthe s'est mis dans la tête que Jules ne reviendrait pas! Elle vient de recevoir la carte de veuve de disparu déporté mort pour la France. C'est Ginette du haut de ses 14 ans qui a fait toutes les démarches. Marthe perçoit désormais une pension de veuve de guerre.

Au moment de son mariage avec André cette pension sera transférée sur la tête du dernier des enfants N, moi, jusqu'à sa majorité, 21 ans. Le titre de pension d'orphelin est établi au nom de Marcelle N, mais c'est André qui se déplace pour l'encaisser tous les trimestres, le 25 du mois.

Marthe avait la procuration puisque nous étions mineurs. Sans doute que Marthe avait donné le pouvoir d'encaisser à son deuxième mari.

Ginette enragée de le voir dans le lit de son père, doit pourtant s'y résoudre. Les garçons semblent accepter plus facilement.

Julot, mon frère, méprise cet homme. Le mépris est dans sa nature. Ce mépris dans un premier temps se répercutera sur les enfants d'André. Plus tard, Julot acceptera ses demi-frères et sœurs. Comme il adore sa maman, il ne va pas lui faire du chagrin.

Michel n'émet pas d'objection, il accepte point final, quant à Mimi, que pense une gamine de son âge?

Jules aurait été libéré en avril 1945. André a pris ses aises dans notre foyer! Il a trouvé du travail à la blanchisserie du Nord à Hem. Il a un bon copain, le fils de la voisine, Léon. Sa famille s'est introduite aussi dans notre maison, d'abord Augustine, sa mère, puis ses frères et sœurs. Il faut dire que nous avons fini par les considérer comme grand-mère, oncles et tantes. Gustine était gentille, elle venait souvent nous voir. Son sac contenait toujours des bonbons. La sœur de Marthe a continué de venir aussi, en revanche, nous allions rarement chez notre grand-mère, la maman de Jules. La seule fois où j'ai vu un de mes oncles, un demi-frère de mon père, venir à la maison, c'était pour demander un certificat de décès de Jules. C'était la guerre en Algérie et comme Jules était mort pour la France, ses frères n'iraient pas en Algérie.

Je suis bouleversée à la lecture de tous ces documents, mais il m'est toujours impossible de blâmer ma mère. Je la revois nous racontant des histoires au coucher. Oui, mais c'était du temps du mariage de Marthe et de Jules. Que s'est-il passé dans la tête de cette jeune femme? Pourquoi a-t-elle laissé entrer ce pervers dans notre maison, dans ce foyer construit par elle et son premier mari? Dans ce nid que je croyais douillet et aimant. A-t-elle eu des remords? Elle nous a fait le récit de notre père, nous l'a présenté tel un héros, même après, pendant son second mariage!

Elle nous chantait sans arrêt des chansons. Sa voix me semblait superbe! C'était toujours des chansons tristes. Je l'entends encore, je les connais par cœur: Les roses blanches, L'hirondelle du faubourg... Elle nous a raconté l'histoire du petit Quinquin, cette chanson connue dans le Nord de la France de cette pauvre dentelière de son courage et de sa tendresse qui essaie vainement d'endormir son enfant afin de terminer son ouvrage et espérant être payée à la fin de la semaine. Elle nous parlait aussi de l'accordéon très prisé dans notre Nord.

J'ai beau chercher, je ne trouve aucune explication à cette attitude et je déroule dans ma tête le trajet de Marthe: d'abord orpheline très tôt, recueillie et emmenée dans une baladeuse, dans quelle famille? Elle se retrouve comme Cosette dans les misérables?

Elle devait faire le ménage chez untel et untel, sa communion ratée, l'école terminée si vite! Le travail à la filature si tôt, la rencontre avec mon père, leur mariage, l'engagement de Jules dans la Résistance, son arrestation. A-t-elle vécu celle-ci comme un abandon de notre père? Elle avait bien essayé de lui dire: n'oublie pas tes enfants et ta femme, on ferait quoi si tu te faisais prendre? Son engagement a été plus fort que l'amour de sa famille. Jusqu'à refuser de travailler pour les Allemands à Flossenbourg pour essayer sauver sa peau.

Elle était à nouveau seule et puis ses parents qui étaient morts fous comme on lui avait dit. Le cerveau de Marthe était-il lui aussi ébranlé?

Je me souviens de ses crises de nerf, de ses cris qui me faisaient peur!L'éternel récit de son enfance, de la vie qu'elle avait eue, des souvenirs lointains, puis après lentement et de plus en plus l'oubli d'elle-même, de ses propres enfants, le diagnostic du médecin: Alzheimer, comme sa sœur aînée. D'ailleurs Marthe est restée chez elle soignée merveilleusement bien par Marie, mais sous la garde de ce deuxième mari, sous sa coupe dirais-je. Comment s'est-il comporté envers elle?

Un dicton me revient à l'esprit: quand les volets sont fermés on ne peut voir ce qui se passe dans la maison. Bien sûr, mon frère aîné qui à cette époque habitait le Nord allait voir notre mère régulièrement. En aparté, il m'a dit qu'André était méchant et impatient avec elle. A moins que ça ne soit Marie-Paule, j'ai un doute. André buvait de plus en plus.

Je suis la plus jeune du couple Marthe et Jules. Peut être aurais-je été la dernière? Je suis la seule à avoir fait des recherches concernant mon père, après la réception de la lettre des armées annonçant son retour puis la longue attente qui a suivi. Dès mon adolescence, j'ai cherché sans relâche. Encore maintenant je voudrais savoir. Ma mère qui nous a toujours parlé de lui, en a fait un héros à mes yeux.

J'ai voulu connaître le parcours de mon père, l'histoire de son arrestation, de ses internements depuis la prison de Loos en France, de ses déportations dans les camps de concentrations en Allemagne. En 1969, j'ai écrit à Marcel Guislain, sénateur du Nord, en outre adjoint au maire de Roubaix, ancien Résistant dans le Nord au même moment que mon père.

Il m'a répondu dans une lettre datée du 17 octobre 1969, qu'il avait effectivement connu mon père qui était membre officiellement reconnu du Réseau Action 40. Et que mon père avait effectivement été vu à Dachau, mais qu'il était gravement malade au moment de la libération du camp, ou tout au moins dans les jours qui ont précédé.

« La désorganisation complète des services allemands qui étaient effrayés à l'approche des Alliés est la cause de la non transcription du décès de votre père. celui-ci est en effet décédé juste au moment où le camp allait être libéré et c'est pour cette raison que la mention de sa mort n'a pas été notée dans les archives.... » écrit-il.

Je ne me suis pas contentée de cette réponse, j'ai écrit à la croix rouge. J'ai contacté les associations d'anciens déportés. J'avais envie de rencontrer un ancien déporté revenu du camp de Dachau avec l'espoir de l'entendre me dire: « oui j'ai connu votre papa et voilà ce qui lui est arrivé...».

Comment faire son deuil quand on n'a pas la preuve du décès, uniquement des supputations?

Combien de livres ai-je consultés sur Dachau? Encore à ce jour quand à la télé passe une émission sur les camps de la mort, je scrute les images avec un fol espoir, celui d'apercevoir mon père!

Lors de mes diverses recherches, j'ai réussi à glaner quelques renseignements: le typhus avait décimé le camp de Dachau. Officiellement mon père serait mort le jour de la libération de Dachau ou le lendemain. Mon père a-t-il ressenti cette joie de se sentir libre? Ou était-il trop malade, ou déjà mort? Comment mon père est-il décédé? J'ai admis qu'il avait probablement contracté le typhus, mais je ne sais pas comment il a rendu l'âme. Quelqu'un l'a-t-il soutenu, réconforté ou est-il mort comme un chien?

Je me retrouve devant des questions sans réponses. Je ne suis pas la seule, hélas d'autres personnes sont dans cette même situation, elles recherchent quelqu'un, disparu d'ici ou ailleurs dans d'autres circonstances. Seules ces personnes peuvent me comprendre. La quête du disparu ne cessera jamais.

Toujours est-il que Ginette et Mimi ont hérité d'un beau-père, regard bleu-gris délavé fuyant dans lequel passent des éclairs inquiétants, un gros tatouage grossier sur le bras droit représentant une tête de femme et une croix.

SOUVENIRS D'ENFANCE

Un souvenir impérissable m'est revenu cette nuit. J'ai toujours eu une admiration démesurée pour les Anglais, mais aussi et surtout pour les Américains. Après la guerre une association là-bas parrainait des orphelins de guerre en France. Par quel hasard Michel notre frère a-t-il été choisi comme bénéficiaire de cette association?

À ce jour je ne sais plus, toujours est-il que ma mère recevait des lettres d'une famille, les Spang, écrites en anglais que notre propriétaire traduisait. J'étais au collège à cette époque, j'apprenais l'anglais mais ne le connaissais pas suffisamment! Je me souviens d'une photo envoyée par cette famille: un couple, deux ou trois ados, chapeaux de cow-boy, chemises à carreaux, bottes. Ils jouaient d'un instrument peut-être du banjo? Hélas comme beaucoup de choses, ma mère et André les ont fait disparaître, la seule chose qui les intéressait, c'était les colis.

Je viens d'en parler avec Ginette, ensemble on a fait l'inventaire des colis: un ballon de rugby à gonfler, des paquets de chicken-soup, des chewing-gums, des gros savons qui flottaient dans la baignoire et des habits, du tissu, beaucoup de tissu. Ginette me remet en mémoire la coupe de tissu parsemée de fleurs roses: « tu te souviens? Même que madame Dumortier avait fait des robes pour les petites et des ensembles pantalon bouffant court et haut boutonné pour les garçons. Toute la tribu était habillée avec ce tissu. Nous avions demandé à un photographe voisin de nous prendre en photo. Oui ça me revient, c'est avec une jolie robe faite avec du tissu envoyé par la Américains que tu as épousé le papa de Christian, quant à moi, j'avais récupéré une robe bleue turquoise assez longue que je portais quand René m'avait photographiée alors que je faisais la crâneuse, mimant de mettre en route le scooter de Julot.

Cette photo je l'ai encore. Avec Ginette, on se dit que les envois ont duré longtemps !! Moi j'essayais de gribouiller quelques mots de remerciement à ces Américains si généreux.

J'ai cherché en vain à les contacter. Seulement leur adresse avait disparu.

J'ai cherché sur Internet les Spang à Decatur dans l'Illinois. Je n'ai encore rien trouvé, maintenant je me dis si nos bienfaiteurs sont probablement décédés, leurs enfants doivent être encore en vie. Je pense aussi que notre famille a fait disparaître ou tenter de faire disparaître tous nos souvenirs heureusement qu'étant restée la dernière des N chez eux, j'ai pu sauver les papiers de mon père, son livret de famille, et celui des parents de ma mère.

Autre souvenir qui m'est renvenu: j'avais reçu des mains mêmes de madame de Gaulle une très jolie dinette en porcelaine. Je crois que c'était au cours d'une réunion des Fils des Tués. Cette dinette était un trésor pour moi, malheureusement, elle a été comme tous mes beaux souvenirs, très vite cassée.

J'ai su par Michel que maman lui avait donné la légion d'honneur de notre papa. Je crois qu'elle la lui a offerte à un moment où il prenait un mauvais chemin, comme pour le remettre sur la bonne voie en lui rappelant qu'il était le fils d'un héros.

Michel décédé, Ginette a revendiqué cette médaille à juste titre. C'est elle l'aînée qui aurait dû l'avoir, elle l'avait reçue pour mon père en tant qu'aînée des N, je crois que c'était le jour de l'inauguration du monument aux morts pour la France d'Hem. Probablement l'a-t-elle remise à ma mère aussitôt. Sa quête pour la récupérer est restée lettre morte. Est-elle au fond d'un tiroir, ou a-t-elle été monnayée? Allez savoir!!

UNE FAMILLE NOMBREUSE

Une famille nombreuse, c'est presque une tribu, un ensemble de personnes qui interagissent.Tout le monde est lié. Un famille nombreuse, c'est une ribambelle d'enfants qui doivent chacun construire sa personnalité en fonction de l'espace qu'on lui octroie.

A croire que nous étions conditionnés dans cette famille, tous agglutinés et contents de l'être. Le 48, comme on disait n'était jamais vide il y avait porte ouverte! C'était le lieu de ralliement, le QG. La rue du Calvaire était occupée par les voitures des uns et des autres, surtout le samedi et le dimanche les enfants et beaux-enfants des deux mariages de notre maman puis petits-enfants et plus tard arrières petits-enfants. C'était un défilé perpétuel. On avait littéralement pris possession de la rue. Les uns arrivaient, les autres partaient. Il y avait une sorte d'hyper attachement malsain entre tous les membres de la famille. A croire que nous étions tous des drogués. Tous les chemins menaient au 48. Nous y allions d'instinct, en rentrant du boulot, entre midi et deux...

Si vous saviez la joie et surtout la fierté que j'ai ressentie quand le couple Marthe et André a acheté un terrain à bâtir et fait construire une maison! Le terrain acheté au propriétaire, nous avions des obligations de remboursements au moment du paiement de ma pension d'orphelins André allait chercher ma rente, d'ailleurs au passage celle des enfants de Ginette aussi, à la perception de Lannoy. Donc tous les trimestres, je remboursais une partie des dettes. Les fondations de la maison ont commencé le 6 mars 1959, jour de la naissance de ma petite sœur Colette. C'est à la bêche que mes frères, mon fiancé à l'époque, puis un copain de mes frères, ont creusé ses fondations. J'ai fait une demande de crédit au nom du couple E au Crédit Immobilier. Ils ont obtenu un prêt facilement, il faut dire que j'étais et que je suis toujours tenace dans mes démarches. J'étais enceinte et je n'étais pas la seule. Mes deux belles-sœurs ( Mimi, la femme de Michel et Marie-Paule, la femme de Jules) l'étaient aussi. Ma mère devait l'être également. Imaginez un peu mon orgueil avec ma soif de promotion sociale, ma famille dans une belle maison qui lui appartenait! Et puis maman, avec sa grossesse, elle profitera du confort une salle de bain, de chambres supplémentaires, d'une salle de séjour, d'un salon, d'un garage et surtout d'un immense jardin.

Souvent maman disait: « je serais heureuse de savoir tous mes enfants unis ... même après ma mort ». Quel présage; c'est pour ça qu'elle choisissait les parrains et les marraines parmi les plus grands afin qu'ils soient responsables des plus petits. Pour tisser des liens indéfectibles. Je le devins, on m'avait assigné une mission, je me suis donnée, dévouée à cette fratrie. C'est moi qui ai accompagné ma mère chez le pédiatre avec Colette, notre dernière sœur.

On vivait en tribu, comme des gitans, à la différence que chez eux, on ne touche pas aux enfants. Je me souviens particulièrement d'un méchoui organisé dans le jardin. Antonio, le mari de Magaly surveillait la cuisson, relayé par l'un ou l'autre de temps en temps. Bernard servait à boire et à manger. Mes filles n'avaient pas voulu participer, elles boudaient dans un coin. Il me faut vous dire que l'agneau avait été élevé au 48, qu'elles l'avaient vu grandir. Le repas englouti, les hommes jouaient aux cartes. Au pied de la table, on installait des caisses de bière en litre. On fumait, on buvait. Du moins les hommes. Les femmes aidaient au rangement, à la vaisselle, toutes les femmes sauf une: l'épouse de Michel, Émilie. Elle arrivait, s'asseyait, se laissait servir et ne bougeait pas d'une semelle. Entre nous on disait: « c'est une vraie duchesse l » Les petits s'endormaient dans les fauteuils ou sur le canapé, on attendait que ces messieurs veuillent bien terminer la partie de cartes et nous ramener à la maison.

Des réunions se tenaient aussi à tour de rôle chez Julot ou chez nous. Je me faisais du cinéma, j'étais une dame, la maîtresse de maison, je recevais. A ce jour je me sens ridicule. C'est à mourir de honte. Nous étions trop nombreux, les réunions devenues impossibles dans nos maisons, nous avions décidé de louer une salle pour les fêtes afin de rester en famille. Maman y était comme une reine, entourée, adulée par ses descendants et leur marmaille, assise sur une chaise comme ci c'était un trône. Elle rayonnait curieusement. Je ne peux m'empêcher de faire un parallèle avec une ruche et la reine des abeilles. Elle était née pour pondre, voilà le mot est lancé! Tout le monde s'affairait autour d'elle. Les autres n'étaient que des ouvrières. Certaines ont été des esclaves sexuelles.

Etrangement, André ne participait pas à ces réunions. Certaines avaient lieu aux alentours de Noël. On louait une grande salle. Le Père Noël distribuait les cadeaux, boissons et ripailles étaient au programme. les vapeurs de l'alcool venaient à bout des plus réticents à faire la fête. Ces fêtes étaient une excuse aux beuveries des hommes de la famille.

Cependant, on s'y croyait, une famille bien, une famille unie. Les choses semblaient avoir un peu évolué. Ginette et son ami venaient nous voir, elle n'était plus mise au banc des accusés.

Cela ressemblait à une famille unie, mais ce n'était que factice! Dans son dos, on continuait à critiquer Ginette. Le fiel était versé, le ver dans le fruit. Ginette rayonnait. Maman semblait heureuse, moi nerveuse à l'extrême. Je me rongeais intérieurement en regardant René boire avec ses beaux-frères. Les cousins et cousines étaient ravis, mais je savais que dès notre retour à la maison, l'alcool aidant, les reproches allaient fuser.

GINETTE

Je ne peux continuer mon récit sans vous présenter un à un mes frères et soeurs; chacun a sa personnalité, chacun réagit à sa façon, voit les événements sous un angle différent. Bien sûr celle qui m'intéresse le plus dans ma recherche de vérité est Ginette, parce qu'elle a subi les mêmes sévices que moi.

Ginette est née le 18 août 1933. C'est celle par qui le scandale est arrivé, bien involontairement. C'est l'aînée, probablement la position la plus difficile, c'est sur elle que Marthe s'est reposée après la disparition de mon père.

C'était un bébé magnifique, rousse aux yeux bleus, comme sa mère. En grandissant elle devint de plus en plus jolie, elle faisait le bonheur de ses parents. « Mon drame c'est d'avoir été belle » m'-a-t-elle confié il y a peu de temps. A cela s'ajoutait un charme et une vivacité d'esprit qui attirait les gens! Je dirais un charisme, qu'elle a conservé d'ailleurs au fil du temps. Marthe et Jules étaient fiers de leur fille. Elle brillait à l'école, était toujours la première.

Hélas le jour où son papa a été arrêté par la Gestapo, le destin de Ginette a basculé dans l'horreur, le jour où Marthe a laissé entrer dans sa maison un autre homme, un homme de 20 ans.

Il m'est impossible d'imaginer les pensées de Ginette quand elle a vu un homme remplacer le papa qu'elle adorait. Elle a été marquée à jamais, moi j'avais environ 5 ans. C'est Ginette qui a le plus connu mon père et donc le plus souffert de sa disparition. Ginette a dû surveiller nos deux frères quand Marthe a trouvé un travail comme femme de ménage, moi j'étais chez une nourrice.

Je connaissais la version de notre famille celle où Julot avait cessé d'aller au lycée parce les copains lui avait dit: ta sœur c'est une putain qui a eu un gosse avec son beau-père, j'entendais mes frères l'insulter de traînée. Mais à ma question posée: et maman? Ginette m'a dit n'avoir jamais eu de reproche de sa part.

Juste après la naissance de sa fille Martine elle avait été embauchée par le patron de l'usine Duprès qui avait été déporté comme notre père. Elle était ouvrière. Adieu les ambitions que Jules nourrissait pour son aînée si prometteuse. Cette usine, située à Forêt sur Marque était distante d'environ 1km de notre domicile, distance qu'elle parcourait à pied. Au retour du travail, un jour, elle a croisé un homme un peu plus âgé qu'elle, prénommé André. Il revenait d'Indochine. Il était parachutiste, c'était un béret rouge. Ils lièrent conversation, puis flirtèrent un peu.

Le couple E l'a appris et d'emblée ont fait entrer André chez eux. D'après Ginette, ils lui auraient imposé le mariage.

Plus tard, Nanou m'a dit que ses parents avaient fait la même chose avec elle.

Le fiancé était amoureux. Il était gravement malade. Encore maintenant, Ginette me dit: « je ne l'ai jamais aimé ». Cela me peine. Au moment du mariage, Martine à été reconnue. Elle porte donc le nom du premier mari de Ginette. Le couple était hébergé chez nous il dormait dans la petite chambre du milieu, avec le petit lit de Martine à côté du leur.

