Si Yoongi avait trouvé la traversée de la capitale impressionnante, avec ses foules, la place du marché et le temple, rien ne l'avait vraiment préparé à ce qu'était Cardend. L'atmosphère y était différente, sans pour autant le dépayser totalement. Mais le vent de fraîcheur qui soufflait constamment et les cris encourageants des vendeurs arboraient déjà d'autres proportions, d'autres sonorités.
Après avoir assuré la protection des marchands et de leurs cargaisons jusqu'au lieu convenu, le chevalier avait choisi de faire installer son groupe dans une auberge proche du port en attendant le départ du retour. Il n'y avait pas eu suffisamment de lits pour tous, mais l'aubergiste avait délogé quelques visiteurs qui n'avaient pas encore réglés leur chambre et avait rapidement expédié ce problème. Au rez-de-chaussée, l'auberge accueillait tous les soldats pour le repas et parmi eux, Yoongi faisait pâle figure. Il s'était installé en bout de table et à présent que les montures étaient prise en charge à l'écurie de la ville, entre d'autres mains que les siennes, il n'avait plus grand chose à faire si ce n'est attendre des ordres de sire Jung. Ceci dit, ce dernier avait disparu après le repas. Peut-être que le brouhaha et l'ambiance rustique de l'auberge, dont l'énergie des hommes gonflait la salle de bruits et de rires, ne lui convenait pas. Yoongi ne s'en plaignait pas, lui, même si ça le fatiguait.
Certains soldats lui offrait même des chopes sans qu'il ne demande rien. Yoongi les soupçonnait de vouloir le saouler, à moins que ça ne soit son allure chétive qui leur inspirait de la sympathie. Yoongi n'était pourtant plus un enfant, même s'il était sûrement le plus jeune du groupe. Dans tous les cas, rien de ce que contenait les chopes n'avait étanché sa soif, aussi avait-il évité de les boire trop vite, au risque de se voir resservir aussitôt. Ça remplissait son estomac sans le satisfaire et le rendait nauséeux. C'était sans doute alcoolisé, mais même ça, Yoongi n'en était pas certain. Il se souvenait vaguement de ce qu'il avait ressenti, quand son père lui avait acheté une bière dans une auberge, il y a très longtemps... Mais il ne retrouvait pas la même sensation. Elle ne revenait pas.
Au milieu de la soirée, les hommes commençaient à peine à se calmer et Yoongi commençait à étouffer. Il faisait trop chaud dans la salle, à cause des corps et du feu dans l'âtre. L'écuyer quitta alors sa place sans que personne n'y fasse attention, puis se fraya un chemin entre les tables vers la porte. Au moment où il y arriva, elle s'ouvrît pour laisser passer deux voyageurs encapuchonnés, l'un plus petit que l'autre, et il profita de cette ouverture pour se faufiler à l'extérieur.
Devant l'auberge, quelques habitués buvaient debout sur les pavés, à la lumière de la lanterne qui pendouillait à côté de l'enseigne. Yoongi croisa ses bras sur son torse et prit une direction au hasard. Il espérait ne pas tomber directement sur la rue principale. Dans un instant de lucidité, il se retourna pour mémoriser l'endroit d'où il venait et où il partait, histoire de ne pas se perdre en revenant. L'enseigne était suspendue au-dessus de la porte, mais comme Yoongi ne savait pas lire, il répéta dans sa tête les éléments qu'il retenait facilement sur le chemin.
Dans les rues régnaient constamment l'odeur de la mer. Elle se mélangeait aux senteurs de ce qui était vendu sur les étalages, dans les rues qui découlaient de l'artère principale. Les rues étaient éclairées de lanterne, et plus il y avait de lumière, plus Yoongi imaginait qu'il s'approchait d'un lieu important. Il avait aperçu la mer en arrivant, mais il rêvait toujours de la voir de plus près. Il continua sa route, veillant à emprunter des rues droites et toujours dans la même direction. Au loin, la clameur de l'artère principale résonnait entre les murs décrépits des habitations fermées. L'astre s'était couché depuis longtemps et avec lui les personnes prudentes.