Je me souviens que mon beau frère était toujours couché, tremblant au fond du lit, il souffrait de dysenterie contractée en Indochine. Ginette n'en avait pas de patience, elle ne voulait pas le soigner. Je trouvais qu'elle était méchante avec lui. Il devait faire sa propre lessive. J'en voulais à Ginette.

J'aimais bien mon beau-frère. Cette attitude de la part de ma sœur m'a énormément marquée. Ginette tomba enceinte et l'état de son mari empirant, il fallut l'hospitaliser. Un dimanche, alors que je faisais du ménage on sonne à la porte je vais ouvrir, à la radio je me souviens, une chanson: « lis-moi dans la main tzigane, dis-moi quel est mon destin ». Je me retrouve devant notre boucher qui avait le téléphone, il me dit: « l'hôpital vient de téléphoner, le mari de ta sœur est décédé ». Six mois plus tard Ginette mis au monde son fils. Ginette était veuve de guerre; à 22 ans elle avait deux enfants.

Elle a reçu une pension de veuve et d'orphelins tout comme sa mère.

Ginette, en grand deuil était allée voir les festivités du 14 juillet. Elle ressent les premières contractions au moment du bouquet final. Elle revient dare-dare à la maison. Elle a accouché sur un matelas jeté précipitamment de l'étage par André E et posé à même le sol.

Christian est venu au monde. Les habits de sa mère étaient teints en noir. Le petit était tout noir aussi. La teinture avait déteint sur lui, pauvre gamin, quel destin! Sa venue au monde refléta exactement sa vie.

Pour nous, les enfants, ça faisait un frère de plus. Nous avons toujours considéré les enfants de Ginette comme frère et sœur, au point qu'aux questions posées concernant notre fratrie, on répondait nous sommes 12!

Il a fallu faire vite une place pour le nouveau bébé, alors on a enlevé un nourrisson du berceau, c'était Magaly, afin d'installer le nouveau-né auprès de Ginette dans la petite chambre du milieu où le lit de Martine était déjà installé.

Christian était triste, souffreteux, ne grossissait pas. Il avait des cheveux raides bruns et les yeux presque noirs. Ginette pensait qu'il allait mourir. Elle en parla à notre mère, alors Marthe dégrafa son corsage et présenta son sein au bébé en disant à ma sœur: « tu vas voir s'il va mourir ». A l'âge de faire ses premiers pas je n'ai jamais vu Christian marcher, il a couru directement, et croyez-moi, il courait vite.

Christian adorait sa maman. Cette cohabitation fut de courte durée, le temps pour Ginette d'une rencontre. Elle ne résistait pas à un nouvel amour.

Elle était follement amoureuse, du moins je le pensais. Chaque fois que ce garçon la sifflait, le mot est juste, Ginette accourait. Le hic dans tout ça, c'est que ce gars avait très mauvaise réputation; c'était un garçon de Willems, un village situé pas loin d'Hem. Il était noceur, violent, paresseux, et aussi voleur.

Ginette étouffait dans notre maison; aussi quand son amant lui proposa d'aller passer quelques jours dans sa famille, elle n'hésita pas une seconde, elle prépara son sac, vite fait sans penser une seule seconde à ses petits. De toute façon ils étaient bien chez Marthe et André, mais ceux-ci l'interpellèrent: « tu ne pars pas avant de nous avoir signé un papier nous confiant la garde de tes enfants ».

Ginette pressée de retrouver son amoureux fait ce papier et le signe sans sourciller!! Trois ou quatre jours plus tard, elle rentre à la maison, devant la porte son baluchon l'attend. Le couple E l'a mise à la porte!Une fois dehors, elle ne savait pas où aller. Commence alors sa vie d'errance.

Maman et son mari ont fait une demande de tutelle pour les petits. Le tribunal la leur a accordée. Marthe sera nommée tutrice légale, sa sœur Raymonde subrogée tutrice et d'après Ginette, elle était co-tutrice. Comment le couple a-t-il réagi? A-t-il voulu protéger les enfants? Toujours est-il qu'une demande a été rapidement entamée auprès du Ministère de la Guerre pour transformer la pension de veuve de Ginette en pension d'orphelins au nom de ses enfants. Chaque trimestre André allait percevoir cette pension ainsi que la mienne chez le percepteur de Lannoy.

Je veux néanmoins être honnête, les petits étaient bien intégrés au sein de cette famille. Ils ont grandi avec nous, que seraient-ils devenus sinon?

C'est ainsi que Ginette est devenue persona non grata. Son amant et elle, sans argent ni d'endroit où dormir se sont réfugiés dans une famille de mauvaise réputation qui habitait un logement sordide. Ginette et Roland vivaient comme des bohémiens. Un jour après une dispute, ils ont été mis à la porte.

Alors Roland emmena Ginette chez sa grand-mère, celle qui l'avait élevé Mémé Maria qui habitait Willems leur trouva une maison misérable à louer.

Malgré ma désapprobation, j'ai toujours gardé le contact avec ma grande sœur.

Je ne me souviens plus de son remariage, je sais qu'il a eu lieu, mais où et quand?

Pour la troisième fois Ginette se retrouva enceinte. Elle mit au monde la petite Rolande. Les relations avec la famille ont repris. Elle venait voir ses autres enfants et maman remplissait le landau de la petite de victuailles. Comme Ginette était à pied, j'allais faire avec elle un bout de chemin, environ 4km.

Roland, son mari ne semblait pas apprécier les visites de sa femme chez nous. Ginette avait très peur de lui. Quand il venait nous rejoindre en cours de route, ivre, il la battait, l'insultait et moi comme une furie, je soutenais Ginette.

Un matin, une voisine de Ginette nous annonce une triste nouvelle: la fille de Ginette est morte! Je vais de suite chez ma sœur à pied. Rolande serait décédée d'une méningite d'après le médecin. Nous enterrons la petite au cimetière de Willems. Elle avait six mois. J'ai un temps suspecté un décès accidentel. Le père violent aurait-il secoué le bébé? J'ai reposé la question à Ginette qui m'a confirmé les dires du toubib, méningite.

Ma sœur se retrouva de nouveau enceinte. Elle donna naissance à un magnifique bébé, il s'appelle Roland comme son père. La grand-mère continue à nourrir le couple, Ginette est toujours battue, insultée, je ne la comprends pas. Elle accuse les coups, les remarques. Même à la maison, elle semblait en dehors, au-dessus de toutes les réflexions qu'elle entendait, comme déconnectée. Elle se moque de tout, de son sort.

Un jour son mari, grâce à un copain, a trouvé du travail à Wattrelos, une ville proche de Roubaix. Alors ils sont partis laissant le petit Roland chez la mémé. Ils furent logés au-dessus d'un café dans une chambre de bonne. Pour Ginette, cette période fut terrible. Ginette était enfermée dans cette piaule quand son mari allait travailler, toujours aussi amorphe. La seule et unique chose qui l'a fait réagir, c'est lorsque notre mère lui a fait savoir que j'étais hospitalisée et opérée à Roubaix et que c'était sérieux. Par quel miracle Ginette s'est-elle enfuie de sa geôle? Toujours est-il qu'elle est venue me voir à l'hôpital. Elle avait fait tout le trajet à pied.

Roland n'a pas voulu travailler longtemps et le couple à été expulsé de la chambre, endetté, alors retour chez Maria!

Roland reçoit sa feuille de route, il doit rejoindre la caserne pour partir en Algérie. Il quittera femme et enfant un mois avant la date prévue sans plus jamais donner de nouvelles. Ginette est sans un sou toujours chez cette vieille femme; c'est alors qu'elle va voir sa marraine, la sœur de notre mère, Raymonde. Raymonde s'est installée marchande de crèmes glacées avec son second mari Victor à Roubaix. Elle trouve à louer pour Ginette une maison minable dans une courée près du café de son fils et de sa bru. Le cousin Robert héberge un oncle de sa femme qui revient du bagne, quelle famille! Mon fiancé et moi l'avons connu. On avait comme des gosses, échafaudé toutes sortes d'histoires sur ce bagnard.

Je reviens un instant sur le fils de Raymonde, un fils de plus mort dans notre famille. Je me dit « qu'est-ce que c'est que cette famille où les garçons meurent et les filles se font violer? C'est une de mes nièces qui m'a fait cette réflexion lorsque je lui ai fait lire mon projet de roman et qu'elle m'a révélé qu'elle aussi avait été violée et qu'une longue période de dépression avait suivi.

Marraine Raymonde, comme nous l'appelions tous, avait donc un fils unique Robert dit Bébert, notre cousin germain. Il devait être un peu plus âgé que Ginette, nous l'aimions beaucoup nous les quatre N. Il a eu plus tard une moto. Dès qu'il arrivait, il nous proposait, à Ginette et à moi une balade. Il enfourchait son engin, l'une ou l'autre montions derrière lui, on se collait à lui, et le moteur hurlait. C'était sublime. Robert épousa une belle jeune fille pulpeuse blonde et toujours bien coiffée, Lucienne c'était son prénom, mais on disait Lulu. Ils eurent une unique fille. Le couple tenait un café près de la gare de Roubaix. Bébert est mort dans de drôles de circonstances. Je vous ai déjà dit qu'il y avait une malédiction sur les enfants mâles de la famille. Donc Robert dit Bébert était marié à Lulu, mais un jour Lulu le quitte pour un représentant qui venait au bistrot.

Plus tard, Bébert se met en ménage avec Monique.

C'est Raymonde qui tous les matins venait réveiller le jeune couple, un jour, elle rente dans leur chambre et les trouve morts tous les deux dans le lit! Intoxiqués au monoxyde de carbone. Le poêle défectueux n'était pas dans leur chambre, il était chez leurs voisins, mais le gaz s'était répandu jusqu'à chez eux. Imaginez l'épaisseur des cloisons. Bien sûr, les voisins étaient morts aussi.

Ginette trouve du travail chez Rita. Elle enfourne des gaufres toute la journée. Elle va voir son fils le dimanche. Dans la semaine, tous les soirs après son travail, elle va chez son cousin au bistrot. Elle est jolie, gaie, vive d'esprit. Elle plaît aux clients.

Christian, le fils de Ginette pourtant Dieu sait s'il a eu sa part de misérabilisme et de souffrance déjà en naissant il est orphelin de père vous savez qu'il est né au petit matin un 15 juillet.

Quand sa mère partit, le gamin la chercha longtemps. Il a sans doute dû entendre les propos ressassés: Ginette avait abandonné ses enfants pour un homme. Moi-même j'en ai longtemps voulu à ma sœur avant de savoir qu'elle a été forcée de donner la garde de ses enfants.

Christian était gourmand, il s'accrochait à sa sœur qui, elle, ne semblait pas souffrir de la situation. Christian était nerveux, turbulent, il faisait bêtise sur bêtise. Il cherchait toujours à se faire remarquer et après chaque mauvais tour, il recevait des raclées par André. Moi, je le soutenais autant que je pouvais. Je conduisais les petits à la maternelle, mais je n'avais que deux mains. On a fini par acheter une laisse qui entourait les épaules du gamin et je le tenais ferme, de peur qu'il se sauve.

Quand le petit recevait sa dose de coups de la part d'André, ma mère réagissait mollement, moi je m'interposais. Dans notre famille sans doute classée nécessiteuse par le secours catholique nous avons les visites d'une dame patronnesse. C'était l'épouse du patron de l'usine Motte-Dufour, de grands industriels du Nord. Par la suite, mes deux frères et André sont allés entretenir les espaces verts de leur propriété. Madame, comme on disait, était mère d'une famille nombreuse et nous donnait les habits usagés, mais encore en très bon état, de ses enfants. Devant l'attitude de Christian et les plaintes de ma mère, elle nous proposa de prendre rendez-vous dans un centre spécialisé. Je les ai accompagnés bien sûr. C'était moi qui m'occupais de toute la fratrie. Le médecin fit dessiner le petit, je revois encore ce dessin: il représentait une femme qui tenait dans la main un fil auquel était attache un ballon qui montait vers le ciel et j'ai entendu le médecin dire que ça représentait sa maman, elle doit être un peu insouciante conclut-il. D'emblée j'en ai voulu à Ginette d'avoir abandonné son fils. Les parents nous l'avaient assez rabâchée, la leçon était retenue.

Chez Bébert, notre cousin, Ginette fait la connaissance de Saïd, c'est le vieil oncle de Lulu qui lui a présenté. Saïd tombe amoureux d'elle, il était grand et beau avec des yeux bleus, il était courtois généreux, il lui envoyait des fleurs, la promenait dans des endroits magnifiques, l'emmenait dans de grands restaurants. Inutile de préciser que cette liaison fut très mal perçue dans la famille. Un jour Ginette débarqua toute fière en voiture avec chauffeur. Habillée comme une princesse.

« Sais-tu Mimi que c'est le seul homme qui m'a aimée et rendue heureuse? M'a dit Ginette. C'est aussi lui qui m'accompagnait pour aller chercher Roland le week-end chez la nourrice, c'est lui aussi qui m'a reconduite chez mémé Maria quand je suis tombée malade. «

Saïd possède un bistrot à Roubaix, les affaires marchent bien. Nous sommes en pleine guerre d'Algérie. Des assassinats ont lieu, perpétrés contre les Algériens qui veulent rester français. C'est la guerre des cafés. Saïd est assassiné dans le sien. Abattu comme un chien.

Ginette était tombée gravement malade déjà avant cet épisode. Cette nouvelle de l'assassinat de Saïd est un nouveau terrible coup du sort. Notre correspondance s'était espacée. C'est une lettre venant de Dole ou de ses environs écrite par Ginette qui m'annonça qu'elle était en maison de repos après avoir été opérée d'une hystérectomie, une totale comme on disait chez nous, à 24 ans !!l Son corps est comme mort, elle s'en fiche, me confie-t-elle.

Plus tard elle fait une tentative de suicide et c'est ainsi que Ginette a atterri dans le Vaucluse dans un établissement spécialisé.

Sans le savoir, en atterrissant ainsi dans le Vaucluse, elle allait influencer la vie de plusieurs personnes de notre famille. Changer le cours de certains destins.

A Saint Didier, on lui a fait des électrochocs, elle en a encore le souvenir: une souffrance terrible, affreuse. Elle s'est remise peu à peu elle avait la permission de sortir avec d'autres pensionnaires. Elle allait voir les joueurs de pétanques, elle cherchait du travail. Un grand gaillard lui dit qu'à Pernes les Fontaines des cabaretiers cherchaient une serveuse et lui proposa de l'emmener. Ce monsieur avait une grosse moto, Ginette s'installe derrière et après s'être présentée, elle fut embauchée. Les patrons étaient gentils Ginette était estimée au point que ce couple rêvait de la voir épouser leur fils. Mais Ginette ne choisit pas cette voie. L'homme qui lui a trouvé du travail était un vieux célibataire, elle, avait un passé si chargé. Tous les matins il venait prendre un café au bistrot, il avait une camionnette, il revenait du marché-gare. Ginette en a déduit que c'était un cultivateur. « Je ne retournerai pas dans le Nord, si je revois mon mari Roland, il va me tuer, j'ai choisi de sauver ma peau, alors je l'ai suivi ». C'est vrai Maurice était paysan, mais métayer à la propriété du baron R. Ginette déchante vite.

Je me souviens, au cours d'une conversation téléphonique, je lui ai dit: « maintenant que tu vas mieux, que tu as une maison, il faudrait que tu reprennes ton petit Roland ».

Le petit Roland était resté dans le Nord chez Maria, la grand-mère de Roland R. Pendant les hospitalisations de Ginette, à chaque fois que René revenait en permission, nous allions le voir. René revenait presque toutes les semaines. Le gamin nous reconnaissait et nous l'aimions comme notre propre fils.

« Je me suis rendue au commissariat, rien ne t'empêche de venir le chercher. Mais dépêche-toi, son père peut lui aussi le récupérer. »

Elle et Maurice sont venus le chercher. C'était quelque chose qui me tenait particulièrement à coeur. C'est ainsi que mon neveu est parti dans le Vaucluse. Maurice le compagnon de Ginette a accepté l'enfant qui lui a dit « papa ».

Ginette s'est donc installée chez Maurice dans le mas du baron. Elle fait connaissance des parents de Maurice et l'accueil est plutôt glacial. Elle finit par être acceptée, et même aimée comme son petit d'ailleurs.

Ginette a travaillé dur au métayage; aussi chaque fois que nous allions en vacances là-bas René me disait: « profite de ta sœur, je la remplace aux travaux des champs ! »

Après avoir suivi Maurice au Paradou, elle a fait une infection pulmonaire. Le placement du petit Roland a été jugé nécessaire par crainte de la contagion. Ginette placée en sanatorium, Roland était à Althen les Paluds en pension, Maurice allait le voir régulièrement. Ginette à été transférée de l'hôpital d'Avignon à Grenoble dans une maison réservée aux travailleuses sociales atteintes de tuberculose. Pendant le séjour Ginette a connu des personnes qui lui ont été d'un grand secours. Elle a pu se reconstruire et apprendre à s'aimer, à s'occuper de son âme et de son corps. Elle a beaucoup lu, s'est beaucoup instruite, elle, la petite fille si brillante et prometteuse du temps de son papa. Maurice était amoureux fou de ma soeur. Ils vivent ensemble depuis 55ans.

LES AUTRES ENFANTS

Jules, le deuxième enfant, est né deux ans après Ginette, à Roubaix lui aussi. Tout de suite il a eu quelques problèmes, il ne poussait pas bien, il était petit, maigrichon. Cheveux roux clair, il avait des taches de rousseur. Il était souffreteux, pleurait souvent, geignait même! Tout de suite, Jules le père a été déçu de ce fils. Il n'en n'avait aucune patience et l'envoyait dans le giron de Marthe qui le mettait à la tétée. Je présume que c'est pour ça qu'elle en a fait son chouchou. Jules, le fils, Julot, en a sans doute tiré profit. Jules a adoré sa maman. Il fréquentait l'école des garçons, travaillait bien en classe, moins bien que Ginette, mais il était aussi intelligent. Au départ de notre père il a dû sans doute s'accommoder de l'arrivée d'André. Il n'aurait pas voulu peiner sa mère; c'était un garçon intelligent. Je le trouvais méprisant envers André, mais surtout avec les enfants du deuxième mariage et aussi Martine et Christian.

Julot était élégant, mince et grand, exigeant sur ses tenues et sur la nourriture. Pour lui rien n'était trop beau ou trop bon. Dans notre fratrie c'était acquis, Julot était fier, orgueilleux.

Il a malgré tout été solidaire avec nous tous, mais quand au lycée les copains ont insulté sa sœur Ginette, il n'a jamais plus mis les pieds dans ce lycée! Il avait honte de cette sœur et souvent il lui faisait sentir son mépris.

La naissance de Michel, le troisième enfant né 2ans et un mois après Julot., a été un peu douloureuse, c'était un gros bébé. Il pesait 5kg à la naissance! A la maternité on l'a admiré de suite, il avait des cheveux blond doré, il était joufflu avide de téter, sa taille impressionnait, il respirait la joie de vivre. Pourtant vers 4ans il a failli mourir ainsi que notre papa, ils ont contracté tous les deux une pneumonie, il a fallu faire appel au docteur Trinquet, notre nouveau docteur de famille, et ils ont été bien soignés.

Ce gamin était rieur, gai. Jules et Marthe étaient comblés. Plus tard, Michel a fait des crises de somnambulisme. C'était déconcertant.

Un frère costaud pour Jules le fils, ça ouvrait bien des perpectives! Eux deux, c'étaient un peu la tête et les jambes.

Vu mon âge je ne puis dire si l'arrivée d'André a perturbé ce gamin. Vous dire peut-être que l'image de notre père décrit comme un héros par notre mère a formé son caractère batailleur, bon camarade, généreux, un brin canaille. Mais il avait peut-être tout simplement hérité de tous ces traits de caractère.

Dans le clan des N nous étions différents. D'un côté Ginette et Michel, de l'autre Jules et moi.

Puis sont nés les E, Nanou fut le trait d'union entre Eux et Nous.

Bien sûr entre Michel et Nanou, il y a eu moi, mais je n'ai trouvé personne pour me parler du bébé que je fus, ni de la petite-fille. Comme je le dis toujours: à croire que je suis transparente.

La première des E, ils la nommèrent Danielle. Elle fut accueillie par les aînés comme une petite princesse. Il faut dire qu'elle était mignonne, elle avait beaucoup de cheveux d'un roux assez foncé. Pendant longtemps elle les garda longs. Elle avait les yeux bleus comme toute notre fratrie, je revois une fossette qu'elle a gardée sur le menton.

Elle passait de bras en bras, on chantait, et elle dansait. Dès ses 5mois elle gigotait, elle se trémoussait. Elle a d'ailleurs marché à sept mois. Les voisins venaient voir ce phénomène. C'était l'enfant roi, même si elle est encore persuadée du contraire et dit qu'elle a été le tampon entre les E et les N, persuadée aussi que ses parents l'ont sacrifiée. Elle n'a pas pu faire d'études, « une fille ça reste à la maison, c'est l'homme qui doit nourrir la famille ». Elle croit qu'elle est influençable, mais fait ce qui lui plaît. Après avoir obtenu son certificat d'études, elle est restée un peu a la maison, s'est occupée des enfants de Julot de temps en temps, a fait le ménage chez lui. Quand j'ai été hospitalisée suite à la naissance de sa deuxième fille, elle s'est occupée de mon aînée. De plus, elle faisait le ménage de jean-Louis, le père d'André qui habitait juste en face du 48 rue du calvaire. Elle est honnête et franche.

Notre voisine l'a fait entrer comme petite main dans une usine de confection.

Bernard.

Il est né la veille de la date anniversaire de Ginette! Ça tombait bien, il était prévu qu'elle soit sa marraine. Ce sera le seul garçon d'André. Il était beau. Blond roux, de fines taches de rousseur sur un visage long et mince. Il a eu beaucoup de succès avec les filles! D'une élégance certaine, il attirait les gens. Petit, il était capricieux et c'est à Jules que le couple confia la charge de l'enfant. Jules devait l'emmener faire un tour en vélo chaque fois qu'il pleurait. La tribu des grands devait s'occuper des petits, c'était ainsi point final. On nous disait: « C'est ton ou ta filleul, occupe-t'en ». On s'exécutait sans broncher.

André avait pris le pouvoir et un ascendant sur chacun de nous, à part Jules. Il lui arrivait même de nous frapper. Il choisissait ses victimes, c'est Michel qui a le plus dégusté et surtout Christian, le fils de Ginette. A table, nous avions droit au coups de fourchette sur les doigts. C'est pour moi un souvenir douloureux. Il avait à ce moment un rictus sur le visage, ses yeux bleus délavés semblaient lui sortir de la tête, il postillonnait en s'énervant. J'étais terrorisée. Michel, flegmatique et presque provoquant, subissait, on aurait dit qu'il cherchait les coups. Marthe laissait faire.

Thérèse.

Troisième enfant du couple E. C'était ma préférée, ma filleule. Marthe, en choisissant ses enfants du premier mariage comme parrain et marraine pour les enfants du deuxième mariage, tissait sa toile comme une araignée, nous étions pris au piège. Etait-ce volontaire? Nous étions investis d'un contrat indestructible pesant lourd. Tout au long de ma vie c'est comme ça que je l'ai ressenti.

Thérèse était un bébé très attachant. L'amour que je lui portais, elle me le rendait bien; elle faisait de même avec Julot son parrain. Thérèse était aimante. Elle était très proche de la fille de Ginette, Martine. Vu leur faible différence d'âge, on aurait pu les croire jumelles. Elles étaient toutes les deux potelées, l'une était châtain clair, l'autre brune. D'ailleurs c'est en même temps que leur communion a eu lieu. André était très généreux avec cette fille-là.

Magaly.

0n lui donna li surnom de Lili. Est-ce parce que les parents ont enlevé Lili de son berceau afin d'installer Christian, le fils de Ginette, que Magaly m'a semblé un enfant à part, mal assurée, timide, silencieuse? Elle avait des cheveux roux foncés, gamine elle les portait mi-longs. Elle semblait inexistante au milieu de la famille. On aurait dit qu'elle n'avait pas sa place. Elle était hypersensible. Il faut dire qu'elle a dû, suite a une visite chez l'ophtalmo, vivre avec un œil occulté longtemps, l'autre œil devant être rééduqué. Imaginez les moqueries des frères et sœurs et surtout des camarades à l'école. Plus tard, j'imagine à l'adolescence, sa peau fut abîmée par l'acné qui ne l'a jamais quittée. Elle en a développé un énorme complexe. Je revois d'elle une photo tête baissée, l'ongle du petit doigt posé au bord des lèvres. Elle a grandi sans bruit, en essayant de ne pas se faire remarquer. A l'école, au lycée c'était une enfant qui avait un parcours normal.

Marie-Pierre.

On la surnomme Bibiche, ou on l'appelle Marie tout court. Comme à l'arrivée de chaque nouveau bébé, sa venue fut pour nous une fête!Nous vivions en vase clos et Marthe y a cru à notre unité, jusqu'au moment où elle s'est évadée de sa propre mémoire.

Pour elle, sa grande fierté disait-elle, était que ses enfants restent unis, ceux du premier mariage et ceux du deuxième. C'est pour ça qu'elle avait méticuleusement choisi les parrains et marraines.

En fait, nous étions un clan, une secte, mais au sein de celle-ci, qui en était le gourou? Marie naquit à la date anniversaire de son géniteur, elle était mignonne. En grandissant elle fut pour moi un alibi précieux! Mon amoureux, René, ne venait pas encore chez nous. C'était l'époque où j'étais au service, le mot n'est pas trop fort, du couple. Je disais à ma mère que j'allais promener Marie. C'était un prétexte pour aller retrouver René.

Adolescente, elle était très jolie, cheveux longs frisés blond-roux. C'était elle et Nanou qui avaient les plus jolis cheveux.

Marie, c'était donc la petite capricieuse gâtée. Elle et Bernard se ressemblaient beaucoup, ils étaient minces, élancés. Marie s'avéra sûre d'elle. Elle admettait difficilement d'être contredite. Elle eut une scolarité normale et devint assistante-infirmière. Son diplôme en poche, elle travailla au bloc opératoire de l'hôpital. Là, elle fut remarquée par un chirurgien qui lui confia des tâches réservées aux infirmières. Son courage, sa maîtrise, sa conscience professionnelle firent tilt. Son culot était tel que plus tard, elle fit les remplacements de Thérèse, infirmière libérale.

A l'époque Marie était très attachée à ses parrains et marraines, Bernard et Nanou. Le courage et la force de caractère de Marie étaient reconnus aux yeux de tous; c'est ainsi que naturellement elle s'occupa de notre mère atteinte d ́Alzheimer. Il nous a paru normal qu'elle soit rétribuée par son père. Maman a été merveilleusement soignée.

Colette, la dernière.

Elle est née à la date anniversaire de Thérèse, le jour même où on a commencé à creuser les fondations de la nouvelle maison rue du Calvaire. Marthe a toujours accouché à domicile. Dès son arrivée à Hem elle avait l'aide d'une espèce de sage femme que nous voyions souvent!! Elle se nommait Suzanne. Colette était dans son berceau, dès que je l'ai vue, j'ai dit: on dirait une chinoise elle avait les yeux en amandes, la tête assez forte, l'arrière de la tête très plat, et une grosse langue.

Aussitôt, Marthe l'a mise au sein, mais le bébé ne tétait pas, malgré l'insistance de ma mère! Le docteur Leborgne qui suivait toute la marmaille conseilla d'aller voir un pédiatre. J'y suis allée avec ma mère, le diagnostic a été rapide. En ce temps-là on disait « mongolien ».

Colette était trisomique, de plus elle avait un gros cœur, et n'avait aucune chance de pouvoir marcher un jour. Le médecin demanda l'âge de maman et la composition de la famille, alors il nous conseilla de placer la petite, disant qu'elle allait gâcher la vie tout le monde. Il fallait penser aux autres enfants! Sa proposition nous parut ignoble. Marthe décida de garder le bébé. On la promenait dans un landau avec l'ordre de maman de ne la montrer à quiconque.

Colette a été doublement chérie de nous tous. Elle est décédée dans mes bras, doucement partie comme elle était venue, le 23 janvier 1960. J'ai eu ma première fille le 2 février 1960, son deuxième prénom est Colette en hommage à ma petite soeur. La femme de Julot avait eu sa fille aînée le 29 novembre 1959, la femme de Michel eut son deuxième en mars 1961. Beaucoup de cousins et de très jeunes tantes et tontons. Vous dire les tablées et le sentiment de vivre dans une famille, une tribu. Nous étions imbriqués les uns et les autres.

Martine, la fille de Ginette.

Elle est née le 11 janvier 1950 Ginette l'aînée des N avait eu 16 ans en août. Marthe avait fait hospitaliser sa fille d'avance. Je présume que Martine a été déclarée de père inconnu, elle a porté le nom du mari de Ginette ensuite.

Marthe avait fait préparer un berceau magnifique. Les cheveux de Martine étaient bruns. Nous l'avons accueillie comme une nouvelle sœur, et ensuite nous avons accueilli son frère Christian comme un frère. Lorsqu'on parlait d'eux on disait: notre sœur Martine et notre frère Christian. Ils ont toujours dit papa et maman à Marthe et André comme les enfants E.

On a toujours dit que Ginette les avait abandonnés pour un homme. Imaginez le traumatisme de ces petits. Ginette travaillait à l'usine, elle ne nourrissait pas sa fille au sein. La scolarité de Martine a été médiocre.

Plus tard, bien plus tard, Ginette m'a dit: j'ai aimé ces enfants comme des frère et sœur.

Martine avait de l'appétit, elle était rondelette, gentille, gaie, mais têtue aussi.

MOI

De mon enfance, je ne me rappelle pas grand chose. Reste gravé dans ma mémoire le fait que mon père a été raflé par les Allemands, mais est-ce mon propre souvenir, ou me l'a-t-on raconté? J'avais eu 4 ans en novembre. Tu étais restée seule assise sur le trottoir de la maison voisine, ta maman clouée dans un fauteuil, enveloppée d'un drap était couverte de boutons; c'est peut-être pour ça qu'elle n'a pas été embarquée elle aussi. Les Allemands avaient peur des maladies. Une voisine, Maria est venue te chercher.

Je n'ai aucun doute sur le fait que mon papa m'a aimée. J'ai eu la confirmation en lisant plus tard la lettre qu'il avait jetée du camion qui l'emmenait à la prison de Saint Gilles en Belgique et qui était parvenue à maman presque miraculeusement.

Après ça, je n'étais plus la Mimi à son papa. Alors de mon enfance, je ne peux rien dire de joyeux.

Me revient toutefois un souvenir qui aurait pu être heureux: rappelle-toi Mimi, quand tu es allée en Allemagne grâce à l'assistance de l'association Rhin et Danube. Tu fus accueillie par un couple de Français dont le mari, officier, faisait partie des troupes d'occupation de l'Allemagne après la guerre, c'était près de Baden Baden. Ce jeune couple, la femme attendait un bébé, s'était porté volontaire afin d'accueillir un mois ou deux les enfants d'anciens déportés. J'ai été gâtée. Le couple était logé dans un grand appartement à l'étage d'un grand immeuble. Un balcon donnait sur une rue imposante, peut-être un boulevard. Je revois encore cet appartement. Oui, tu étais heureuse à ce moment-là. Tu étais même devenue la mascotte du régiment. Un jour le mari t'avait emmenée à la caserne, tu avais assisté au lever du drapeau. Durant l'exercice, des soldats t'avaient installée sur un trampoline, et tu avais sauté, sauté en riant. Tu étais heureuse c'est certain. Le régiment paradait ou défilait en chantant dans la rue nous étions la femme et moi au balcon. Le lieutenant menait la troupe, il tournait la tête de notre côté, les truffions aussi. J'étais éblouie, je les trouvais beaux. Mes hébergeurs venaient de Marseille, ils m'avaient promis de venir me voir chez ma mère. Ce couple de jeunes mariés se câlinait un jour alors que je suis entrée à l'improviste dans leur chambre. Brusquement, à les voir ainsi dans leur lit, je me suis mise à hurler, j'avais soudain terriblement mal au ventre. Aussitôt ils ont fait venir le médecin militaire. Il m'a demandé pourquoi j'avais si mal au ventre, je lui ai raconté les sévices les menaces que le mari de ma mère me faisait subir. Le médecin m'a examinée puis s'est retourné vers le couple. Coïncidence ou pas, ce couple a complètement changé d'attitude envers moi, finis les câlins, finie la tendresse.

Rentrée en France, j'ai attendu longtemps leur visite, j'ai fait des recherches en vain. La raison de ce silence, c'est sans doute ma révélation au médecin. Je n'ai plus jamais eu de nouvelles, et j'ai pensé: tu aurais dû te taire, en racontant cette histoire, tu as perdu leur amour. Tu te tairas désormais. Si je raconte à maman tu vas perdre son amour, tu ne verras plus tes frères et sœurs et tu n'auras plus de maison. Il m'avait prévenu le mari de ma mère, où serais-je allée?

Alors je me suis tue et ma première confession je l'ai réservée à mon fiancé. J'ai attendu trop longtemps, mais j'avais trop peur, si peur de le perdre. Lui seul était capable à mes yeux de me sortir de ce bourbier et de m'empêcher de devenir comme ma sœur Ginette.

Après la primaire, je suis allée en secondaire à l'école Michelet. J'ai obtenu une bourse et réussi mon BEPC, je crois que l'on disait Certificat d'Etudes Complémentaires à cette époque. Je voulais être prof d'anglais, peut-être parce que maman m'avait souvent raconté qu'à six mois j'avais été bercée par des Anglais. On sous-estime souvent l'importance des mots que l'on dit à de jeunes enfants et qui parfois conditionnent tout leur avenir. C'est alors que j'ai rencontré de gros problèmes de santé: hépatite notamment, mais à cause d'une otite mal soignée: une mastoïdite je n'ai pas pu continuer mes études. Mon handicap tomba à pic, ma sœur Ginette était partie, il était pratique pour ma mère d'avoir une aide à la maison. Des démarches auprès de la CAF ont abouti au fait que maman a continué de percevoir une allocation pour moi comme fille aînée aidant sa mère aux soins des enfants et au ménage. Déjà tous les samedis en rentrant de l'école la bassine m'attendait pour la lessive, et pour le rinçage du linge je devais aller jusqu'à à la borne municipale distante de la maison de plusieurs dizaines de mètres. Après l'école, je me suis retrouvée à la tête d'une fratrie, j'ai secondé maman.

C'était comme si j'étais une deuxième mère pour les petits, on m'avait délégué un pouvoir. Mon orgueil a été exacerbé par cette tâche.

Avec ma fratrie j'ai pris mon rôle au sérieux.

Je repense aux moments que je croyais heureux ou plutôt apaisés auprès de ma mère, cette femme que je vénérais. Le mot est fort, mais juste! J'étais persuadée que mon douloureux secret était derrière moi. J'étais la grande sœur, je remplaçais Ginette partie avec un homme, en abandonnant ses enfants, c'était la version officielle. L'école abandonnée, je me devais de diriger tout ce petit monde, la maison, la fratrie. Je me faisais du souci pour ma mère; elle était toujours installée dans le fauteuil, celui-là même où durant l'arrestation de son premier mari, les Allemands l'avaient confinée. Mais la donne avait changé, maman avait remplacé mon père par un jeunot qui lui faisait gosse sur gosse. Elle semblait usée par ces grossesses répétitives qui ne lui laissaient pas le temps de reprendre une taille normale. Elle était loin de la maman que Ginette m'avait décrite durant son union avec notre père. Bien sûr, maman chantait parfois, mais toujours des chansons tristes qu'avec elle je reprenais. Maman devenait de plus en plus grosse, au point d'être impotente. Son seul plaisir, du moins je le présume, c'était le bébé qui la tétait au long du jour. Finies les tartes qu'elle nous faisait au moment de la ducasse d'Hem. Dans le Nord, on disait « Ducasse ». Ici, dans le Vaucluse, on dit « fête votive ». Elle se laissait aller comme si sa seule fonction c'était la mise au monde et le nourrissage de bébés. Mais que pensait-elle au fil des jours affalée là dans son fauteuil, un marmot au bout du sein? à quoi ou à qui?

C'est au début de mes 15 ans que maman commença à faire des crises de nerfs. Elle se mettait soudain à hurler comme un loup. J'étais terrifiée, elle criait si fort que notre voisine d'en face l'entendait de chez elle. Pourtant je prenais soin de fermer portes et fenêtres. Des crises comme ça, sans cause apparente, sauf un vague diagnostic de kyste sur les méninges, puis ces épisodes cessèrent sans que je sache pourquoi.

Maman me raconta mille et une fois sa jeunesse, ses parents morts fous, l'usine la rencontre avec mon père, la guerre, l'évacuation, l'arrestation de Jules. Elle avait fait de mon père un héros aux yeux de ses enfants. Enfin, doucement, au cours du temps, sans faire de bruit hormis les insultes qu'elle vociférait à son mari André, Marthe s'en est allée du moins par l'esprit.

RENÉ, MON UNIQUE AMOUR, MES AMBITIONS

Ce dimanche de janvier 1956 j'avais obtenu de ma mère la permission d'aller au cinéma Eden à Lys les Lannoy. Je crois qu'on passait un film avec Eddy Constantine. C'était le seul cinéma du canton. Avec une camarade nous arrivons en avance. Cette amie avait rendez-vous avec un garçon. Il arrive avec un groupe de copains. Parmi eux je vois un beau garçon, il me semble que je l'ai déjà vu et je me souviens: c'était à Willems un jour où j'étais allée voir Ginette. Elle m'avait proposé d'aller voir un match de basket, unique distraction du village. Dans l'équipe j'avais remarqué un joueur, mais il ne semblait n'avoir d'yeux que pour Ginette. Elle était bien plus jolie que moi!

Mais ma sœur n'était pas avec moi ce dimanche au cinéma et ce garçon me demanda s'il pouvait s'assoir près de moi, regard noir, rieur et pétillant de malice. Toute frémissante, j'ai accepté, c'était la première fois qu'un garçon me prêtait attention. Nous étions assis sagement côte à côte. Le film terminé, il m'a dit: je dois vite aller prendre mon bus, si je le rate, je vais devoir retourner à pied à Willems. Nous avons rejoint l'arrêt du bus, il faisait froid, il neigeait ou il pleuvait, je ne sais plus exactement. Si, il pleuvait, mais ce n'était pas loin d'être de la neige. J'avais ouvert mon parapluie et nous nous sommes serrés l'un contre l'autre.

Le bus est arrivé au loin, nous nous sommes embrassés et en sautant sur la marche du bus, il m'a dit: à dimanche prochain. Inutile de vous dire que j'ai attendu avec fièvre ce dimanche et mon prince charmant. Plus tard René m'a raconté que ses copains l'avaient chambré, il lui avaient dit: tu ne vois pas c'est une rousse. René était daltonien!! C'est peut-être à ce moment-là aussi que les mêmes copains lui avaient dit, fais gaffe, sa sœur a eu un gosse avec son beau-père. La réputation de la famille, la rumeur était parvenue jusqu'aux villages alentour. René ne m'a jamais posé de questions. Il m'a aimée rien que pour moi. J'ai tremblé de le perdre et attendu longtemps avant de lui confier mon secret, sans doute trop longtemps. Aurais-je dû me taire?

Toute la semaine suivant notre première rencontre, j'étais sur un petit nuage. J'attendais le dimanche avec frénésie. Je tremblais de ne pas revoir mon amoureux. J'avais longuement soigné ma longue chevelure et je le vis, il était là! Je ne cessais de le regarder, et je me demandais pourquoi un si beau jeune homme s'intéressait à moi. Tout me plaisait en lui, ses vêtements, surtout son blouson de cuir, ses chaussures impeccablement cirées... Je pensais, c'est un garçon bien. Il m'avait dit qu'il travaillait chez Stein et qu'il était traceur sur tôles. J'étais admirative, son intelligence me rendait béate et de plus ses yeux rieurs, ses cheveux bruns presque noirs... Au moment de vous le décrire, je sens encore l'odeur de son eau de toilette Cuir de Russie. J'étais comme enivrée.

Au cinéma venaient quelquefois sa sœur et son mari. René avait un collègue de l'usine qui tenait un café près du cinéma et pendant l'entracte, il m'invita à prendre un verre, on entre, et là on voit la sœur et le beau-frère. Intimidée, je les salue et les observe néanmoins, monsieur et madame guindés, tirés à quatre épingles, sévères et froids. Inutile de vous dire que dans sa famille la nouvelle s'est répandue comme une traînée de poudre. On a espéré que cette amourette ne durerait pas. Les parents, surtout le père, avaient d'autres ambitions pour leur fils, une petite jeune fille dont les parents étaient aisés.

Leur fils était-il amoureux de cette fille-là? Mais d'où venait-elle celle-là? Les langues allaient bon train. J'ai su plus tard qu'on avait enquêté auprès du garde champêtre d'Hem. En effet, le frère du garde était voisin d'une tante de René. La réputation de ma famille était sans doute sulfureuse, mais René n'a pas prêté l'oreille aux ragots. Son père ne lui avait-il pas dit: à 18 ans tu feras ce que tu veux, mais d'ici là, c'est moi qui commande.