Yoongi arriva au bout d'une rue et dut obliquer. L'air était frais dans cette rue plus étroite, comme si le vent de la mer soufflait droit devant, mais il y avait aussi des relents d'égout. Les ombres qui se faufilaient sur les pavés, là où l'obscurité régnait sur la saleté, n'étaient pas rassurantes. Les rats ici étaient plus maigres qu'au château. Yoongi les apercevait parfois se faufiler le long des murs, mais il sentait surtout leur puanteur répugnante. Un bien piètre repas. Mais un repas tout de même, et qui ferait amplement l'affaire.
Il n'y avait personne derrière ni devant. Les deux bouts de la rue étaient dégagés. Seul un type titubait un peu plus loin, sur les pavés inégaux, mais il ne paraissait pas l'avoir remarqué. Yoongi se dit qu'il ne verrait rien; il était trop loin et lui, trop discret. N'importe qui pouvait surprendre l'ivrogne et le délester de ses biens à cet instant précis. Yoongi doutait qu'il ne possède quoi que ce soit de valeur sur lui. L'écuyer toucha son arbalète à sa hanche, pour s'assurer de sa présence.
Yoongi cessa de surveiller l'alcoolique et s'approcha d'un mur, les yeux rivés sur le sol. Il s'immobilisa et observa, sachant parfaitement ce qu'il ferait si un rat avait le malheur de passer trop près dans les instants qui suivraient. Le bout de ses doigts fourmillait. Il n'avait rien avalé de potable durant le voyage et à l'auberge. Tout était trop fade pour lui, inconsistant...
Il entendit très clairement les bruits de régurgitation que fit soudain le type, plus loin, et l'odeur de vomi qui arriva après entre les relents d'ordures. Ça le dégoûta au point que sa nausée revint, mais il n'avait rien de bien lourd dans l'estomac. Yoongi prit appuis contre le mur et plaqua une main contre sa bouche et son nez. Il grimaça derrière sa paume, qui n'empêchait en rien la puanteur de passer. Il limita sa respiration, en attendant que l'alcoolique s'éloigne ou que l'odeur infecte s'en aille, mais la frustration ne pas pouvoir se nourrir tout de suite rendait ses muscles tendus. Ses gencives lui faisaient mal et les battements de son cœur devinrent effrénés, comme s'il avait repéré une cible sur laquelle fondre. Mais tout ce que voyait Yoongi, c'était la silhouette de l'homme titubant qui marchait dans sa direction.
L'alcoolique ne l'avait pas vu, car l'obscurité régnait et les lunes, cachées derrière les toitures, n'éclairaient pas les pavés. Les lanternes qui illuminaient cette rue étaient trop distantes et laissaient de longs mètres dans le noir, avec tout ce qui pouvait s'y cacher de pire. Yoongi s'y terrait, collé contre un mur comme s'il essayait de disparaître. Sous ses yeux, l'homme avançait, trébuchait sur le bord d'un pavé ou dans un creux, puis reprenait obstinément son chemin. Des haut-le-cœur ponctuaient sa lente progression.
Yoongi n'arrivait pas à en détacher son regard, et il n'essaya que très peu. Il avait si mal aux dents que sa bouche le brûlait d'un feu qu'il mourrait d'envie d'apaiser. Ses mains le démangeaient au point qu'il ne les sentait plus. En un mouvement rapide, son corps se déplaça sans un bruit. Dans l'ombre, il voyait comme s'il faisait presque jour et, rien qu'en tendant le bras, il pouvait atteindre l'homme. Il parvint à le dévier de sa trajectoire et à l'acculer contre le mur. Sans aucune peine et en un instant, si bien que le type eut juste un bref hoquet de surprise avant que Yoongi n'enfouisse son visage dans son cou, contre sa gorge. L'écuyer grimaça en sentant l'odeur de son corps, mais sa tiédeur et la pulsation de ses veines sous cette peau sale effacèrent momentanément son dégoût. Il n'avait qu'à lever la tête, ouvrir la bouche et se servir.
Ses dents s'enfoncèrent en même temps que ses doigts agrippèrent des épaules qui ne lui appartenaient pas. En un rien de temps, Yoongi sentit une chaleur liquide envahir sa bouche et sa gorge. Il y en avait tant et un tel flot que ça coula sur son menton. Il déglutissait encore et encore, sans se lasser. Le goût qui explosait sur ses papilles était si différent de ce à quoi Yoongi avait eu jusque-là; les rats faisaient pâle figure à côté de ça.
Ça ne dura pas longtemps. Yoongi s'écarta brusquement en entendant un marmonnement rauque de mourant. L'esprit brouillé, il regarda le corps auquel il s'accrochait glisser au sol. L'homme se cogna la tête contre les pavés, mais il était déjà inconscient avant même de les heurter.
Yoongi demeura là, debout sans réagir, baignée dans une sensation de satisfaction et de plénitude. La faim ne le tiraillait plus et son esprit 'avait jamais été aussi tranquille; c'était comme accéder enfin au silence, après avoir vécu dans le bruit toute une éternité. Mais bientôt, la sensation de paix se mua en une quelque chose de bien moins agréable. Son estomac rempli le faisait tout à coup se sentir lourd, comme s'il avait trop mangé et que tout menaçait de remonter dans sa gorge. Un haut-le-cœur le saisit et il se plia en deux. Ses genoux étaient sur le point de fléchir lorsqu'il heurta le mur derrière lui et s'y appuya. Ses paupières papillonnèrent, mais le bruit s'abattit à nouveau dans son esprit, si bien qu'il avait l'impression d'être ivre. Le goût du sang, pareil à celui d'une liqueur, persistait dans sa bouche et l'odeur envahissait ses narines. Il avait à nouveau envie de vomir et il n'y tint pas cette fois. Yoongi se pencha en avant, la bouche ouverte, et recracha un liquide visqueux qui éclaboussa les pavés.
Il toussa bruyamment, avala douloureusement et prit une grande bouffée. Tout ce qu'il sentit fut l'odeur de ce qu'il venait de vomir et ça le dégoûta. En se servant du mur comme appui, Yoongi se força à contourner la flaque et à avancer. Sa main l'aida à progresser en gardant un encrage sur le mur, car incapable de marcher droit. Ce qu'il avait bu trop avidement l'engourdissait, lui promettant de passer une nuit affreuse. Yoongi ne comprenait pas; le sang des rats ne lui avait jamais fait un tel effet, celui-ci avait-il été empoisonné par l'alcool ?
Pire encore, qu'était-il vraiment ?
Alors qu'il progressait dans la pénombre, Yoongi suivit instinctivement la brise marine qui caressait son visage et calmait ses troubles. Il toussa encore dans sa paume et à la chaude lumière d'une lanterne, il vit qu'elle était souillée de sang. L'écuyer s'arrêta et ferma les yeux une poignée de seconde. Il savait que ce sang n'était pas le sien, pourtant il se sentait encore trop mal pour songer à ce qu'il avait fait. Pour sonner à ce qu'il était devenu, depuis qu'il s'était éveillé au château, depuis qu'il avait pris ce nouveau départ...
Quelque chose n'allait pas. Ce n'était pas lui.
La brise marine qui portait l'odeur du sel le réconforta un peu. La rue déboucha sur ce qui semblait être une partie infréquentée du port; les barques de pêcheur se balançaient doucement au rythme de la houle. Yoongi jeta un coup d'œil à chaque bout du long ponton et, sans aucune âme pour venir le déranger, il fixa l'horizon noirci droit devant lui. La mer s'étalait, sombre et tranquille, presque invisible. Sur sa gauche, il aperçut un bras de terre au bout duquel un pic rocheux se jetait dans l'eau. Au sommet du pic, un édifice aussi sombre que la roche créait un point brillant dans la nuit.
Yoongi fixa à nouveau l'horizon sans daigner cligner des paupières. Il avait voulu voir la mer, la belle mer bleue et scintillante, mais ce n'était qu'un manteau noir et informe. Il l'entendait davantage qu'il ne pouvait la contempler. La brise salée venait piquer ses yeux déjà embués.