René avait passé 18 ans, il m'imposa à sa famille. Le mot est bien choisi, imposée! Bien plus tard donc, il m'emmena chez lui, et me tirant par la main. Il a dit à ses parents: voilà, c'est elle que je vais épouser. J'ai toujours ressenti la déception chez ses parents. Avec l'autre fils, André, c'était différent. Il s'était fiancé avec la fille d'un copain de mes beaux-parents qui avait du bien, comme on disait.

René et moi, nous nous voyions souvent. Il venait me voir dans la semaine. Je prétextais d'aller promener Marie-Pierre pour aller le rejoindre. Nous avions des projets d'avenir. Je me voyais déjà fiancée, puis mariée. Mon ambition était d'avoir un foyer. Je serais une femme et une mère respectée et responsable.

Ma mère était ma confidente. Les parents de René avaient fini par abdiquer. Je voulais présenter mon amour à la maison, officialiser notre relation. J'avais prévu la date: le jour de la Ducasse d'Hem. J'attendais René, mais il ne vint pas! Mon angoisse était extrême, persuadée qu'il ne voulait pas s'engager, j'étais folle de chagrin. Il me rencontra le lendemain, et comme excuse me dit qu'il avait rencontré des copains! Mon angoisse et mon chagrin firent place à une colère noire, mais néanmoins vite oubliée.

Enfin j'avais un fiancé, rien que ce mot fiancé, découplait mon ambition. J'étais devenue quelqu'un, ça va sans doute vous sembler paradoxal, mais c'est ainsi, j'avais rencontré un garçon qui avait un beau métier, un métier noble à mes yeux et puis sa famille était normale, du moins je le pensais en comparaison avec la mienne, la mienne, si souvent montrée du doigt.

C'est sûr j'y étais attachée à cette famille, mais à ce jour je me dis: regarde un peu, tu as, sans doute par orgueil, eu la naïveté de te laisser happer par cette tribu tentaculaire. J'étais comme dans les mailles d'un filet. Le drame: je ne pouvais et ne voulais m'en délivrer. Je m'étais mis dans la tête que l'on m'avait donné une mission et à cause de ma fierté, je l'avais acceptée. Ma rencontre avec René n'a rien changé à mon attitude, pourtant je rêvais, j'avais plein de projets: nous aurions une maison, un foyer puis, on l'avait déjà prévu, trois enfants. Cette période pour moi, bien qu'émaillée de disputes déjà, a été merveilleuse. Nous étions tellement amoureux!

René venait souvent à la maison, il restait près de la cuisinière, le blouson de cuir sur le dos malgré la chaleur et il me regardait laver les enfants dans une énorme bassine ronde. Je les savonnais tour à tour tous les soirs puis, quand ma tâche était finie je raccompagnais René vers la sortie, mais on restait longtemps, très longtemps dans le couloir à se cajoler. Nous étions aux aguets: le beau-père venait nous surprendre comme un vicieux qu'il était. René n'était pas encore au courant de mon secret!

Quand René était parti, André, ce malade, me disait quelquefois ces paroles qui me font encore froid dans le dos alors que j'ai 78 ans: pourquoi lui et pas moi?!

A cette heure-ci, je pense que René a été mon sauveur. Grâce à notre amour, j'ai été une femme respectée et respectable.

Nos fiançailles ont duré longtemps, j'avais 16 ans et demi lorsque le l'ai connu et quand nous nous sommes mariés, j'allais avoir 20 ans. La première période reste féerique à mes yeux, moi qui suis encore fleur bleue, mais mon fiancé était devenu pressant et moi, j'étais taraudée par le secret que j'essayais de garder.

Par honnêteté envers lui, je devais lui dire, tout lui raconter avant de me donner à lui. Sans relever la tête, j'avais demandé à ma mère un jour où je nettoyais le carrelage de la cuisine, et où elle était dans son fauteuil: « dis-moi maman, quand on couche pour la première fois avec un homme, si on n'est pas pure l'homme va-t-il s'en rendre compte? ». Je vous livre la réponse mot à mot: « tu fais semblant d'avoir mal! ». J'étais bouleversée de ce conseil, non, je ne voulais pas bâtir ma vie sur un mensonge. Je réalise maintenant ma naïveté: pourquoi ma mère ne m'a-t-elle posé aucune question? Normalement elle aurait dû me dire: « pourquoi me demandes-tu ça, ne me dis pas que tu as déjà couché avec un garçon!! ».

Voilà comment moi j'aurais réagi en tout cas.

Après mon aveu, René m'a jamais posé de question, mais j'ai senti du changement dans son comportement, il me semblait d'un coup être devenu soupçonneux.

Puis un beau jour je me suis retrouvée enceinte. Ma mère m'avait conduite chez notre docteur. Moi, j'étais radieuse. Jusque-là, quand je parlais de mariage à René, il me répondait: je dois d'abord travailler un peu pour mes parents. Au retour de l'armée, à la permission suivante, je lui ai annoncé la nouvelle. Il en a été bouleversé, ce n'était pas le bon moment, « je suis encore à l'armée! ». Aussi, c'est accompagnée de ma mère - un voisin nous avaient conduites en voiture -, que nous avons annoncé la « bonne » nouvelle aux parents de René.

Pour eux, ça a tout de suite été évident, c'étaient des gens honnêtes et droits, leur fils devait assumer, mais ils ont tout de suite prévenu qu'ils ne pouvaient rien faire pour nous du côté financier.

La date de notre mariage a été judicieusement calculée par le couple E. Ce serait le 25 juillet. Juste avant, j'avais été soumise à une espèce de chantage accompagné de menaces, en effet après le remariage de ma mère, sa pension de veuve de guerre avait été transformée en pension d'orphelins et le titre de pension étant à mon nom puisque j'étais la petite dernière des N. Je devais normalement bénéficier de cette pension jusqu'à ma majorité, même mariée soit pendant encore cinq trimestres. Cette pension jusque-là, je la donnais à ma mère, bien entendu, mais au moment d mon mariage, elle aurait été bienvenue. Mais,

le chantage sur les petits que je ne verrais plus, l'interdiction de venir à la maison, ne plus voir ma mère et la certitude que mes frères et sœur les N allaient me réclamer une part de cette pension, tout ça a suffi pour que je signe une procuration au deuxième mari de ma mère le jour même de mon mariage. Ma mère, complice d'André pour s'accaparer de ma pension.

Sans ressource l'un comme l'autre, nous fûmes hébergés pendant les permissions de René chez sa sœur Denise. Quand il repartait à l'armée, René me déposait chez ma mère. Je ne restais pas inactive. J'allais faire des ménages, en plus du ménage que je faisais chez ma mère. Puis j'ai fait une demande de secours au Ministère de la Guerre. J'étais pupille de la nation, et j'ai reçu de quoi acheter un lit d'abord pour notre enfant, puis pour nous, ainsi qu'une cuisinière. Pendant son service militaire, René travaillait comme aide-comptable au Ministère de la Défense à Versailles. Il était très estimé. Le comptable allait prendre sa retraite, un chef a proposé à René de prendre sa place.

René m'a parlé de cette proposition, je l'ai supplié d'accepter, mais sa droiture envers sa famille, la peur de me priver de la mienne, et surtout d'abandonner son métier qu'il adorait, l'ont poussé à refuser. Sylviane serait née à Versailles elle aurait peut-être rencontre son futur mari lui né à Paris et ayant fait une partie de ses études à Versailles. Avant de quitter le bureau du Ministère, les civils qui y travaillaient avaient organisé une quête pour René.

Notre situation précaire ne dura pas. Dès son retour, René retrouva son travail. L'assistante sociale qui s'occupait de nous me sachant enceinte, me fit bénéficier des droits auxquels je pouvais prétendre.

Je voudrais exprimer mon ressenti concernant mon mariage: imaginez à quel point une fille qui n'avait pas vingt ans a pu être désorientée du déroulement de cette journée. D'un seul coup elle avait quitté tout son petit monde: sa maman, les petits qu'elle chérissait, pour se retrouver avec un mari, son homme, dans une chambre d'une maison inconnue, à moitié délabrée bien que tenue impeccablement par une belle sœur âgée de 12 ans de plus qu'elle qui vénérait son frère que j'avais volé.

Moi qui me faisait un monde de ma nuit de noces, je l'ai passée transie dans un lit qui sentait l'humidité, auprès de l'homme que j'adorais, certes, mais qui avait bu bien plus que de raison. D'un seul coup, mon côté fleur bleue venait de disparaître, envolé!

Ne pas s'apitoyer, rester digne, comme d'habitude et faire face encore et encore. Croire en des jours meilleurs, des lendemains qui chantent. J'étais enceinte, j'allais m'en sortir, mon bébé, puis d'autres à venir seraient ma joie de vivre, ma raison d'être et d'avoir surmonté toutes les épreuves.

Cet épisode n'a en rien changé l'amour que je portais à René, j'ai continué à vivre, à rêver, à espérer. J'allais avoir une maison, un foyer. Il me fallait juste patienter. Mon mari était encore à l'armée; en effet, suite à la guerre d'Algérie, le service militaire était prolongé. Ma soif d'être à la hauteur était tenace.

Je ne peux que noter notre la différence de réaction, à Ginette et moi face au même problème. Ginette a sombré tandis que moi, je me suis retrouvée comme boostée, j'ai décuplé d'ambition pour essayer de surmonter mon drame.

Dès le retour de René du service militaire, nous avons trouvé avec l'aide de ma mère une maison, une ruine plutôt, inhabitée située juste à côté de sa maison, rue du Calvaire. Il suffisait de traverser un chemin de terre et on se retrouvait dans le jardin du 48. Cette masure appartenait en fait aux propriétaires du terrain vendu à ma mère. La maison a été allouée gratuitement à condition que René y fasse des travaux.

Nous sommes restés quelques années dans notre maison précaire et délabrée. René, enfin libéré d'un service militaire qui avait duré 36 mois à cause de la guerre d'Algérie, avait retrouvé son poste chez Stein. Je faisais des économies c'est au moment de la rentrée des classes en maternelle de Bérangère que nous avions acheté une maison près du groupe scolaire des filles une petite maison en impasse sans aucun confort, avec l'aide d'un prêt demande au PACT sans imaginer une seconde que plus tard je serais employée dans cet organisme. Le monsieur que j'avais rencontré (celui qui sera plus tard mon collègue ) nous avait conseillé avec nos économies de faire faire des travaux plutôt que de tout engloutir dans l'achat. Nous l'avions écouté. Vous dire ma joie, ma fierté d'être propriétaire est impossible. Nous sommes restés longtemps dans cette petite maison, mais c'est bien après son achat que nous avons eu enfin une salle de bain à l'étage. René au travail, il m'arrivait d'entreprendre quelques menus travaux. Sylviane m'aidait. Les toilettes étaient dehors. Six maisons étaient accolées dans cette impasse. Devant chaque maison, se trouvait un petit jardin, un privilège non négligeable. Nous étions les seuls à avoir un garage. Les toilettes étaient privées, mais regroupées, nous devions sortir de chez nous, de jour comme de nuit, été comme hiver. Sylviane. et moi avions tapissé et peint nos « commodités ». Toute heureuse, je me faisais du cinéma: mon jour viendra, mon ambition n'en restera pas là.

UN JUGEMENT DE MOI SANS COMPLAISANCE

Nous venions de nous installer dans notre petite maison de la rue de Beaumont. Les filles fréquentaient l'école maternelle située dans le groupe scolaire du Parc de la Marquise. Pendant la guerre le château avait été réquisitionné, les Allemands avaient fait de cet endroit un dépôt de munitions. Nous étions à quelques minutes à pied de l'école. René ne rentrait pas avant le soir. Il partait tôt de la maison; j'avais préparé la veille sa « gamelle »,comme on disait dans le Nord, une petite boîte en métal contenant son repas du jour qu'il réchauffait dans l'atelier de l'usine. J'emmenais les filles à l'école. En rentrant, mon ménage était vite terminé. Je m'ennuyais, les journées me semblaient longues. Quelle différence avec ma vie d'avant, moi si active, élevée au milieu d'une famille nombreuse; je voulais participer au revenu du foyer. C'est ainsi que j'avais trouvé du travail comme femme de ménage. Le Parc de la Marquise portait bien son nom, il était résidentiel. Les maisons en briques, magnifiques rivalisaient de beauté entre elles. Les propriétaires mettaient leurs enfants à l'école du Parc. Je n'ai pas eu à chercher du travail longtemps. Ces dames recrutaient à tour de bras, débordées, elles avaient besoin de temps pour faire les boutiques, aller chez le coiffeur, la manucure, les réunions entre amies. C'est ainsi que j'ai trouvé du ménage à faire. Ma patronne belge était exigeante certes, mais aimable. Elle avait deux gamines aussi blondes qu'elle. Le mari était patron d'une usine de Roubaix qui confectionnait des nappes et des serviettes de table en Dralon. L'usine était florissante. Je ne rechignais pas devant le travail. Bizarrement, je me sentais heureuse dans cette maison et l'idée de ramener de l'argent à la maison m'était agréable. J'avais un objectif: sortir un jour de notre condition, gravir une marche de l'échelle sociale. Je ne travaillais pas le jeudi, mes écolières n'avaient pas classe ce jour-là; aussi l'après-midi on filait au 48, les filles étaient ravies, elles voyaient leur cousines; mes demi- sœurs encore jeunes s'occupaient d'elles. Au fond du jardin se trouvait une construction qui leur servait de salle de jeux. Elles jouaient à différents jeux de société. Puis ensemble, on prenait le goûter. Mes filles me parlent encore des tartines de pain grillés et beurrées garnies de confiture ou de cassonade confiture. C'est André qui les faisait.

Je sens qu'à ce moment-là, vous ne comprenez plus rien, cette attitude vous paraît totalement surnaturelle, surréaliste. Elle allait manger des tartines grillées faites par son beau-père qui l'avait violée!!

Vous dire combien je me sentais bien au 48. J'étais comme envoûtée, happée par des forces magnétiques, j'en oubliais l'heure au détriment de mon mari. Quelquefois, il était rentré avant nous, il boudait, me faisait des scènes et je me considère aujourd'hui responsable. Je comprenais ce qu'il y avait de contradictoire dans la situation et je savais qu'il faudrait m'arracher à mon milieu pour m'empêcher d'aller encore et encore chez ma mère, là où je me sentais bien, malgré la présence du monstre. Ce monstre était-il si familier que lui aussi exerçait une force d'attraction sur moi, plus forte que la force de répulsion qu'il aurait dû exercer sur moi? Un monstre familier, voilà ce que c'était.

Le père de René lui ayant rabâché qu'à 18 ans, il ferait ce qu'il voudrait, il a tenu bon. Il a rongé son frein, bien sûr avec quelques rébellions, mais rien de plus. Les brimades, il les a encaissées, les claques et les coups de ceinture aussi. Le refus de son père de lui laisser le choix de devenir cycliste lui a paru injuste d'autant plus qu'un professionnel voulait le prendre en main. Il s'est tourné vers le basket. Il a accepté d'aller dans un lycée professionnel alors que ses copains entraient dans le secondaire, trop coûteux selon ses parents, il fallait apprendre rapidement un métier qui rapporterait de l'argent. C'est pourquoi après avoir obtenu la possibilité de rentrer à l'école d'ingénieurs de Lille grâce à des notes exceptionnelles dans son lycée professionnel, ses parents lui ont fait un chantage: si tu y vas, ton frère ne pourra pas faire d'études. René se plia à leurs doléances. Son professeur insista auprès de ses parents, rien n'y fit. Déçu, son professeur il le recommanda chez Stein, une usine métallurgique. René devint traceur sur tôle. Il entra très tôt dans le monde du travail, fut vite pris en mains par les ouvriers, travailleurs acharnés et courageux, fatigués, mais aussi grands buveurs d'alcool, solidaires, syndicalistes.

Cette branche ouvrière convenait à René c'est à cette époque qu'il rencontra Mimi, toute fière du métier de son élu. Très amoureuse de l'homme, un bel homme bourré de qualités. Elle le voulait comme mari et père de ses enfants.

René était heureux de sa condition d'ouvrier. Je vais m'efforcer d'être honnête envers moi, envers vous. Vu mon ambition, même si Rene était satisfait, moi je pensais qu'il méritait mieux. Combien de fois lui ai-je dit de réclamer une augmentation, de viser une autre voie. C'était comme pour son inscription au permis, j'insistais. Chez Stein on remarqua le potentiel de René, il devint chef d'équipe. Il soutenait ses gars contre vents et marées.

Puis un jour on l'installa au bureau d'études. Vous dire comme j'étais fière, est-ce utile, maintenant que vous me connaissez?

De plus, il avait quitté le bleu de travail pour le costume. Dans ma petite tête, c'était devenu quelqu'un. Nous avions gravi un échelon, mais René ne se plaisait pas dans ce bureau. Son équipe, ses hommes lui manquaient. L'atelier, c'était sa vie, aussi il quitta Stein pour une place de chef d'atelier à Wattrelos. A cette époque, on trouvait du boulot comme on voulait. La direction de Stein le rappela et lui offrit la même place. René était revenu dans son fief! J'étais heureuse pour lui, mais toujours insatisfaite. A cette époque, je l'avais décidé et nous avions acheté une petite maison dans une impasse, rue de Beaumont à Hem. Les petites allaient à l'école, Bérangère en maternelle, Sylviane avait sauté une classe, elle était en primaire. Nous avions un peu d'économies, je faisais le ménage chez des belges fortunés. Mon idée de transformer cette maison ne me quittait pas. Je voulais une salle de bains, un nouveau carrelage, une cheminée.

Quand mes filles étaient en maternelle et en primaire, elles fréquentaient l'école publique. Elles avaient eu des maîtresses remarquables, de plus, l'école état à deux pas de notre maison. Pourtant, persuadée que l'école catholique était plus stricte, j'étais bien décidée à les mettre en privé, encore fallait-il convaincre René inquiet de la réaction de son père, ennemi juré des curés, mais là encore, j'ai tenu bon. J'ai la réputation encore maintenant d'être coriace. Est-ce un défaut ou une qualité? Je m'en remets à vous. Certains disant que je suis obstinée, capricieuse. Toujours est-il que nous avons inscrit nos filles dans le privé. Ma cadette enseigne néanmoins à l'école laïque.

Voilà le déclic qui a fait que nos filles sont allées dans le privé. J'étais ambitieuse, surtout pour mes filles, vous l'avez compris. A l'école, Sylviane s'était fait une amie, Manuella qui habitait au parc de la Marquise. Mais Manuella, l'amie de ma fille allait changer d'école. Sylviane était désespérée. C'est ainsi que devant la peine des petites la maman de Manuella vient me proposer d'inscrire les filles dans la même école à Lille, une école privée payante. Bien entendu, comme condition, la conduite des filles à l'école un matin sur deux. A cette époque-là, conduire était pour moi un réel plaisir! Cette maman tenait à me rassurer: ne vous inquiétez pas, les frais de scolarité et de cantine, je les prends en charge. Malgré les réticences de René concernant l'école catholique et sa crainte des réactions de son père, j'ai réussi à avoir son accord. Sylviane irait à Lille. Quant à la promesse de la mère de Manuella, elle fut vite oubliée, à nous les factures!! J'étais heureuse de voir ma gamine en uniforme. Cet épisode ne dura pas plus d'un an à cause des contraintes de transport, et Sylviane entra à la Sagesse à Roubaix, une autre école catholique. Sa sœur la rejoignit. Mon envie d'émancipation grandissait au fond de moi.

Le jour des dix ans de Sylviane, j'ai commencé a travailler au PACT, l'organisme qui m'a embauchée avec pour seules références de mettre occupée de ma fratrie au sein d'une famille nombreuse: « Je fais partie d'une famille nombreuse unie ». Adieu les ménages, les gardes d'enfants, le repassage chez notre voisine aveugle, le ménage chez mon frère. Je ne voulais plus être la bonne.

Mon désir d'exister allait se concrétiser dans cette petite maison de la rue de Beaumont. Nous y avons vécu un bon moment, c'est là que Sylviane a préparé son inscription à veto, c'est là que Bérangère nous a présenté Thierry qui est devenu son mari!

Seulement la soif d'être quelqu'un me taraudait, j'étouffais, je voulais autre chose. À l'occasion de la perte d'une cousine qui habitait une vielle maison presque en ruine dans la rue ou René avait grandi à Willems, mon ambition allait se concrétiser. Les héritiers voulaient vendre, ils étaient trois parmi eux Brigitte, la filleule de René. Après bien des palabres, les visites de mes collègues du PACT du service technique nous confortant mes filles et moi dans notre désir de faire de la ruine une belle maison, nous l'avons achetée. Ainsi nous avons cassé notre plan d'épargne logement à la Caisse d'Epargne et les travaux ont commencé. Persuadée que René serait ravi d'être de nouveau dans son village, dans un quartier qu'il connaissait. Je me suis lourdement, lamentablement trompée. Le jour de notre déménagement, René n'a pas voulu nous aider. Il est resté prostré dans notre ancienne maison. Quand j'écris ça je repense qu'il avait fait ça aussi quand Bérangère ayant trouvé un poste d'institutrice nous avais dit son intention de quitter Willems et quand avec ses copains venus l'aider à partir, il s'était là aussi réfugié dans notre chambre et avait pleuré.

Nous sommes restés peu de temps dans cette maison! René était malade. Après avoir subi sa dernière opération, suite à sa décision nous sommes venus dans le Vaucluse. Ce départ précipité a fait jaser, on avait soi-disant été expulsés à cause de notre folie des grandeurs, on était criblés de dettes. René a-t-il voulu cacher sa maladie par fierté? Ma belle-mère et surtout ma belle-sœur Denise m'en ont voulu. A leurs yeux, j'avais réussi mon coup, éloigner René d'eux et aller rejoindre cette sœur de rien du tout, celle qui avait eu un gosse avec son beau père et qui en plus avait été mariée avec Roland R, le voyou, le voleur, le buveur, le fainéant, le dévoyé du village.

LE VAUCLUSE

Dès l'installation de Ginette dans le Vaucluse nous sommes allés la voir, mon mari et moi. Nous nous étions unis en juillet 1959, notre petite Sylviane est née en février 1960. L'été suivant, nous avons profité des congés payés de René pour aller en train rejoindre ma soeur. Après, nous avons eu notre deuxième fille, Bérangère née d'une césarienne en urgence dans la nuit du 14 août 1962. Nous avons acheté notre première voiture une deudeuche, munie d'un toit décapotable. La veille de notre départ, on installait un lit dans le coffre pour les petites. On voyageait de nuit. Plus tard, nous avons réalisé notre inconscience: mettre deux enfants dans un coffre, et si une voiture nous avait percutés? Nous étions jeunes et insouciants, la route était longue, la journée de mon mari aussi, il venait de passer la journée à l'usine et la nuit même nous partions. L'autoroute n'existait pas encore. Je me souviens de la traversée de Montélimar. Les voitures roulaient au pas, pare-choc contre pare-choc. Cela permettait aux vendeurs de nougat de nous proposer leur marchandise. On en achetait, c'était l'avant-goût de nos vacances !! Ces vacances ont facilité notre intégration auprès des paysans du coin, il faut dire que l'ami de Ginette, Maurice jouait à la pétanque avec René. Ils partaient le soir et rentraient le matin, à l'aube. Cela ne me plaisait pas, j'aurais aimé avoir mon mari dans mon lit.

René participait aux travaux des champs. Quand les deux hommes avaient fait une récolte, ils allaient la vendre au marché-gare de Carpentras, le matin très tôt. René était connu de tous les paysans du coin. De notre côté, Ginette, son fils Roland, et mes deux filles, nous allions manger des glaces à la piscine municipale de Bédoin. Plus tard nous avons visité les environs, je conduisais. Ginette était devant, les cousins entassés derrière sur les sièges de la Citroën. Ce n'était pas confortable, mais nous étions heureux; on chantait tout le temps.

Vous dire aussi notre enchantement de voir les vignes pour la première fois, le raisin, les melons de Cavaillon, le vin, les asperges mangées avec les doigts. Et la terre de Provence, ah la terre ocre de Provence, nous qui étions habités à la terre noire et triste du Nord. Je continue d'égrener mes souvenirs: les fêtes votives, les retraites aux flambeaux qui se terminaient par un feu d'artifice, la parade, la fanfare, les manèges, mais surtout le Mont Ventoux, ce géant, paradis des cyclistes, les montées difficiles, l'étape du tour de France, l'immensité des champs de lavande, le bleu du ciel, la chaleur de la nuit, la sieste obligatoire l'après-midi, tellement il fait chaud, les berlingots de Carpentras, son marché tous les vendredis, son marché aux truffes, les fraises de Pernes, Velleron et son marché paysan, là où j'ai rencontré Pierre Arditi et sa femme Evelyne. J'étais émerveillée, les filles aussi. Et le miel, les ruches installées aux bords des champs puis, après notre installation définitive Noël et ses santons, la brioche, les treize desserts du réveillon, les Rois avec le gâteau des Rois aux fruits confits, le rituel lendemain de Pâques où les gens vont pique-niquer sur l'herbe et plus encore, mais me manque à moi la chaleur des gens du Nord, la coquille de Noël impossible à trouver par ici, la galette des Rois à la frangipane. Savez-vous qu'encore maintenant lorsque je vais au village et que je vois une voiture immatriculée dans le Nord, si les passagers semblent accessibles, je les accoste en disant: « Salut les chtis, je suis du Nord!».

Ginette, rapatriée à cause de son état de santé dans le Vaucluse avait trouvé l'occasion de fuir son mari Roland R!

René, beaucoup plus tard avait enfin cédé à la pression de sa femme et de ses enfants. Sur son lit d'hôpital, lui non croyant, avait fait un deal avec le Ciel, s'il s'en sortait, sûr on quittait le Nord!

Plus tard, Jules est venu en vacances, il acheta un terrain dans le Vaucluse. Il confia à René la tâche de surveiller la construction de sa maison! Inutile de vous dire que René mit du cœur à l'ouvrage. Mon frère vendit sa maison du Nord à sa cadette Marjory.

L'état de santé de René nous permettait néanmoins de faire des promenades dans la forêt. J'étais heureuse, la forêt m'a toujours attirée.

Trois N déjà dans le Vaucluse! Michel voulait nous rejoindre aussi. Malgré le refus de sa femme, il fit construire une villa dans le même village que Julot, à Mormoiron. Qu'importe l'entêtement de son épouse, elle restera dans le nord et viendra en vacances chez son mari.

Michel et Julot étaient très attachés, liés par une complicité sans faille depuis leur plus tendre enfance. Michel comme toujours voulait faire des affaires, il mit en route un projet lucratif associant Ginette et Jules à son projet. Acheter un terrain et faire construire des logements pour les personnes âgées, les mêmes qu'on faisait dans le Nord. Curieusement, j'ai été écartée de ce projet, pas un mot.

De toutes façons René n'aimait pas faire des affaires avec la famille! Ma sœur aînée et Julot étaient partants et avaient déjà donné de l'argent au propriétaire du terrain, mais le projet tomba à l'eau. Nous nous sommes donc retrouvés les quatre enfants du premier mariage dans le midi Ginette était ravie!!

Bien plus tard Nanou, devenue veuve, nous a rejoints. Bien qu'aidée épisodiquement par Ginette et Maurice, son état de santé s'est détérioré, aussi nous l'avions persuadée de quitter l'Auvergne afin de l'avoir près de nous. J'ai fait des démarches auprès de sa couverture sociale et lui ai obtenu une pension d'invalidité. J'ai éclairci sa situation financière.

C'est ainsi qu'une partie de la famille fut reconstituée dans le Vaucluse. A croire que nous étions vraiment grégaires.

C'est dans sa maison de Mormoiron que Michel décéda après une fête bien arrosée. A ce jour, la maison de Michel est en vente, celle de Julot est louée à l'année. Ma belle-sœur Marie-Paule a été rapatriée auprès de ses filles dans le Nord.

Les cendres de mes frères ont été dispersées dans le Ventoux.

POURQUOI

Thierry, le mari de ma fille cadette Bérangère était seul un jour avec moi et je lui avais raconté mon histoire. Sa femme avait tenu le secret pendant toutes ces années. En rentrant chez lui, il a dit à Bérangère: je ne comprends pas l'attitude de ton père. Quand Mimi lui a raconté ses viols par son beau-père, René aurait dû lui casser la gueule et emmener sa fiancée loin de là. Eh oui facile à dire mais où et avec quels moyens? De plus, c'est bien des mois après leur rencontre que Mimi a parlé. René avait eu tout le temps de faire connaissance avec André, d'aller boire un coup avec lui, d'être reçu chez lui. Nous étions fiancés, René allait partir à l'armée et me laisser seule, sans ressources.

Sylviane m'a dit hier: ton attitude avec pépé André, c'est ainsi que mes filles l'appelaient, n'a jamais été hostile. Elle avait raison. Nous on l'aimait bien pépé André, mais pourquoi Bérangère et moi sommes-nous retournées le voir après ton récit comme d'habitude chez mamie et de faire comme si nous ne savions pas? Sylviane avait quand même mis un bon mois avant d'y retourner.

Et moi pourquoi n'ai-je pas parlé plutôt, moi qui suis encore incapable de situer ce drame: où, quand, comment? J'ai beau essayer de m'en souvenir, ce drame est enfoui au fond de ma mémoire.

Est-ce la peur d'être marquée au fer rouge comme Ginette? Cet orgueil démesuré, ce besoin d'être quelqu'un de bien, d'être propre aux yeux des autres, cet amour trop fort pour ma mère, et surtout ou aussi cette fratrie, les petits que j'adorais.

Je me suis emmurée, prise au piège. J'étais au milieu de tout ce cloaque et ne pensais qu'à m'en sortir ou à y rester? Maintenant, je me pose la question: ma mère trouva-t-elle naturel que ses filles soient violées. Avait-elle subi elle aussi ces horreurs dans sa jeunesse? Elle m'avait parlé d'un ami de la famille, un oiseleur qui tenait un magasin sur la place du Progrès à Roubaix. Toute jeune, elle allait faire du ménage dans sa boutique et d'après ce qu'elle m'a dit à demi-mot, il aurait eu des paroles déplacées à son égard. Est-ce que cela aurait pu être autre chose que des paroles?

A-t-elle perdu la raison, comme sa sœur aînée, marraine Raymonde, et ses parents soi-disant morts fous très jeunes? Me suis-je senti une âme salvatrice? A cette heure-ci je me sens coupable, j'aurais dû être plus humble, j'aurais ainsi évité nombre de catastrophes. Il est certain que cette guerre a permis à ma mère de laisser un pervers rentrer au sein de notre famille un analphabète. La guerre n'est pas une excuse, c'est tout au plus une circonstance atténuante. La guerre a fait des dégâts dans nombre de familles, elle n'a pas engendré des incestes, des viols dans toutes les familles. Il y a les circonstances, et il y a ceux qui en profitent.

Venu au départ pour donner un coup de main, il a séduit ma mère et a détruit notre famille. Nous étions mieux que lui, Ginette très intelligente. Mes frères se moquaient de lui. Moi encore trop petite, il s'est vengé. Peut-être de son illettrisme qui créait chez lui un complexe d'infériorité?Mais non, on ne devient pas pédophile simplement par vengeance. Il n'avez rien en arrivant, il a tout pris: le nid, la femme et l'honneur des filles.

Bien joué! Il a pu satisfaire tous ses vices, mais au fait, j'y repense et je me pose des questions: son frère Jean a violé sa fille, tout le monde est au courant. Et pourquoi sa mère Augustine a-t-elle quitté leur foyer en emmenant sa fille ? Leur père était-il lui-même un pédophile? Et les fils sont-ils devenus pédophiles d'avoir été victimes d'un pédophile, ou alors ce vice est-il héréditaire?

J'ai désormais occulté tous les sévices que j'ai subis. Il fut un temps où je m'en souvenais. Lorsque j'en ai parlé d'abord à mon fiancé, puis à mes filles.

Je sais juste que j'ai été violée de nombreuses fois à partir de l'âge de neuf ans environ. Je fais un blocage, un voile s'est installé, comme m'a dit mon médecin quand j'ai osé lui en parler, dans les années 1980. Nous étions alors dans le Vaucluse.

Je me souviens de ma peur, des menaces d'André de me tuer en me faisant voir un couteau, et surtout de m'entendre dire: « si tu racontes tout ça, on ne va pas te croire, ou tu seras placée dans une autre famille et tu ne reverras plus ni ta mère ni tes frères et sœurs ». C'est probablement pour ça que je me suis tue.

Alors ce terrible secret je l'ai gardé pour moi. Surtout, je ne voulais pas faire de la peine à ma mère!

Ai-je fait le mauvais choix en me taisant? Je la croyais victime à cette époque, c'est seulement après avoir discuté de ça avec mes sœurs que j'ai douté. À la question: « notre mère était-elle au courant? », Ginette m'a répondu: « je présume ». Je sens qu'elle cherche à me protéger. Nanou m'a dit: « oui, elle savait » avec cette certitude qui me désoriente encore à ce jour, mais une question me taraude veut-elle dédouaner son père ? Un autre pourquoi me perturbe: pourquoi avoir attendu aussi longtemps avant de me dire ça?

Depuis le Vaucluse, Nanou avait prévenu Marie-Pierre que leur père harcelait Marie-Paule au téléphone, à 900 km de distance!

Elle avait bien essayé d'interroger son géniteur sur son attitude envers Ginette, mais il l'avait rabrouée sèchement. Ses sœurs l'avaient reniée pour cela et aussi à cause de l'héritage, la part de sa mère, qu'elle avait « acceptée ». Il me faut rendre hommage à la droiture de Nanou qui a choisi de venir s'installer à côté de nous, nous les quatre N. Nanou était aimée par René comme une petite sœur qu'il a protégée et conseillée.

Hier Nanou m'a téléphoné comme tous les jours, elle cherchait des papiers! Elle me dit: « je viens de comprendre !!» Souvenons-nous qu'elle n'avait plus eu de contact avec ses deux soeurs, Marie et Magaly ni avec son géniteur. Elle m'explique qu'elle a retrouvé une lettre avec les papiers du notaire. Cette lettre écrite de sa main était en fait un brouillon, une préparation pour une conversation téléphonique. En effet, avant de téléphoner à qui que ce soit, Nanou écrit tout ce qu'elle doit dire afin de s'en souvenir et aussi ne pas dire de bêtises.

« Je comprends maintenant pourquoi Marie ne m'a plus causé, ni Magaly, ni mon père ».

Cette lettre, elle me l'a lue au téléphone. Je l'ai écoutée et je lui ai répondu: « Tu veux bien m'en faire une photocopie? ». Elle a dit oui.

Après notre conversation, j'ai pensé: c'est pour ça qu'elle n'a pas été avertie du décès du père et rayée du mortuaire. J'ai repensé à sa droiture vis-à-vis des victimes de son père, mais j'ai pensé aussi qu'elle devait avoir beaucoup de chagrin. Ne m'a-t-elle pas dit, elle qui voulait tellement un enfant, finalement c'est mieux, tu vois un peu la lignée!

Si Nanou me donne la teneur de la lettre, vous la lirez à votre tour et peut-être que vous penserez: « comment soutenir ce père incestueux au point de renier une partie de la famille? »

Comme elle me l'avait promis, Nanou a fait une copie de sa conversation avec Marie-Pierre et me l'a donnée:

« Marie je te téléphone car il y a un problème avec notre père, hier il a téléphoné à Marie-Paule pour lui dire: « tu sais, je ne t'oublie pas, ma poule ». Celle-ci a raccroché de suite, surtout qu'il était 8h30 du matin. En plus il n'a même pas téléphoné quand Jules est mort. De plus, j'ai appris récemment qu'il avait fait des manières à Marjory, et qu'à l'enterrement des enfants, il lui avait présenté une revue avec une femme nue en lui disant que c'est comme ça qu'il voudrait la voir. Je sais que nous ne sommes pas responsables des actes de notre père, mais y'en a marre car à son âge, c'est un vieux pervers! Tu as intérêt à faire attention à Ophélie. Si tu veux de plus amples renseignements, téléphone à Mimi car s'il n'arrête pas ses conneries, il risque d'avoir des ennuis. ».

Après la lecture de cet écrit, inutile de vous dire que les questions ont surgi cette nuit, et les réponses aussi. Je me dis que Nanou n'a jamais plus eu de contact avec Marie depuis ce coup de téléphone et je repense à toutes les personnes ayant subi des sévices, des viols, des attouchements, ou des tentatives de viol et j'énumère: Ginette, Mimi, Nanou, Marjory, Marie-Paule. Comme par hasard, toutes ces personnes ont été radiées, rayées de la famille. Il faut savoir qu'aucune de nous n'a un contact avec ce noyau de personnes aveugles, incrédules et je me demande parfois si Marie n'est pas l'instigatrice de ce « complot », mais je me dis par ailleurs, c'est vrai que prendre ça en pleine figure, ça doit être terrible.

Je cherche des excuses à Marie, perdre deux enfants, je préfère ne pas y penser. Est-ce la douleur qui l'a fait réagir ainsi? Est-elle devenue folle? Je pourrais le comprendre. Les personnes qui l'entourent préfèrent lui donner raison, ne pas la contrarier? L'interdiction de la venue de Ginette à l'enterrement de notre mère, l'absence de communication concernant le décès du père de Nanou, allant jusqu'à la rayer, elle l'aînée, du mortuaire. Magaly a-t-elle transgressé le contrat, l'omerta dirais-je, en contactant Nanou via Messenger? Jusqu'à ce jour, je sais que ni l'une ni l'autre ne se sont téléphoné. Magaly a-t-elle osé dire à Marie qu'elle communiquait avec Nanou? Une question qui reste pour moi un tourment, et pas de réponse.

MA MÈRE ENCORE

Elle avait toujours eu l'habitude de se mêler de tout dans les différents couples. Parfois je me dis que par son attitude, elle mettait de l'huile sur le feu, qu'elle contribuait à accentuer les désaccords dans mon couple. Elle était incapable de se taire. Elle régissait la vie de ses enfants.

Puis on a fini par l'entendre de moins en moins. Evidemment, ça ne s'est pas passé comme ça du jour au lendemain. Lorsque je suis partie dans le Vaucluse, pendant un moment, je l'ai encore eue régulièrement au téléphone.

Les médecins n'ont pas diagnostiqué avec certitude une maladie d'Alzheimer, ils parlaient de démence sénile, toujours est-il qu'elle a fini par ne plus nous reconnaître, ni les uns, ni les autres.

Est-il possible que Marthe se soit volontairement exclue de sa vie afin d'oublier ce qu'elle avait fait ou laissé faire. Tout ce temps à ressasser, à se taire, à se questionner sur son attitude a-t-il eu raison de sa raison?

Laissé faire, voilà le maître mot de son attitude. Ginette lui avait dit qu'elle nous avait surpris André et moi, et ma mère n'avait pas eu la moindre réaction, le moindre mouvement de sourcil. Idem quand elle avait assisté à la scène de la salle de bains durant laquelle André avait eu des gestes déplacés envers Nanou. Mais comment est-ce possible, quelle mère n'aurait pas réagi spontanément, ruant dans les brancards? Etait-elle décérébrée? Incapable de réagir? Complice? Folle?

Je ne peux que m'imaginer ce qui trottait dans sa tête, alors que, affalée dans son fauteuil, un bambin dans les bras, elle savait ce qui se tramait dans la maison et se taisait. S'est-elle jugée durement? Se sentait-elle prise à la gorge, prisonnière d'un quotidien qui n'aurait pas supporté le départ du bourreau de ses filles? Elle était intelligente, je ne pense pas qu'elle ait pu passer ces dizaines d'années sans réfléchir. Etait-elle prisonnière aussi d'un corps devenu impossible à mouvoir?

Se l'était-elle fabriqué sciemment ce corps difforme, année après année?

L'oubli pour moi comme pour elle a servi de pansement, c'est notre point commun.

Comment considérait-elle son attitude avant d'oublier? Est-elle morte en paix? A-t-elle souhaité oublier au point de conditionner son cerveau à l'oubli? A-t-elle demandé pardon à un Dieu quelconque?

Pourquoi ne nous a-t-elle jamais demandé pardon à Ginette et à moi quand il était encore temps? Si ça tombe, elle ne s'est jamais rien reproché. Elle ne s'est même pas rendu compte de ce qu'elle avait fait.

Je retiens au minimum contre elle la non-assistance à personne en danger.

Je retiens quand même que déjà du temps de mon père, elle avait tendance à ne pas réagir. Elle semblait soumise à son homme.

Je me rends compte de l'ambiguïté de mes sentiments envers elle, d'un côté mère adorée, de l'autre, mère coupable, mais il y a sans doute dans toute relation mère-fille cette part d'ambiguïté.

C'est peut être la vie « dissolue » de Ginette qui a justifié ma volonté de taire mon viol. Je ne voulais pas que l'on me juge, et que l'on m'insulte comme elle, sans une excuse, une once de compréhension. Jugée coupable sans la moindre forme de procès.

Je repense aux paroles d'un formateur venu faire un colloque avec les travailleurs sociaux de l'association dans laquelle je bossais. Le sujet me tenait à cœur: les victimes ayant subi des sévices. Leur réaction et leur comportement étaient décortiqués. Un jour, il fut question d'une histoire un peu semblable à la nôtre. A une question posée par une collègue, notre formateur a répondu: « La plupart de ces filles-là sont marquées à vie. Elles finissent dans un hôpital psychiatrique ou reproduisent ce qu'elles ont vécu et finissent dans un bordel et deviennent putains ». Cette explication, un peu crue, m'a ébranlée, je ne risquais pas de l'oublier, j'ai même pensé à ce moment-là: « j'ai eu de la chance de rencontrer René ». Encore maintenant je pense que c'est lui qui m'a sauvée.

Je pense aussi que Ginette n'a pas eu cette chance. Peut-être que si Saïd n'avait pas été assassiné, elle aurait eu une seconde chance.

MON RÔLE DANS CETTE HISTOIRE

Je m'interroge souvent sur mon rôle dans toute cette histoire. Me revient à la mémoire cette question de ma fille aînée: pourquoi n'as-tu pas parlé? L'amour immense que je portais à ma mère et à ma fratrie, ensuite, la peur de devoir quitter notre maison, les menaces de cet homme, cette salissure que j'ai partiellement occultée, voilée, mais aussi mon désir farouche d'être quelqu'un de bien. Je m'étais donné une mission: ne pas baisser la tête, comme papa l'avait dit à Ginette le jour de son arrestation. Ma mission: sauver ce qui pouvait encore l'être. Maman avait abandonné la partie, je me suis investie à fond comme le capitaine d'un bateau à la dérive. J'avais la charge de sauver l'équipage, toute cette fratrie.

Je ferais coup double, je sortirais vainqueur. C'est ainsi que je me suis crue la tête hors de l'eau. J'étais aimée, respectée dans notre petite famille. J'avais participé plus ou moins à l'avenir de mes frères et sœurs et j'avais acquis le plus merveilleux: le bonheur d'avoir un mari et des filles et le Zénith, des petites filles aimantes qui connaissent comme mes gendres d'ailleurs mon misérable parcours, si longtemps enfoui au fond de ma mémoire.

J'ai pensé que ma situation était stabilisée, mais quand j'ai entendu cette fameuse histoire des chaussures rouges, à l'enterrement de ma mère, j'ai su qu'il était temps que je parle, il était temps que je défende ma sœur au risque de perdre l'amour, l'estime que me portait ma fratrie, du moins le pensais-je.

Bien sûr, je me faisais des réflexions du genre: maman a vite oublié mon père, elle l'a remplacé par un jeune de 9 ans plus jeune qu'elle, de surcroît un illettré. Le plus bizarre était que je ne l'avait pas jugée, c'était ainsi point final. L'amour que je lui portais restait intact!

A ce jour, je me dis: tu aurais dû en rester là, mais voilà, j'ai ouvert la boîte de Pandore. Moi qui suis si pugnace, je ne puis en rester là. J'ai bien essayé de laisser tomber, il m'est impossible d'oublier. Cette histoire me taraude.

Pour moi c'est terrible. J'ai le sentiment de trahir l'image de ma mėre aux yeux de ma fratrie. Les défunts n'en sauront rien, tant mieux.

Aujourd'hui, 21 juillet 2016, c'est l'anniversaire de ma mère, je repense à la lettre de mon père à sa femme pour son anniversaire. Elle aurait eu101 ans. C'est aussi la fête de la Belgique. Ses parents, belges tous les deux, ont dû être heureux d'avoir une petite fille ce jour-là.

QUE SONT DEVENUS LES ENFANTS ÉLEVÉS PAR MARTHE?

Julot nous amena à la maison une petite jeune fille blonde, timide et souriante: Marie-Paule. Elle était du même village qu'Emilie, l'épouse de Michel. Paupaule comme on disait est un an plus jeune que moi. Entre Julot et moi, il y a quatre ans d'écart. D'emblée, elle a adopté notre famille et c'était réciproque.

Quand il se maria, il était très amoureux. Il s'avéra cependant méprisant envers sa femme quand nous étions tous réunis. Toujours cet orgueil mal placé! Marie-Paule n'avait pas reçu d'instruction, il lui arrivait de dire quelques bêtises; à ce moment-là, notre frère était cinglant à son égard. Sa petite femme tant aimée était dominée par son homme en public, chez eux c'était autrement. Ils eurent deux enfants. Aux yeux de mon frère c'étaient les plus beaux. il lui arrivait de faire des comparaisons avec mes filles, ça me blessait. C'était la guéguerre entre nous, néanmoins nous nous aimions beaucoup.

Mon frère Jules a toujours fait la loi dans notre famille! J'étais la seule à lui tenir tête; c'est peut être pour cela que paradoxalement il m'a aimée plus que les autres. Je me permettais de le contredire et jamais il ne m'en a voulu, au contraire. Il comptait sur ma fidélité à son égard afin d'épauler sa petite épouse si fragile.

Julot s'est marié et moi, j'étais fiancée officiellement avec René. Nous étions si proches, si jeunes. Les belles-sœurs se sont retrouvées enceintes en même temps. Michel avait déjà un enfant, une fille. Julot voulait rester dans le giron de sa maman, il recherchait un logement et, hasard ou mauvais coup du destin, il a trouvé à louer l'ancien café de Julienne, là où ma mère avait ses habitudes et a rencontré la mère d'André. Julot a guéri d'un lymphome, un cancer très agressif et a désiré venir s'installer dans le Vaucluse. Il a fait construire une maison à Mormoiron. Puis il a fait un cancer des poumons auquel il n'a pas survécu. Il est mort peu de temps après notre mère.

Michel: Adolescent, bien que capable, il n'a pas voulu continuer ses études. L'école ne lui plaisait pas, c'était bouger qu'il voulait! Son allure de sportif lui favorisa quelques conquêtes. Pressé d'être libre, il commença, dès l'école obligatoire finie, à travailler. Il fut embauché comme manœuvre à la Blanchisserie du Nord, comme Andre E. Il fut remarqué par sa force et son courage. Michel était ingénieux, téméraire, comme sans doute était notre papa, comme tous les enfants de la branche des N en fait. Nous partagions ambition et ténacité. Sauf Ginette peut-être qui semblait avoir abandonné la partie.

Au cours de ses sorties de fin de semaine, il fut séduit par une jolie brune et en fit sa femme par amour sans aucun doute, mais aussi par obligation. Émilie était enceinte!

Adulte, il avait une taille impressionnante 1m96, un corps de sportif, bref un beau garçon. Marthe le comparait toujours à notre papa.

Un bon vivant, quelque peu noceur, il aimait qu'on l'admire, il se laissait néanmoins entraîner par Julot qui, plus sournois, lui indiquait des coups à faire en douce. Mes deux frères étaient très liés et le restèrent toute leur vie. Michel aida beaucoup Julot financièrement et si Michel est venu habiter dans le Vaucluse c'est parce que Julot s'y était installé.

Revenons en arrière le temps de notre jeunesse du moins de la période de nos vingt ans, le temps des amours. C'est Michel qui s'est marié le premier il n'avait que 18 ans. Je me remémore ses visites chez maman, il repartait avec un sac rempli de victuailles. Sa femme, d'après moi, a réussi à intégrer mon frère dans sa famille au point d'aller habiter côte à côte. Je dirais presque que Michel s'était éloigné de notre clan pour entrer dans un autre clan! On s'est sentis frustrés, chagrinés. Une famille envahissante qui n'était certes pas plus étouffante que la nôtre, mais de cela à ce moment-là, on ne se rendait pas compte.

Lui vint l'idée de s'installer à son compte. Il créa une petite entreprise de nettoyage. Il eut rapidement beaucoup de clients, son entreprise était prospère. Son courage, son sérieux au travail furent remarquer par une chaîne de grands magasins qui lui confia non seulement l'entretien des vitrines, mais aussi les peintures à refaire. Et de fil en aiguille, il se lança dans la construction. Michel était devenu quelqu'un. Il avait une équipe qui travaillait de nuit et qui préparait les nouveaux magasins pour l'ouverture. Michel gagna un argent fou. Il était généreux,gâtait son frère Jules, il lui arrivait de dépenser sans compter.

Le champagne était souvent sabré. Mes deux frères, Jules et Michel jouaient aux cartes, au poker, dans certains cafés, ils gagnaient souvent, trop souvent peut-être. J'ai pensé qu'ils devaient tricher. Michel était bluffeur.

J'ai toujours été curieuse de savoir ce qu'il en était du côté de sa famille. Ma belle-sœur avait carte blanche, son mari l'aimait comme il aimait ses enfants, Emilie semblait assez libre, c'était une parfaite femme d'intérieur, mais une maman passive, les enfants étaient rois. Quand j'allais leur rendre visite, j'ai souvent réagi quand je voyais leurs garçons boire de la bière très jeunes. J'ai essayé en vain de dire à ma belle-sœur que l'abus d'alcool était néfaste, mais mon caractère inquiet n'a servi qu'à me faire détester, du moins je le suppose.

Michel a travaillé un moment, mais son souhait était de vivre dans le Vaucluse. Il acheta un terrain et fit bâtir une maison avec piscine. C'est Ginette et Maurice qui surveillaient les travaux. La maison terminée, Michel garda des parts de son affaire et installa sa fille cadette aux commandes, mais sa femme n'a jamais voulu le suivre. Michel qui avait aussi acheté une autre maison dans le Nord trouva un arrangement et pour la forme, ils firent une séparation de corps et de biens. Emilie venait en vacances chez Michel et notre frère allait lui rendre visite dans le Nord. C'est d'ailleurs en présence de sa femme venue un quatorze juillet dans le Vaucluse que Michel est décédé dans son lit après une fête bien arrosée.

Nanou:

Nanou est croyante, elle fait sa prière tous les soirs. Elle croit aussi aux tireuses de cartes, elle est persuadée qu'un jour elle gagnera au tiercé ou au loto. Elle mise raisonnablement heureusement!!

Près de notre nouvelle maison à Hem, un investisseur avait construit plusieurs maisons. Un homme jeune, un maçon embauché pour la construction, venait chercher de l'eau chez nous; c'est ainsi que Nanou a rencontré Jacques, son futur mari. Il était de l'âge de Marcelle, 7ans d'écart entre eux. Nanou me dit encore actuellement: mes parents m'ont obligée à l'épouser; ils avaient peur qu'il me fasse un gosse!

Ne pas avoir d'enfant a été le drame de sa vie. Elle voulait consulter, elle l'a fait, lui il a refusé. Jacques était originaire du Pas de Calais. Leur mariage eu lieu à Hem. Toute la famille de Jacques s'était déplacée depuis les Mines. La noce a duré 3 jours, 3 jours de beuveries. En attendant de trouver un logement, les mariés ont été hébergés chez les parents de Nanou. Plus tard, ils obtinrent un logement H L M. Jacques avait trouvé du travail dans le coin. Il était dur avec elle, elle ne réagissait pas, il la dominait. Un jour il eut envie de repartir dans sa famille, il l'emmena loin de nous. On se voyait rarement ils reprirent ensemble quelques commerces, restaurants, débit de tabac... et Jacques mourut d'un arrêt cardiaque un jour en allant ramasser des champignons Ils habitaient à ce moment-là en Auvergne.

Bernard: Il fut admis au lycée ! A côtoyer des personnes d'un autre monde, Bernard changea. Enfant d'ouvriers, il voulait devenir quelqu'un. Il a pris une attitude plus élaborée. Il avait changé de look, son langage châtié nous impressionnait. Il était élégant, très gentil avec nous. Un brin condescendant, peut-être. Marthe était fière de ce fils qui côtoyait du beau monde! Bernard allait dans les cafés près de son lycée avec les copains. Il visait plus haut, un peu dandy, il frimait.

En mai 68, il a comme de nombreux lycéens, il a eu son bac, c'est à dire qu'on lui a donné sans qu'il le passe!

Entretemps il était parti en Amérique à l'aventure en stop. Bernard avait le goût de l'aventure, il est parti en solitaire, sans argent, avec un simple sac à dos. Nous n'avions plus de nouvelles. Un jour il est rentré, avec deux copains québécois. Ils avaient un chapeau de cowboy, une chemise à carreaux, des bottes en cuir, j'ai adoré!! Je me souviens d'une photo de Bernard habillé comme ça devant la fenêtre de la nouvelle maison.

Beau parleur, dragueur, il a conquis une fille de la haute bourgeoisie. Il avait le choix, croyez moi!! Sabine était une fille d'un autre niveau social que le nôtre. Ses parents, réticents, ont fini par céder, ils ont néanmoins exigé un contrat de mariage afin de préserver la fortune à venir de leur fille. Bernard avait décroché un travail lucratif comme acheteur chez Quelle du côté d'Orléans, Sabine était secrétaire de direction. Nous étions tous fiers de l'ascension de notre frère, peut-être moi bien plus encore que les autres. Tout ce qui pouvait nous tirer vers le haut me ravissait. Sabine était simple, adorable, elle se mettait à notre niveau. Quel changement pourtant pour elle. René et moi avions quelques économies sur un plan d'épargne logement à la Caisse d'Epargne et nous leur avions rétrocédé notre droit au prêt. Ils firent construire une magnifique maison près d'Orléans, puis plus tard il achetèrent une résidence secondaire à Noirmoutier. Ils eurent deux enfants: Jean-Noël et Anne. Lorsque Bernard venait dans le Nord nous rendre visite, il nous apportait des tas de cadeaux. Tout semblait baigner dans leur couple. On les croyait unis pour la vie. Un jour, Bernard vint seul dans la famille nous annoncer leur divorce. Cette nouvelle nous a fait l'effet d'une bombe. Jamais nous n'avons eu une explication de leur part. Moi qui écrivais régulièrement j'ai envoyé une lettre à Sabine et je n'ai pas eu de réponse. Encore un mystère de plus dans ma vie. Que s'est-il passé dans cette famille? Je sais que Jean-Noël avait des problèmes et que ces problèmes ont pris fin au départ de son père. Je n'en sais pas plus. Tout le monde devient suspect dans ma tête désormais. je ne connaitrais jamais toutes les ramifications de ce secret de famille, ses conséquences exactes. Qui a été touché? Qui sont les victimes? André E s'est-il uniquement attaqué aux filles? Est-ce que ses fils auraient pu aussi être abusés et si oui, certains sont-ils eux-mêmes devenus pédophiles?

Bernard est revenu dans le Nord il avait des copains, du moins il le pensait. Il abandonna son travail et se laissa embrigader dans l'achat d'un bar avec eux. Bernard avait confiance, il se laissait vivre, jusqu'au jour où il s'est rendu compte que ses amis l'avait floué. Ruiné, pourchassé par les huissiers, il a demandé de l'argent à ses parents qui venaient de vendre leur maison à Thérèse. Julot lui en prêta aussi. Ses dettes ne furent pas remboursées pour autant. Marie aida également son parrain. Bernard, doux rêveur, n'a jamais perdu de sa superbe, pas complexé du tout, du moins en apparence. Il retrouva une autre femme, reprit un café au nom de celle-ci. Il me semble qu'ils eurent un garçon, puis un jour, nous étions dans le midi nous avons appris son décès brutal, une crise cardiaque. Bien sûr j'ai écrit à sa compagne en vain !!

Thèrèse: Thérèse, comme nous tous d'ailleurs allait au patronage. Des réunions étaient organisées avec le curé et des religieuses. On distribuait des revues aux enfants, on les occupait; il y avait même un petit cinéma avec des fauteuils en velours rouge qui sentaient terriblement le renfermé. Quand Thérèse devint plus grande, elle fut très proche d'une religieuse, soeur Marie-Louise. Un moment nous avons même pensé que Thérèse serait religieuse. Elle fit des études normales, sans plus. Elle voulait être infirmière. Comme on m'avait mise en condition dès mon plus jeune, j'ai pris mon rôle au sérieux et comme avec les autres, je me suis occupée d'elle, de plus j'étais sa marraine. Je suis allée l'inscrire à l'école d'infirmières de la Croix Rouge à Roubaix. Ce n'est pas sans difficultés qu'elle a obtenu son diplôme. Elle a bien failli être recalée en année préparatoire au concours. Mais nous avions promis René et moi de la faire travailler durant les vacances. Elle venait avec nous en vacances, tantôt en Normandie, tantôt dans les Pyrénées et cette année-là, elle devait travailler quelques heures par jour. On la suivait de près, on l'aidait en cas de difficulté, dans la mesure du possible. Thérèse a finalement réussi son concours d'entrée à l'école d'infirmière. Son succès était aussi le nôtre!! J'étais émue et si fière de la voir en premier temps en uniforme d'élève infirmière: jupe plissée, chemisier bleu, socquettes blanches, et ensuite avec sa tenue blanche d'infirmière.

Thérèse commença sa carrière à l'hôpital, mais envisagea rapidement de devenir infirmière libérale. A cette époque elle était encore jeune fille. Ses parents grisés par cette situation lui facilitaient la tâche. André lui acheta une voiture. Il lui cherchait des clients en faisant le tour des bistrots, payant des pots à tout le monde. C'était une bonne infirmière, humaine, proche des gens, elle a eu très vite une clientèle importante.

Thérèse était fleur bleue. On l'avait connue amoureuse du fils d'un couple de vacanciers dans les Pyrénées. Durant son premier stage à l'hôpital, c'est d'un malade qu'elle s'était amourachée. Puis du frère du fiancé de Martine. Toute sa vie, j'ai connu ma filleule amoureuse et fidèle à l'amoureux du moment. Aussitôt qu'elle voyait un beau garçon, elle en tombait amoureuse, aussi quand elle nous a présenté le futur père de ses filles, Christian, j'ai été un peu déçue. Je n'ai pu que remarquer ses ongles sales. Après j'ai su qu'il était menuisier dans une institution privée.

Thérèse, une fois mariée, avait acheté par pur hasard la maison où le docteur Trinquet avait exercé. Thérèse était, comme son mari d'ailleurs, grisée par l'argent. Elle dépensait sans compter et, malgré des revenus confortables, accumulait les dettes. René m'a dit un jour: elle confond les recettes et le bénéfice.

Jeune fille elle était mince, plus tard elle a grossi, beaucoup grossi, mais était toujours élégante dans un style classique. Elle ne regardait pas à la dépense pour se vêtir. Si ses filles et son mari avaient des souhaits elle les réalisait aussitôt. Elle ne pouvait rien leur refuser. Quant à sa filleule, Bérangère, ma fille, elle lui avait offert à sa communion une caméra, une des toutes premières. Les enfants de Martine et de Jules étaient choyés aussi. Elle faisait de nombreux cadeaux, surtout à Martine, la fille de Ginette. Martine avait deux garçons et Thérèse aurait aimé avoir un fils. Elle avait un faible pour Stéphane, le troisième garçon de Martine qui à l'âge de 18 mourut subitement au retour d'une manifestation estudiantine.

Pendant sa période de luxe, Thérèse racheta la maison de ses parents. Puis elle a fait construire une maison au fond de sa propriété au 48 rue du Calvaire et est partie y habiter. Marie-Pierre a racheté la maison des parents à sa sœur.

La période amoureuse avec son mari a pris fin. Le couple a divorcé.

Thérèse a dû être opérée du genou, elle ne pouvait plus exercer, c'est ainsi que commença pour elle la descente aux enfers. Elle et notre frère Bernard avaient une vie plus que confortable. On les aurait presque enviés et pour eux tout a basculé d'un coup. Qui aurait pu deviner ce brusque changement de situation ? Thérèse avait une assurance, mais trop petite pour éponger ses dettes. Elle vendit sa maison et trouva un appartement au quartier du vieux Civron à Hem. Durant l'une de nos visites dans le Nord nous sommes allés la voir. J'étais catastrophée de voir l'endroit où elle vivait désormais. Elle me montra un papier bleu, une convocation du tribunal. Thérèse avait des créances qu'elle n'avait pu régler à l'huissier. René et moi sommes allés à Lille et nous avons négocié un étalement des dettes. Sa situation s'est stabilisée. Comme elle était encore inscrite en tant qu'infirmière libérale, elle a essayé de reprendre. Mais sa clientèle ne l'avait pas attendue. À ce moment-là, Thérèse a fait la connaissance d'une famille très cossue. Elle prodiguait des soins à des personnes âgées, des industriels à la retraite dans un magnifique quartier. Elle a su que ces personnes étaient de la famille des Mullier, propriétaires des magasins Auchan. Un jour leur fils Daniel en rendant visite à ses parents, a rencontré Thérèse, et notre Thérèse est tombée amoureuse. Lui aussi, du moins je pense. Il était divorcé. Il devait avoir un ou deux fils. Thérèse, divorcée, deux filles, tout collait. Alors à eux le projet de mariage. Daniel voulut présenter sa future femme à sa famille. Cela se fit lors d'une réunion de famille élargie. Thérèse n'avait aucun complexe, plus tard c'est en riant qu'elle nous a raconté une scène qui nous fit mourir de rire: elle portait à nouveau son nom de jeune fille, E. Une dame très distinguée lui demande: E, mais de quelle branche ? Thérèse a répondu du tac au tac: la branche ouvrière. Imaginez un peu, un fils de la haute bourgeoisie épouser une personne issue du monde ouvrier, mais eux avaient omis de dire que Daniel était un peu dérangé. Il était plus ou moins sous la tutelle du P D G du magasin Auchan.

Le mariage eut lieu, mais un contrat fut rédigé en bonne et due forme. Plus tard au cours des réunions de famille surtout à la distribution des étrennes, Thérèse a été écartée. C'est la première femme de Daniel qui était présente. Il faut savoir que dans ce milieu d'industriels les familles riches s'unissaient entre elles ainsi l'argent restait en place. Le couple et les filles de Thérèse habitaient dans un appartement situé au parc Barbieux à Roubaix. Il a été aménagé d'une façon remarquable par un décorateur. Daniel devait sans doute avoir une rente confortable que lui allouait son tuteur. Il ne travaillait pas, Thérèse ne travaillait plus, à eux la belle vie, les grands restaurants, les visites de caves où ils achetaient des grands crus, les voyages. Nous avons rencontré Daniel une ou deux fois, il était courtois. Je trouvais qu'il faisait très vieux garçon et me demandais ce que Thérèse avait bien pu lui trouver.

Puis Thérèse le boute-en-train de notre famille, celle qui nous faisait rire, devint dépressive au point de ne plus vouloir nous voir. Une des dernières fois que je l'ai vue, j'avais littéralement dû forcer son entrée, je l'ai trouvée amaigrie, elle a pleuré tout le temps de ma visite, je lui passais des Sopalin afin qu'elle puisse essuyer ses larmes. Elle en a utilisé deux rouleaux.

Puis ils sont venus en vacances chez Nanou dans le Vaucluse. J'ai assisté à une scène de ménage mémorable déclenchée par Daniel pour une bêtise. Je me suis dit: quelque chose ne tourne pas rond dans la tête de ce type. Plus tard j'ai su que Daniel avait un jumeau qui s'était défenestré.

Quand elle partie de chez Nanou, Thérèse est venue me dire au revoir. Nos maris respectifs étaient là. Avant de quitter ma maison, elle s'est approchée pour m'embrasser, elle m'a dit tout bas: « je suis hantée par quelque chose que j'ai fait, je t'en parlerai la prochaine fois, Nanou nous a invités pour Noël ». « Quelque chose de grave », m'a-t-elle dit. Je me suis dit, c'est quoi encore cette histoire?

Plus tard, Noël approche, et nous décidons René et moi d'aller faire les achats de cadeaux, on part tôt, on mange chez Pizza Hut. Je dis à René: on a de la chance quand même. Oui pour moi, c'était ça la chance, pouvoir aller manger dans une pizza et faire des cadeaux de Noël. On rentre à la maison les bras chargés de cadeaux. Le téléphone sonne, c'est mon gendre Stéphane qui me dit: « Nanou a appelé, il faudrait la contacter rapidement ». Aussitôt je téléphone, Nanou sans aucun ménagement me dit: Thérèse s'est jetée du haut de son balcon. Etant donné qu'elle habitait au onzième, pas la peine de demander si elle était morte. Plus tard j'ai su que Thérèse avait reçu Cécile, sa fille cadette et son fiancé. Lorsqu'ils font mine de repartir, Daniel leur dit: je vous accompagne, je descends à la poubelle. En bas de l'immeuble, Cécile aperçoit un tas de chiffons, elle dit: on dirait les habits de maman. Je suis allée avec Nanou à la cérémonie. Les filles de Thérèse ont fait mettre un disque de Piaf: non rien de rien, non je ne regrette rien... et des chants religieux.

Pendant un long moment suite à ces événements, revenue dans le Vaucluse, moi, catholique mais non pratiquante, j'ai chanté des chants religieux des jours entiers, j'étais folle de douleur. Plus tard après avoir fait incinérer notre mère, Nanou et moi sommes allées déverser ses cendres sur la tombe de Thérèse. Elle n'avait même pas de pierre tombale! Bien plus tard j'ai su que le mari de Thérèse, Daniel avait été placé dans un foyer par son tuteur, quant aux filles de Thérèse, elles ont dès le départ de leur maman pris leur destin en main. L'aînée infirmière est devenue cadre et la plus jeune est assistante maternelle.

Depuis ma seconde lettre envoyée à Marie-Pierre nous n'avons aucun contact, elle se sont sans doute ralliées de l'autre côté.

Magaly: jeune fille, elle a eu l'opportunité de faire un stage pendant les grandes vacances à la banque Scalbert à Roubaix. Je l'ai accompagnée, il était prévu que ce petit boulot durerait un mois, finalement devant son sérieux et son courage, on lui proposa de l'embaucher définitivement. Les parents naturellement furent ravis, elle allait gagner sa vie, moi j'étais flattée et fière comme à mon habitude. Lili accepta bien sûr. De toute façon elle n'aurait pas eu le choix. C'est ainsi que je prévins son école, elle n'y retrouverait pas. Magaly resta dans cette banque jusqu'à sa retraite. C'était une employée modèle, courageuse et consciencieuse. Au départ, on la plaça au guichet, à l'accueil du public, elle était très estimée de ses clients, jusqu'au jour où on décréta que sa tenue, bref son look n'étaient pas à la hauteur. Elle fut mutée dans les bureaux. Magaly en a fait une mini-dépression. Après cet épisode, elle se maquilla et changea sa façon de se vêtir. Son courage, sa ténacité firent qu'elle monta de grade en grade et finit directrice d'une agence de la banque.

Lili fit un jour connaissance d'un garçon. Inévitablement les parents au courant lui posèrent des questions. C'était un ouvrier portugais venu avec son père travailler en France à la briquetterie d'Hem située à deux pas de chez nous. Vous dire la colère des parents: un étranger, tu deviens folle! D'ailleurs avec Ginette et Nanou on s'en souvient. N'empêche c'est elle qui a eu le plus beau mariage de la famille à l'église. Elle a eu de nombreux demoiselles et garçons d'honneur, tous les enfants des N. Moi crâneuse, je la suivais dans l'église et faisais en sorte que son voile soit parfait.

Le couple a été gâté par les parents ils ont reçu une chambre à coucher entre autre, moi j'avais du travail au PACT et j'ai réussi à y faire embaucher Antonio . D'ouvrier il est passé responsable du service d'entretien. ils ont acheté leur maison puis une autre qui a été louée. Antonio avait la cote parmi nous tous à cause son courage, de son côté bricoleur et surtout de la sympathie et la bonne humeur dont il faisait preuve. Je me souviens de son rire particulier et très contagieux.

Moi je pensais être estimée du couple et pour moi c'était normal, après tout, c'est moi qui avait trouvé une place pour Antonio au PACT !!

Antonio et Magali découvrirent par hasard que leur fils courtisait une jeune fille noire et eux aussi furent catastrophés comme le furent André et Marthe quand Magaly fréquenta ce jeune Portugais.

Antonio me prit à part dans le jardin du 48, alors que nous étions une fois de plus réunis en famille: « dis-moi Mimi, qu'en penses-tu? Je l'ai raisonné ». À ce moment-là, il m'avait considérée comme une sage.

Plus tard après ma lettre bien sûr je suis pourtant devenue la femme à abattre.

Marie: Elle eut une scolarité normale et choisit d'être assistante-puéricultrice. À l'époque Marie était très attachée à ses parrains et marraines, Bernard et Nanou. Elle aimait l'argent, mais était aussi très généreuse. Le courage et la force de caractère de Marie étaient reconnus aux yeux de tous; c'est ainsi que naturellement elle s'occupa de notre mère atteinte d'Alzheimer. Maman a été merveilleusement soignée par sa fille.

Marie, la généreuse qui n'a pas hésité à prêter de l'argent à son parrain Bernard et qui, mon aînée me l'a remis en mémoire, a fait un jour sans raison un chèque à mes deux filles.Pourtant Marie pouvait aussi se montrer avide d'argent, n'avait-elle pas été féroce avec son premier mari Patrice lors de leur divorce au sujet du partage des biens? Ils avaient un fils Matthias, elle a exigé une forte pension alimentaire et gare à lui s'il payait en retard ! Patrice était un doux rêveur, un genre d'adolescent attardé, gentil, certes, mais je comprends que Marie s'en soit lassée. Il avait un côté très agaçant et irresponsable.

Elle rencontra plus tard un vieux garçon élevé par sa mère et sa grand-mère, très pieuses l'une comme l'autre. N'avait-il pas érigé une chapelle dans son grenier en l'hommeur de sa mère après son décès? Michel était fils unique et héritier d'une vielle tante, de plus il avait un beau métier, douanier. Marie fut-elle grisée par tout cet argent? Toujours est-il qu'elle se remaria. Michel était tout le contraire de Patrice, Patrice baba cool, l'autre vieux jeu, poli, tiré à quatre épingles. Patrice chantait, Michel était morose, réservé, bref le jour et la nuit. Seul point de concordance, leur foi. Marie eut un autre fils Clément puis une fille Ophélie. Tout semblait bien aller, mais Michel devenu dépressif dut être hospitalisé. Sous traitement, il a néanmoins retravaillé. Puis il s'est retrouvé sans travail. En tant que douanier, il avait un port d'arme. Quand Marie s'occupait de maman, il venait aider sa femme à la lever et à la coucher. Matthias aidait quelquefois aussi, il était déjà grand, faisait des études, pour devenir infirmier. Marie était souvent chez sa mère, il lui suffisait de parcourir une centaine de mètres. Tous les matins assez tôt, elle faisait la toilette de maman dans son lit, puis téléphonait à son mari quand elle avait besoin de son aide pour la mettre dans son fauteuil.

Ce jour là, il n'a pas répondu, répondeur! Marie se dit: il est en route. Ne le voyant pas arriver, impatiente, elle compose de nouveau le numéro de téléphone et tombe à nouveau sur le répondeur, c'est la voix joyeuse d'un de ses fils qui lui dit de laisser un message. Intriguée, elle envoie Ophélie voir ce qui se passe. Quand celle-ci arrive, son père lui dit: »va chercher ta mère ». Mais Ophélie grimpe les escaliers, elle voit Matthias, gisant dans le couloir. Elle lui dit « arrête tes conneries », puis finit par comprendre qu'il est en train de mourir. Elle ouvre la chambre de Clément, il est mort. Elle retourne alerter sa mère. Qui revient pour constater que Matthias baigne dans son sang dans le couloir, mort. Elle enjambe le corps de son aîné, terrifiée, elle ouvre la chambre des garçons, voit son autre fils, Clément, mort dans son lit. Elle enjambe à nouveau le corps de son aîné dans le couloir, ouvre sa chambre et aperçoit son mari assis sur le lit, il s'est tiré une balle dans la tête. Je ne vous en dirai pas d'avantage, c'est l'horreur absolue. La famille a fait bloc autour de Marie. C'est Magaly qui les a hébergées un temps, elle et sa fille. Nous avons assisté René et moi aux enterrements. Nous étions les seuls à assister à l'enterrement de Michel avec Marie et Ophélie. Puis Marie a quitté cette maison. À ce jour elle a déménagé de nouveau, elle s'est rapprochée de ses garçons. Les fossoyeurs ont fait en sorte que Michel soit enterré loin d'eux.

Parfois j'explique l'attitude de Marie-Pierre à notre égard par le malheur qu'elle a vécu. Nous, c'est Nanou, Ginette,Marjory Marie-Paule et moi bien sûr les preuves vivantes du sadisme, ai-je employé le mot juste, de son géniteur? Aux dernières nouvelles Ophélie ne semble pas traumatisée, mais qui peut l'affirmer? Elle occupe une place importante dans un magasin de sports et vit dans la maison que sa mère avait achetée peu après le drame. Marie passe le plus clair de son temps avec ses fils au cimetière, elle installe un transat quand le temps le permet et discute avec eux pendant des heures.

Martine, la fille de Ginette: chaque fois que j'allais chez elle, Martine, souvent en colère me parlait de Ginette, mais je sentais en elle un amour refoulé. Martine avait rencontré un garçon courageux et aimant. Là encore, on ne l'a pas trouvé à la hauteur. Etions-nous une famille à la hauteur? Quelle ironie!

Quand notre jolie brunette s'est mariée, souriante, comme à son habitude, elle portait une robe blanche courte. Martine voulait des enfants elle a eu d'abord trois fils, Ludovic, Stéphane et Grégory. Mais elle espérait toujours une fille, aussi quand à la maternité on lui a enfin dit: c'est une fille, elle est tombée dans les pommes. Martine adorait pouponner. En plus de ses enfants, elle a voulu accueillir un enfant de la DASS. On lui a confié un bébé, un garçon, David. Le bébé devenu plus grand on a voulu le mettre à l'adoption, quel drame, Martine voulait garder ce gamin, mais l'assistante sociale lui a dit: vous avez déjà 4 enfants, la commission va refuser. Devant le chagrin de Martine de Christian et des gamins bien sûr, je me suis démenée corps et âme. Mon titre de travailleur social a joué en leur faveur. Ainsi David est inscrit sur leur livret de famille.

Un jour de drame me revient en mémoire alors que j'évoque Martine, le jour où nous l'avons accompagnée elle et son mari mettre en terre leur fils Stéphane mort à un arrêt de bus au retour d'une manifestation lycéenne. Crise cardiaque, a dit un docteur aux urgences. On leur a proposé une autopsie, ils ont refusé, voulant que Stéphane reste beau. Ils lui ont fait des tas de photos au funérarium. Un témoin a raconté qu'à un arrêt de bus Stéphane s'était soudain tenu la tête et s'était assis sur le trottoir, ensuite il est tombé dans le coma. Patricia, qui travaillait à l'hôpital a recueilli le témoignage d'un interne de service au moment où Stéphane a été transporté aux urgences et selon lui, sa tête présentait des traces de coup. Evidemment, les supputations sont allées bon train. Avait-il été matraqué par un policier pendant la manifestation?

Martine qui adore ses enfants est encore à ce jour inconsolable, comme son mari, comme ses frères, et surtout Karine la petite dernière. Et aussi David le petit adopté qui adorait Stéphane.

Maman commençait déjà à perdre la mémoire et la parole à cette époque-là, je me suis souvent dit: heureusement qu'elle n'a pas vécu ça!

Christian: il a été placé dans un institut éducatif il revenait régulièrement en permission, le week-end. Il avait fini par apprendre un métier, il était électricien à la Redoute de Roubaix. Il a rencontré une jeune fille qui travaillait dans les bureaux de la même entreprise. J'étais heureuse pour lui; Armelle l'avait pris en mains. Ils se sont mariés, ont même acheté une maison. Christian avait retrouvé, du moins j'en étais persuadée, un équilibre d'autant plus qu'ils avaient un fils. Le couple faisait du secourisme dans un club et recevait chez lui des copains dudit club. Christian est toujours passé régulièrement à la maison du 48. Bizarrement, il n'a jamais tenu rigueur de l'attitude d'André vis-à-vis de lui. En écrivant ça, je me dit: toi aussi tu continuais à venir voir ta mère et André. Il venait voir papa et maman, ses parents.

J'allais voir le couple et l'enfant chez eux, tout avait l'air d'aller, mais c'était trop beau pour durer. Christian m'a annoncé un jour dit que sa femme demandait le divorce. Armelle était tombée amoureuse de leur instructeur de secourisme qui venait chez eux régulièrement. Patatras, la séparation, la vente de leur maison. J'étais anéantie, moi qui estimais tant sa femme, je ne pouvais qu'être déçue. Je lui en voulais d'avoir plus ou moins fichu Christian hors de sa maison. Deux femmes l'avait abandonné, sa mère et son épouse. Je l'ai rencontré plus tard dans une courée il avait eu un accident de travail à la Redoute, il ne bossait plus, c'était devenu une loque. Puis il a rencontré une femme dans un bistrot, elle était séparée de son mari, elle avait des enfants. Un temps, ils ont repris un café ensemble en Belgique, puis sont revenus à Forêt sur Marque près d' Hem. Leur situation semblait plus stable, Christian avait adopté les enfants de sa compagne, mais hélas, Monique décéda des suites d'un cancer du sein. J'avais reçu le couple dans notre maison en Provence puis ensuite on s'était perdus de vue. Il y a environ 5 ans j'ai recherché le numéro de téléphone de Christian. J'ai su qu'il habitait à Bray Dunes. Je l'ai appelé, heureux de m'entendre, il m'explique qu'il vit dans un petit appartement qui donne sur la mer avec ses deux chiens, qu'il a de bons voisins et que les enfants de Monique viennent souvent lui rendre visite. Il avait parlé de moi à Marie et il m'a raconté qu'elle était furieuse. Après plus rien, puis j'ai su que Christian avait été retrouvé mort dans son appartement. Marie-Pierre, le fils de Magaly et son mari étaient à son enterrement son fils aussi, ainsi que et les enfants de Monique. Les chiens de Christian ont été recueillis par les voisins.

MA VIE, UN ÉDIFICE FRAGILE. MES CONCLUSIONS.

Ma vie, je la compare à un édifice, oh rien de prétentieux! Plutôt une petite maison ouvrière faite de briques rouges, à l'image des maisons du Nord. Chaque épisode de ma vie est une brique. La période de ma naissance jusqu'à l'arrestation de mon père a dû être une brique agréable. La construction était solide, elle s'est fêlée le jour où mon père est parti et que ma mère, seule, s'est égarée. Egarée, voilà le mot que j'emploierai pour qualifier ce qui s'est passé.

Puis ma maison, mon chez moi, a subi un véritable séisme quand un individu l'a investie et l'a souillée. J'ai essayé de combler ces fissures en restant silencieuse. Colmater les brèches avec du silence. Elle semblait aller mieux, j'ai cru la reconstruire et recréer un nouvel intérieur en me dévouant pour les nouveaux locataires. Cette maison s'est égayée à l'arrivée de ce beau jeune homme, celui à qui j'ai donné la clef permettant d'ouvrir la boîte contenant mes fêlures.

J'ai espéré sauver cette maison, la reconstruire plus solide! Il m'a semblé que j'y parviendrai, en vain, le bâti était gangréné. Impossible de rebâtir du solide sur des ruines.

J'ai tenu têtue, je me suis donné la charge de la maintenir debout malgré les orages, le vent, les tempêtes. Pierre après pierre, j'ai colmaté cet édifice pour éviter qu'il ne s'écroule. Elle tient bon à présent, cette maison, la mienne. Elle m'a donné du bonheur, elle a accueilli deux filles, mariées à cette heure-ci et deux petites filles. Ma maison revigorée a pris un sérieux coup de jeune. Je suis satisfaite des travaux accomplis. Mon ambition de vouloir grimper cette fameuse échelle sociale est satisfaite, mais je n'oublie pas, hélas, ce que j'ai vécu. Disons que je sais que je l'ai vécu, même si je l'ai partiellement occulté. Puissé-je un jour être sereine.

Je sais que je n'ai pas toujours occulté mon passé, je sais que je m'en souvenais lorsque j'ai raconté mon histoire à René puis aux filles. Il n'est pas loin, prêt à bondir.

Au plus profond de ma mémoire incertaine une petite fille est enterrée sous une fine couche d'humus et un épais tapis de feuilles mortes. Dès que je pouvais me rendre en forêt quand j'étais en colonie en Forêt Noire avec le patronage ou plus tard en balade avec René j'ai tapé dans les feuilles mortes, je les foulées, peut-être pour enfouir ce que, petite, un individu avait détruit.

J'ai toujours eu peur de savoir, de me souvenir. Après avoir questionné mes soeurs, j'ai marqué noir sur blanc et essayé de comprendre l'attitude de ma mère. La phrase énigmatique de Ginette: « j'ai aimé maman du temps où elle était avec papa », m'interpelle. Mais après? Est-ce pour ça qu'elle n'a même pas réagi quand elle a été interdite d'aller enterrer notre maman? Et moi comme une idiote j'ai aimé et vénéré cette mère! A ce jour, je me dis: arrête un peu de fouiller, de creuser cette terre, que peut-elle t'apporter?

Remonter le cadavre de cette petite-fille à la surface, c'est ça que tu veux? Le supporterais-tu?

Je me dis: contente-toi de vivre, mais ma curiosité n'a de cesse de trouver une réponse.

Les paroles de Ginette me précisant qu'elle avait aimé la maman du temps du mariage avec notre papa m'amène à dire: oui, c'est vrai, il y a bien eu un avant et un après. Néanmoins, il m'a fallu du temps pour que je puisse me rallier à cet avis.

La révélation fut rude, cependant mes réflexions, mes constats me laissent une pensée douce, une espèce de réconfort. Nous, les quatre enfants de l'union du premier mariage sommes des enfants nés d'un amour pur. C'était avant, quand Marthe et Jules étaient amoureux, ils étaient jeunes et insouciants, bien que fauchés. Peut-être n'avons-nous pas été désirés dans le sens « pas prévus », mais nous avons été accueillis avec joie. Leur situation commençait à s'améliorer, Marthe était une femme aimante, fidèle à son homme. Jules était responsable, fidèle, droit et sincère. Notre famille était prometteuse, l'aînée Ginette était jolie et intelligente, Julot ambitieux, Michel franc et débrouillard, quant à Mimi, elle ne demandait qu'à être aimée.

Elle était encore si petite, mais le destin de cette famille a été bouleversé par la guerre, la disparition du pilier de cette maisonnée. La situation a été tellement chamboulée! C'est vrai Ginette, tu as raison, il y a bien eu un avant tout lisse qui a fait place à un après.

Une femme métamorphosée, infidèle qui a laissé entrer dans sa maison un individu. Ensemble, ils ont procréé, c'est le mot juste. Des enfants nés dans quelles circonstances? Voila ma question. Ma certitude que Nous, les quatre premiers, sommes des enfants de l'amour me permettra peut-être d'avancer dans la vie.

Je commence à accepter que l'amour absolu que je portais à ma mère était indû. Cet amour, ma mère ne le méritait pas, c'est sûr. Je lui ai cherché mille excuses. J'ai été bernée, je suis anéantie. Dans quel milieu suis-je tombée? Dans ce couple, qui était la tête pensante? Ma mère tant chérie avait-elle tout délégué à son mari? Etait-elle complice de sa perversité?

C'est l'histoire de deux petites filles dont le destin a été changé par la guerre. Ginette l'aînée avait 11 ans, elle était admirée par son papa. À ce propos, Ginette m'a demandé une faveur: « dis, tu écriras que j'étais la préférée de papa? »

La maîtresse d'école venait de lui dire que son aînée particulièrement intelligente était prometteuse. De plus, Ginette prenait des cours de piano. Le couple commençait à sortir la tête hors de l'eau. Ginette était jolie, peut être un peu bavarde. Elle avait de l'audace et de la repartie elle adorait son papa. De son côté de Mimi, qui n'avait pas encore cinq ans, se contentait de vivre, d'aimer, et d'être aimée. Qui sait, elle serait peut être restée la petite dernière choyée chouchoutée par sa grande sœur et ses deux frères? Seulement, juste après sa naissance, la guerre arriva puis l'arrestation plus tard de Jules.

Le destin des filles changea brusquement quand Marthe, désemparée, laissa entrer dans le cocon douillet que Jules avait bâti, un jeune homme de 20 ans, un « individu » ne sachant ni écrire ni lire, qui à cause de sa perversité souilla, meurtrit à jamais les deux petites filles de Jules.

Il m'aura fallu du temps avant d'en arriver là. Il m'a suffi d'une conversation avec ma fille aînée, d'un mail très court envoyé par elle: « D'après toi, Marie et Magaly nient-elles les faits ou refusent-elles simplement que l'on dise du mal de leur père? ». J'étais bien incapable de répondre à cette question pourtant cruciale. Je l'ai tournée maintes et maintes fois dans ma tête. Je voulais y apporter une réponse. Seule Nanou pourrait m'aider. Je l'ai eue au téléphone. Comme d'habitude, elle me répond par une pirouette: « tu sais, le passé est derrière moi ». Bienheureuse Nanou, comme je t'envie! Je ne l'ai pas laissée s'en tirer à si bon compte, j'ai insisté.

Elle a compris que je ne lâcherais pas le morceau: « Pour Ginette, tu as su à quel moment? ». Elle réfléchit un moment et me répond: « C'est Ginette qui m'a raconté pour elle et pour TOI ( choc immédiat dans ma tête, mais je la laisse continuer), quand Jacques et moi étions chez elle. Au cours d'une dispute, elle m'a lancé ça à la figure. Nous étions mariés depuis peu, j'avais à peine 19 ans ».

Je suis abasourdie. Ainsi donc, elle savait depuis tout ce temps, non seulement pour Ginette, mais aussi pour moi! Mon histoire, que j'ai si longtemps tue, cachée, enfouie, a été dévoilée à mon insu.

Inévitablement je me dis et là je reconnais que j'extrapole un peu: « Ainsi tout le monde devait savoir ». Je repense au regard bizarre de Magaly lorsque je lui ai dit que j'avais demandé pardon à maman, la tête posée sur son cercueil. J'entends encore cette question: « pardon de quoi? ». Il me revient en tête la visite avec mon mari chez Michel. Il m'avait fait comme réponse à mes aveux: « moi je n'ai pas été malheureux avec André « , quant à sa femme, elle m'avait dit: « moi, il ne m'a jamais rien fait André. Jules, je n'avais pas voulu le troubler, il était bien malade, en revanche Marie-Paule, elle aussi victime m'avait raconté son histoire en cachette.

Après une énième nuit à rabâcher j'en arrive à me demander: cette histoire de chaussures rouges rapportée à une sœur a été rapportée par qui, le père ou la mère? À quelle sœur? Marie ou Magaly ou même Nanou? Dans quel contexte? Et quand exactement?

Si c'est notre mère, elle savait. Pourquoi n'a-t-elle jamais réagi et pourquoi avoir chargé Ginette face à ses autres filles? Elle a préféré dire que Ginette avait séduit André plutôt que d'annoncer à sa progéniture: « votre père est un salaud, un pédophile, mais je le garde, c'est plus pratique ». C'était plus facile de faire porter le chapeau à Ginette, et ça la dédouanait elle en même temps. Eh oui, annoncer qu'elle savait qu'André avait violé sa fille et qu'elle n'avait pas réagi, quelle honte, quelle impossibilité. Voilà, la coupable c'était Ginette. C'était pratique. Ginette n'a-t-elle pas toujours eu une réputation de fille facile? alors, un peu plus, un peu moins... Tandis que la mère parfaite, celle qui avait élevé une progéniture pour la France et qui s'était injustement vu refuser une médaille, on n'allait pas ternir sa réputation quand même. Les soeurs en ont déduit à un moment que Ginette avait séduit André pour venger son père.

Donc, si on récapitule cette sordide histoire: Ginette séduit André, il lui offre des chaussures rouges, comme on en offre à sa maîtresse et elle va les exhiber fièrement à sa mère: « tu vois maman, j'ai séduit ton mari, il m'a offert une belle paire de chaussures. J'ai fait ça pour venger papa! ».

J'ai vaguement entendu une allusion à ce sujet, la vengeance, le mobile de Ginette! C'est grotesque.

Ginette de son côté soutient mordicus qu'elle n'a jamais eu de chaussures rouges et ça la met très en colère quand j'insiste. Connaissant la mémoire infaillible de ma grande soeur, je me dis qu'elle a peut-être enfoui ce détail au fond de son subconscient, à moins que ce ne soit ma mère qui ait inventé cette histoire de chaussures.

Quoi qu'il en soit, je suis sûre que Ginette ne ment pas. Ou ces chaussures n'ont jamais existé ou ce souvenir est si insupportable qu'elle l'a enfoui dans sa mémoire. Moi, j'ai eu de petites bottes rouges, je m'en souviens très bien.

Pourquoi ne pas m'avoir parlé, pourquoi ma mère n'est-elle pas intervenue à l'annonce de la grossesse de Ginette? Par lâcheté? Elle aurait eu peur de se retrouver seule avec sa marmaille ou de s'en voir retirer la garde pour ne pas avoir su protéger ses filles?

Elle a sacrifié ses petites au détriment de son propre confort, encore que, quand je dis confort, toute une vie avachie dans un fauteuil en train d'allaiter... Je pousse encore plus loin ma réflexion: ces crises, ces insultes envers son mari, son esprit, sa raison partie peu à peu, tout cela viendrait-il d'un sentiment de culpabilité refoulé?

Quant aux filles E, André aurait-il pu leur masquer son vice, sa perversité, jusqu'à en arriver à rallier à lui tout un clan? Il a tenté des attouchements sur Nanou, donc au moins avec elle, n'a-t-il pas pu se retenir. Avec Thérèse, j'ai des doutes et j'en aurai toujours. Quel était donc le secret qu'elle s'apprêtait à me révéler avant de se jeter dans le vide?

Maman s'était mise dans le pétrin, ça c'est sûr. Quand a-t-elle découvert la perversité d'André? Elle aurait dû réagir tout de suite. Elle s'est tue. Quant à mes frères, pourquoi faire semblant vis-à-vis de moi? Enfin, je dis ça, je n'ai à ce jour aucune certitude quant au fait qu'ils savaient. Je sais que Nanou savait depuis longtemps, pour les autres, ce n'est que supputations.

Une autre idée qui me semble affreuse est venue à mon esprit. Je vous ai raconté que André buvait. Ivre il racontait n'importe quoi. Quand lui et René faisaient la tournée des bistrots aurait-il pu semer le doute dans la tête de mon mari? Ce qui expliquerait les doutes de René envers moi. Je crois à présent que je vais conclure ce récit sinon, je vais devenir folle, à force de supputations.

Je veux aller de l'avant. Ma petite famille m'est chère. Je crois, malgré mon lourd passé, avoir « réussi » et comme aurait dit mon père, je garde la tête haute.

Hier, j'avais décidé d'arrêter, aujourd'hui, je repars sur mes supputations et mes questionnements et Marthe, Marthe, toujours elle, me revient en tête, m'obsède.

Elle avait fait le mauvais choix en acceptant de se taire. Voulant protéger la cohésion de sa famille, elle a sacrifié d'abord Ginette, puis engluée dans ses mensonges, elle s'est tue concernant Mimi, et a accepté sans broncher de voir son époux tripoter sa propre fille. Torturée par les remords, elle voulait oublier. Elle avait beau hurler, insulter le monstre, rien ne pouvait lui apporter la paix. Son salut, elle ne l'a eu que lorsque la maladie d'Alzheimer ou autre démence sénile est arrivée. L'oubli lui a sans doute été doux, elle s'est évadée et est partie sereine. Il me vient alors l'idée que mon père l'a accueillie, que maman est redevenue la maman d'avant comme disait Ginette, celle que Ginette aimait.

Je ne peux me résoudre à condamner ma mère sans autre procès. Je repense à la maman d'avant, la maman d'avec mon papa qui était gaie, amoureuse, bonne épouse, excellente maîtresse de maison, et je la compare à la maman d'après, désemparée, lascive, celle que j'ai décrite après le départ de son homme.

Mais que s'est-il passé pour que Marthe se renie à ce point? Je vous ai dit que Marthe avait continué à parler toute sa vie de notre père, même mariée à l'autre.

J'ai raconté aussi qu'elle n'avait jamais demandé à André de faire avec elle le tour du pâte des dominos avec elle. J'ai aussi évoqué les insultes qu'elle lui lançait à la figure.

Dans ma tête trotte une affreuse question et si...?

Marthe avait répondu à la proposition d ́Augustine qui lui avait présenté son fils comme quelqu'un qui s'occuperait du jardin, de la maison. N'oublions pas que Marthe après l'arrestation de Jules avait perdu tous ses repères, elle était déboussolée. Je vais aller encore plus loin dans ma réflexion: vous comme moi savons que nous avons affaire à un pervers!

Et s'il avait violé cette jeune femme fragilisée?

Il n'avait pas hésité à nous faire des menaces à Ginette et à moi. Il avait essayé de violer Marie-Paule qui était une adulte; il ne s'attaquait donc pas qu'aux petites filles!

Pourquoi Marthe n'aurait-elle pas été sa première victime, enfin dans notre famille?

Jamais Marthe n'a accablé Ginette quand elle l'a sue enceinte, de plus Marthe avait préparé un berceau magnifique pour la fille de Ginette.

Marthe n'était pas jalouse, parce que tout simplement elle n'aimait pas son mari, donc pas de concurrence entre elle et Ginette!

Marthe, engluée dans son secret, mise au banc des accusées coupable ou victime?

Marthe qui se serait battue contre vents et marées pour maintenir la cohésion dans cette famille au sein de laquelle vivait un monstre, Marthe obligée de se taire pour éviter un éclatement qui aurait à coup sûr envoyé les enfants, ses enfants chéris dans des familles d'accueil?

Reste l'histoire de l'Italien avec lequel elle a été vue en train de descendre l'escalier du café de Julienne par Ginette.

Ginette ne sera sans doute pas aussi clémente que moi, mais tant pis.

Je sais maintenant pourquoi je n'ai jamais pu ressentir de haine vis-à-vis de ma mère, parce que mon intime conviction est qu'elle m'a aimée, qu'elle a aimé mon père et tous ses enfants.

Je laisserai donc accrochée dans le vestibule de ma maison la photographie de cette jeune femme belle et un peu fière.

J'ai décidé de lui laisser le bénéfice du doute et j'ai aussi par la même occasion décidé de laisser la petite fille reposer en paix, sous sa fine couche d'humus et son épais tapis de feuilles mortes.

Quant à mon père, comme Aragon, je me pose la question: « Et si c'était à refaire, referait-il ce chemin? » Jules s'est aussi sans doute posé la question... ou même pas?

En sachant ce que sa famille risquait...

Pour ce qui est de son cas, nul doute que son sort lui était bien indiffèrent par rapport à son engagement pour sa patrie.

Marthe lui avait dit plusieurs fois: si tu es arrêté, qu'allons-nous devenir? Il n'avait pas écouté Marthe ! Il lui a simplement dit qu'il les aimait, elle et ses petits à jamais, avant de foncer tête baissée pour sauver la France. C'est après son arrestation qu'il a dû comprendre !! En prison il a espéré rentrer. Il a écrit à Marthe: « j'espère passer bientôt au tribunal, ils n'ont rien contre moi ». Une fois dans le camion le conduisant vers Bruxelles d'où il jette son ultime lettre, il dit encore son espoir de revenir bientôt.

S'il avait écouté Marthe, ensemble avec les petits ils auraient sans doute été heureux. Heureux , mais à quel prix? Au prix du renoncement à son engagement?

Lorsqu'on lui propose de travailler pour les Allemands, se présente à lui une occasion de sauver sa peau. C'est plus fort que lui, il ne peut s'y résoudre. Il n'a pas fait tout ça pour renoncer à la dernière minute. Une vraie tête de mule comme dira son compagnon Roland H revenu lui vivant.

Il est mort en héros en gardant la tête haute, comme il avait dit à Ginette. Là-bas il n'a rien su, heureusement. Il a gardé en lui le souvenir d'une femme fragile et aimante à qui il faisait confiance pour s'occuper de ses enfants, une femme qui l'attendait.

Marthe n'a jamais reproché à Jules de l'avoir abandonnée, elle a au contraire glorifié son héros tout au long de sa vie.

S'il avait su ce qui se passait dans sa famille, avant de refuser de travailler pour les Allemands, aurait-il changé d'avis? Je ne crois pas. Et s'il l'avait fait, je ne serais sans doute pas aujourd'hui aussi fière de lui.

« Et si c'était à refaire

Referait-il ce chemin

La voix qui monte des fers

Dit je le ferai demain... »

EPILOGUE

J'ai beau essayer d'enterrer cette histoire, apparemment elle n'a pas fini de me rattraper.

Il y avait les victimes connues, telle Marjory qui est venue m'annoncer un jour qu'elle avait subi des attouchements de la part d'André, attouchements qui avaient eu pour conséquences de la rendre psychologiquement stérile.

Chaque victime réagit différemment. Ginette a eu un parcours chaotique.

Moi j'ai réagi en déployant une volonté à toute épreuve. Ma fille cadette Bérangère, m'a expliqué que cela s'apparentait à de la résilience.

J'ai eu d'autres révélations assez récemment, suite à mon projet d'écriture. Deux de mes nièces se sont confiées à moi. je préfère respecter leur anonymat. Je suis effarée. La première m'a dit au téléphone que l'un de mes frères l'avait forcée à des relations sexuelles, plus exactement, il lui demandait de lui faire certains attouchements, je ne crois pas que ce soit allé jusqu'au viol. Il était déjà marié à l'époque.

Une autre réaction est venue très récemment d'une de mes nièces que j'avais un peu perdue de vue. Voici ce qu'elle m'écrit:

« Bonjour tante Mimi! j'avais quitté Facebook quelque temps. Hier je t'ai acceptée comme amie et j'ai regardé ton Profil. J'ai pu découvrir ce que tu avais écrit. Je suis effarée. En ce moment je cherche des explications à mon histoire! Le pourquoi je fais des séjours en hôpitaux psychiatriques régulièrement pour dépression et tentative de suicide, pourquoi ma vie est une catastrophe à tous les niveaux, pourquoi j'ai accepté d'être victime d'un pédophile de l'âge de 11ans jusqu'à 16 ans, pourquoi le silence ? Y- a-t-il une réponse dans l'histoire de ma famille au milieu de ces dépressions, suicides, et meurtres. Visiblement les garçons meurent et les filles se font violer. Je suis sous le choc, mais merci quand même pour cet éclairage qui va me permettre de remettre quelques pièces du puzzle en place. Je précise que mon agresseur ne fait pas partie ce la famille.

J'ai été effarée de lire ce que cette gamine avait subi. Effroi, lié bien sûr en partie à cause du parallèle avec ma propre expérience, mais bien au-delà, puisque les conséquences : dépression, tentative de suicide, avec un parcours plus proche de celui de Ginette. Le silence a aussi été la règle chez elle et elle se pose la question du pourquoi de ce silence. Mais surtout ce qui m'a le plus choquée, c'est cette réflexion:

« pourquoi j'ai accepté d'être victime d'un pédophile de. l'âge de 11ans jusqu'à 16 ans »

Ainsi donc elle imagine avoir « accepté d'être victime ». C'est effrayant, comment peut-on imaginer « accepter » d'être victime d'un pédophile? On dirait qu'elle rejette en partie la faute sur elle, elle pense avoir « accepté » puisqu'elle s'est tue. Je pense qu'il y a un énorme travail à faire à ce sujet sur les victimes de ce type d'acte. Non, on n'accepte pas d'être victime. On est victime. Et on se tait pour diverses raisons.

Ces derniers développements sur l'histoire de notre famille me conduisent à dire qu'un secret de famille, c'est comme une onde de choc qui détruit tout sur son passage et a des répercussions parfois sur plusieurs générations. Dans ma famille, effectivement, comme l'a souligné ma nièce, il y a d'un côté les filles qui se font violer et les garçons qui meurent dans des circonstance souvent dramatiques. Alors est-ce que tout cela est lié ou n'est-ce qu'un hasard? J'aimerais bien le savoir. A ce propos j'ai repensé à deux autres cas de gamins morts. Le premier cas se situe vers 1900, je l'ai retrouvé en épluchant les archives des journaux de Roubaix. Un garçon de la famille paternelle de ma mère s'est pendu un jour dans sa chambre à l'âge de 17 ans en rentrant de l'école. Un autre cas a été retrouvé, en faisant des recherches généalogiques, j'ai par hasard retrouvé une descendante de la femme, Léonie, qui avait accueilli les deux orphelines Marthe et Raymonde dans son foyer. Elle hébergeait déjà une petite fille, Rosa, sa petite-fille, suite à la disparition son fils, encore un. Rosa a eu une fille, Simone qui a eu une fille, Françoise. Par un incroyable hasard, j'ai trouvé les coordonnées de Françoise. Et je l'ai rencontrée, elle a une maison de vacances dans le village même où habite Ginette à quelques kilomètres de chez moi. C'est étrange quand même qu'elle se soit retrouvée exactement dans le même coin que nous. J'en ai marre, j'aimerais que tout ça s'arrête, je ne crois pas aux malédictions, mais je suis troublée, ne dit-on pas : mêmes causes, mêmes effets? Qu'est-ce qui est à l'origine de tous ces malheurs. Est-ce que ça va s'arrêter un jour? J'ai peur que la liste des victimes de viol ne soit que la partie émergée d'un iceberg. Qui d'autre, me dis-je?

Que puis-je faire pour arrêter tout ça?

Je sais déjà que la lecture du projet de mon roman a délié la langue de deux de mes nièces et que cela va les aider à y voir plus clair.

J'aimerais bien que ces écrits puissent aider d'autres personnes, bien sûr dans ma famille, mais aussi au-delà parce que j'imagine bien que des histoires comme le mienne, des secrets de famille, il doit y en avoir des quantités et que la plupart des personnes se taisent. Je me demande si toutes les familles ont leurs pédophiles?

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